L’intensité dans notre société et dans le développement personnel, une vision épuisante ?

     Le projet d’être heureux rencontre 3 paradoxes. Il porte sur un objet tellement flou qu’il en devient intimidant à force d’imprécision. Il débouche sur l’ennui ou l’apathie dès qu’il se réalise (en ce sens le bonheur idéal serait un bonheur toujours assouvi, toujours renaissant qui éviterait le double piège de la frustration et de la satiété). Enfin, il élude la souffrance au point de se retrouver désarmé face à elle dès qu’elle ressurgit.

Pour avancer, nombreux sont ceux qui se fixent une ligne. Mais attention, on n’est pas obligé d’y aspirer sous prétexte qu’elle est blanche. Dit autrement, ce n’est pas forcément ce qui apporte du plaisir, qui est bon pour soi. Et ce n’est pas parce que la forme et l’allure semble pure que l’on peut éteindre sa vigilance. Comme le soulignait Rosolino Coella, la nervosité moderne est le cri de l’organisme qui lutte avec le milieu. Les mille désagréments supportés ne forment même pas un évènement, mais suffisent à nous plonger dans cet état moderne par excellence, la fatigue. Une fatigue abstraite qui n’est pas la conséquence d’efforts particuliers, car elle jaillit du simple fait de vivre, fatigue qu’on aurait tort de chasser avec du repos puisqu’elle est elle-même fille de la routine.  Le quotidien ou la réquisition permanente : l’intimidation à toujours répondre présent, au bureau, en voiture, en famille et même dans nos rêves. Et quel meilleur exemple de cette urgence que le portable : dès la première sonnerie, il convie chacun à se ruer sur son sac, ses poches pour attraper le petit animal clignotant et bourdonnant.  C’est d’ailleurs tout le développement technologique qui met en demeure ceux qui n’y adhère pas d’être écartés du groupe.  Seulement, érigée en absolu, l’intensité devient tellement intransigeante qu’elle s’inverse en calomnie contre la vie. Si le plaisir est la seule réalité, il se confond avec l’ordre des choses et n’est donc plus le plaisir.

Le culte de l’émotion qui en sort, envisage le monde non pas tant comme un objet de connaissance que comme moyen de jouissance. Pour l’être émotionnel, le monde n’a de saveur que s’il a un retentissement affectif, s’il le fait vibrer. Notre époque à remplacer la place de l’émotion-contemplation qui permet de jouir de la saveur de la vie, une émotion réceptive, à l’émotion choc, instrument du corps agissant qui permet à l’être émotionnel de se sentir exister. Notre époque prône l’ouverture au bouddhisme, à la méditation, au yoga pour sentir et ressentir la puissance personnelle. Là où l’émotion contemplative et le gage d’une vie attentive, l’émotion choc nous maintient dans une vie distraite et nous disperse dans une consommation spirituelle.

      Nous pouvons maintenant préciser le diagnostic sur la sensibilité contemporaine. Notre vie affective souffre d’un déséquilibre dû à un excès d’émotions choc et à un déficit d’émotions contemplatives. Dans le champ des émotions, l’individu contemporain a tendance à sectionner celles qui lui procurent un maximum d’excitation. Il préfère l’émotion choc, qui est de l’ordre du cri, à l’émotion contemplation, qui est de l’ordre du soupir. L’être humain actuel s’intéresse plus aux émotions de type explosif qu’aux émotions sentiments, qui ont un caractère amorti et durable. Il accorde plus de prix à la décharge affective qu’à l’expression lyrique, à la transe qu’à l’extase, à l’adrénaline qu’à l’admiration. Sa vie affective est faite de mouvement et non de recueillement, d’action et non de contemplation.

Seulement la préférence pour l’émotion choc ronge la psyché contemporaine. Elle entraîne une série de déséquilibres formant un véritable « syndrome de perte de la sensibilité ».  Le premier trait est le manque d’attention : le trouble de l’attention avec hyperactivité.  Problématique présentant une impulsivité non contrôlée, une surexcitation associée à une difficulté à fixer l’attention. Le deuxième trait est la prédominance des émotions négatives dans la psyché collective. Beaucoup d’émotion choc son en effet, de l’ordre du négatif, dès lors, le primat de l’émotion choc sur l’émotion contemplation favorise ce qui est laid, repoussant, horrible, pervers… Le cinéma qui joue là-dessus en est un bon exemple. 

     Un autre aspect de cette crise est le rapport à l’artificiel. L’émotion choc va de pair avec l’artificiel. Elle se prépare, se provoque, s’arrache à l’aide de stimulant, de situation excitante, de mises en scène spectaculaires, de bruits, de technique. L’émotion contemplation se contente du regard d’un enfant, du bruissement du vent dans les arbres, du chant d’un oiseau, du clapotement d’une rivière, d’un tableau de poésie. Mais pour l’amateur de sensation forte, même dans une démarche méditative, il cherchera le grand spectacle. La transe qui l’emportera, le voyage chamanique qui le fera traverser ou voir des univers jusque-là inconnus. Intoxiquée par les sensations fortes, son âme devient indisponible à la lenteur et la douceur de l’existence.

      Le culte de l’émotion forte à d’ailleurs créé une démarche globale pour pouvoir s’y retrouver : le développement personnel. Vivre d’une façon intégrale, vivre au maximum de ses possibilités, tel est l’objectif du développement personnel. Il y a dans cette démarche, deux manières antinomiques de concevoir la réalisation de soi. Il y a deux formes de croissance. La première s’inscrit à l’intérieur de la sphère de l’ego. Elle vise à renforcer la position du moi, en augmentant ses pouvoirs, en développant ses aptitudes et ses compétences.  La seconde forme de croissance ne se place pas, comme la précédente, à l’intérieur de la sphère de l’ego, mais au-delà. Elle vise non pas à renforcer le moi, mais à le dissoudre. Son but est d’atteindre un au-delà de l’ego, en effaçant la limite entre le moi et non moi. Le potentiel qu’elle actualise n’est pas l’affirmation de soi, mais la communion, la fusion avec le monde.  

    Ces deux visions affectent grandement la problématique du mal. D’une manière générale, le développement personnel évacue l’idée d’un mal objectif. De même que les rapports sociaux se dissolvent dans le relationnel, la réalité du mal se ramène à nos multiples « pensées négatives » : elle se dématérialise. Au révolutionnaire qui s’élève contre l’injustice, la  violence, la misère, le développement personnel rétorque que le mal réside dans la « mauvaise relation à soi-même », dans les croyances paralysantes, dans les « jeux » et les « scénarios » qui nous emprisonnent.  À l’image de tout l’existant, la société semble n’être plus qu’une entité virtuelle. Il en résulte un relativisme subjectiviste que résume très bien cette sentence de Robbins : « Rien n’est en soi bon ou mauvais dans ce monde. Il n’y a que des représentations positives ou négatives. » Un tel relativisme, qui ôte sa raison d’être au combat pour changer les structures sociales, risque de conduire à l’indifférence politique. Nous voyons ici que le développement personnel a subi l’influence de notre société, laquelle évacue l’idéal avec une sorte d’acharnement nihiliste, nous enfermant d’en une sorte de malaise dans la civilisation comme le disait Freud en son temps. Notre dépression collective vient des interdits qui frappent non pas le plaisir sexuel (comme le disait Freud à son époque) ou l’expression de l’agressivité, mais le Beau, le Bien, le Vrai (voir l’ère de la post-vérité). En d’autres termes, notre pathologie sociale est, entre autre, une maladie carentielle due à la privation d’idéal ; nous souffrons d’un « idéalisme frustré » dont les causes se déclinent aisément : la consommation et la publicité rongent notre vie intérieure…. Les distractions médiatiques nous tirent vers le bas à coup d’émotion choc… La sexualité est dénaturée par la pornographie et le délire de performance…..

    Donc, il serait temps de replacer les émotions contemplatives dans le rythme de nos vies. De voir comment profiter du présent sans chercher toujours à se dépasser pour sortir de sa « zone de confort ». À repenser le social comme rapport de force structurel et non comme problématique relationnel à dépasser. Remettre enfin la frustration et le concept d’accident dans nos vies (voir un article ici sur cette idée), en acceptant la régularité de celle-ci plus que l’absorption de celle-là par toujours plus d’expérience extrême, fatiguant l’être toujours en surexcitation, exprimant et créant ainsi une hypersensibilité qui en devient handicapante. 

 

 

Pour aller plus loin :

« Le culte de l’émotion » de Michel Lacroix

« Le développement personnel » de Michel Lacroix

 

La place du bonheur dans notre société