Liberté et entourage : comment se situer ?

« La liberté de l’un s’arrête là où commence celle d’autrui ».

Cette maxime peut permettre d’intégrer de manière inconsciente un rapport de forces et de violence entre les individus. En effet, parmi les différentes manières de concevoir la liberté, on en confond souvent deux. Pourtant, ces deux conceptions s’opposent en tout. Une vision de la liberté est portée par la philosophie libérale ; l’autre par la philosophie anarchiste, qu’on appelle aussi libertaire. C’est pourquoi il me semble important de clarifier les choses. Je propose de se pencher sur des questions philosophiques de la liberté. Explication  

La liberté des libéraux : une liberté sans attaches

Si ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, il y a du coup des frictions aux frontières et nous sommes dans une forme symbolique de guerre de territoires. Un enfant grandit en accroissant ses prises sur le monde, son autonomie, c’est-à-dire sa liberté. Cette maxime revient à le persuader qu’il ne peut en effet accroître sa liberté qu’au détriment de celle d’autrui. Car si ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui, alors, en agrandissant ma liberté, la logique voudrait que je me retrouve à réduire celle d’une autre personne à partir d’un certain moment. Envisager la recherche de liberté comme on envisage la conquête de parts de marché revient à promouvoir un regard néolibéral sur toute forme de liberté.

Effectivement, selon les philosophes libéraux, la liberté est la possibilité pour un individu de faire tout ce qu’il veut. Pour le philosophe Ruwen Ogien par exemple,« être libre n’est rien d’autre et de plus que le fait de ne pas être soumis à la volonté d’autrui ». Ce n’est pas faux. Quand on est soumis à la volonté d’autrui, on n’est pas libre. Mais c’est une drôle de façon de poser le problème qui oppose les individus les uns aux autres. Les bornes de la liberté, c’est le droit. Dans cette vision de la liberté, « avoir le droit », c’est avoir la possibilité de faire tout ce qui n’est pas interdit. « Avoir le droit » serait synonyme de « être libre de ». Cette philosophie libérale postule qu’à la naissance les individus seraient chargés de tous les droits, que la société (comprendre : l’État) limitera dans certains cas. On voit bien que cette conception pense la liberté uniquement à l’échelle individuelle, comme si chacun était une petite bulle de volonté qui ne demandait qu’à marcher sur les pieds de son voisin (qui lui-même n’a qu’un désir, empiéter sur mes plates-bandes). C’est l’idéologie d’une société des individus atomisés, séparés, et qui se vivent comme aliénés par l’existence des autres. On comprend que cette conception de la liberté est aussi une vision pessimiste de l’être humain. En effet, même si pour les libéraux la liberté est d’abord un « silence de la loi » (Ruwen Ogien), le monde étant peuplé d’individus égoïstes et qu’on veut éviter le Chaos à la Mad Max, il est nécessaire que des institutions interviennent pour réguler la loi de la jungle. La vision individualiste libérale n’est donc que la déduction de ce que propose cette maxime pour pouvoir évoluer. D’une autre part cette vision promue une pulsion de mort comme mode de rapports entre les hommes, puisque la concurrence veut d’abord la mort symbolique de l’autre. Si ma liberté s’arrête à l’autre, en supprimant l’autre, j’agrandis ma zone de liberté.

 

La liberté des anarchistes : un monde en commun

À contrario, les anarchistes proposent une autre définition de la liberté, qui n’oppose pas individu et collectif. La liberté étant une question sociale, la liberté des autres est indissociable de la mienne. Notre liberté grandit avec autrui, car en nombres nous acquérons plus de pouvoir, plus de capacité d’action que tout seul. S’allier permet d’ouvrir le champ des possibles vers du coup plus de liberté. Les alternatives lorsque nous nous retrouvons dans une impasse viennent bien plus souvent d’un groupe que d’une personne isolée. Que ce soit des réunions brainstorming en entreprise, des associations qui font émerger des alternatives aux niveaux des citoyens, des militants qui se regroupent pour porter un message, le collectif est créateur de liberté jusque-là inaccessible.

C’est une conception optimiste de l’être humain, dans cette conception, le rôle des structures sociales est simplement d’être des médiations entre les individus. Dans cette conception, « avoir le droit », c’est être en capacité matérielle (et pas seulement théorique) d’exercer ce droit. Car pour s’exercer réellement, la liberté requiert une égalité réelle, pas exclusivement une égalité des droits ou des chances. Comme le dit Bakounine, « la véritable liberté n’est pas possible sans l’égalité de fait (économique, politique et sociale) ».

De plus, l’idée même d’une liberté qui « s’arrêterait » est parfaitement erronée. Et cela, autant dans des domaines très différents, que ce soi dans un domaine rempli de règles et de rigueur comme les mathématiques à son inverse comme l’art. Il s’invente à peu près, nous dit-on, des centaines de nouveaux théorèmes chaque année pour ce qui est de la question des mathématiques. Pour le côté artistique, l’illustration est encore plus évidente lorsque l’on voit les domaines comme la musique, la peinture, la sculpture… où la création et la liberté de chaque auteur est sans limites une fois la technique maîtrisée.

Résumons. La liberté pour s’exercer nécessite l’égalité économique, sociale et politique des individus. Cette égalité réelle permet l’exercice réel de la liberté, qui n’est pas un simple mot, mais une pratique. La liberté est faite de liens, non d’arrachements au monde : ce sont bien ces liens, formalisés sous la forme d’institutions sociales qui donnent sens à nos vies et nous rendent capables d’agir sur le monde et de trouver notre place dans celle-ci.

 

 

2 libertés à ne pas confondre

Exposées ainsi, on voit mal comment deux conceptions aussi différentes pourraient être confondues. Cependant, il faut se souvenir que depuis les années 1970, la déstructuration des collectifs de travail produit une individualisation rampante de la société. Or, l’idéologie la plus adaptée à un monde du travail individualisée, c’est une idéologie individualiste. C’est probablement ainsi que le libéralisme est devenu l’idéologie dominante des sociétés occidentales.

Mais cette question philosophique a des implications très concrètes. Ainsi, quand des mouvements de lutte oublient les aspects sociaux d’une question et renvoient chacun et chacune à leur « libre choix » individuel. La question se pose. En effet, si ma liberté est individuelle, au nom de quoi les décisions collectives (d’autrui, donc) m’impliqueraient-elles ? D’ailleurs, si chacun n’est maître que de lui-même, si la liberté ne se partage pas, au nom de quoi se regrouper et prendre des décisions collectives ? Nous nous privons ainsi de la possibilité de penser ensemble le monde avec des êtres égaux et différents. De nous attacher à des lieux et à des gens. L’échec de ces liens et de ces luttes, pour la grande majorité cela veut signifie repli sur la vie de famille et le travail. Pour d’autres la dépression rampante, Netflix et les réseaux sociaux. Cela vaut donc la peine de nous interroger sur la façon dont nous concevons la liberté. Il ne s’agit en effet pas que d’un combat philosophique, mais aussi de reconstruire matériellement des solidarités démolies par les politiques anti-sociales, et d’en inventer de nouvelles. Contre la spirale de l’individualisme, défendons des pratiques collectives enthousiastes.

Il serait donc bon de comprendre la problématique inconsciente que peut porter une phrase comme cette maxime portée par toute personne qui veut apporter un cadre éducatif en se rendant compte des répercussions qu’elle engendre. Du coup, il pourrait être intéressant de remplacer cette maxime par une autre venant de Kropotkine : « La liberté commence là où commence celle des autres ».