Depuis deux siècles, le mot « progrès » est auréolé d’un prestige presque incontestable à gauche. Se dire « progressiste » semble suffire à se situer du côté de l’avenir et de la justice. Pourtant, derrière ce consensus apparent, le terme recouvre des visions multiples, parfois contradictoires : progrès social, technologique, économique, écologique.
Penser le progrès au singulier, comme une marche linéaire et inévitable, relève d’une illusion dangereuse. De Marx à Latour, de Gramsci à Castoriadis, la pensée critique de gauche n’a cessé de rappeler que tout progrès est ambivalent, inscrit dans des rapports sociaux et porteur de conflits. Aujourd’hui, à l’ère de l’Anthropocène, il s’agit de dépasser cette vision linéaire pour esquisser de nouveaux récits capables de réinventer un progressisme à la hauteur des défis contemporains.
Héritages critiques : l’ambivalence du progrès moderne
Karl Marx voyait dans le développement capitaliste une puissance de transformation inédite. Dans le Manifeste du Parti communiste, il constatait que la bourgeoisie avait accompli en un siècle plus de « merveilles » que toutes les civilisations passées. Mais ces avancées techniques et productives étaient inséparables de l’exploitation, de l’aliénation et des crises. Walter Benjamin radicalisera ce diagnostic en affirmant que « le concept de progrès doit être fondé sur l’idée de catastrophe » (Thèses sur le concept d’histoire) : ce que l’on appelle progrès est aussi accumulation de ruines.
Antonio Gramsci, dans ses Cahiers de prison, soulignait que le progrès n’est pas une catégorie neutre mais un champ d’hégémonie culturelle. Pour les classes dominantes, il se confond avec productivité, rationalisation et compétitivité ; pour les subalternes, il devrait signifier droits, égalité, dignité. Le terme même de « progressisme » est donc traversé de luttes et de conflits d’interprétation.
Cornelius Castoriadis, dans L’institution imaginaire de la société, dénonçait la vacuité d’un imaginaire moderne où le progrès est pensé comme accumulation sans fin, sans interrogation des finalités. Jürgen Habermas, de son côté, rappelait dans La technique et la science comme idéologie que la rationalité instrumentale ne pouvait se substituer à la délibération démocratique : améliorer les moyens n’équivaut pas à progresser dans les fins.
Enfin, Bruno Latour a montré dans Où atterrir ? que l’idée de progrès linéaire s’effondre face à la crise écologique. Ce que l’on appelait hier développement apparaît désormais comme destruction. Parler de progrès au singulier, c’est ignorer les bifurcations et les contradictions qui traversent nos choix collectifs.
Les tensions internes du progressisme contemporain
Ces diagnostics critiques trouvent aujourd’hui une traduction politique dans les clivages de la gauche. Une gauche techno-optimiste, parfois proche du transhumanisme, continue de croire que l’innovation, intelligence artificielle, biotechnologies, conquête spatiale, constitue la clé d’un avenir émancipé. Mais une autre gauche, écosocialiste ou décroissante, insiste sur le fait que ces innovations aggravent la crise climatique et renforcent la logique capitaliste de domination. Ivan Illich, dans La convivialité, avait déjà montré comment une technique centralisée peut réduire l’autonomie humaine plutôt que la renforcer. Entre ces deux pôles, certains misent sur un techno-progressisme « vert », espérant concilier innovation et soutenabilité. Mais cette position est fragile : peut-on vraiment faire un progrès écologique à partir des mêmes logiques extractivistes qui ont conduit à la catastrophe ? Le progressisme contemporain se révèle ainsi éclaté, pris entre visions parfois inconciliables.
Réinventer le progrès : vers de nouveaux récits
Face à cette crise du progressisme, de nouvelles voix cherchent à refonder le concept.
Hartmut Rosa propose, dans Résonance, de substituer à l’obsession moderne pour l’accélération une recherche de qualité des relations. Le véritable progrès ne réside plus dans la vitesse, mais dans la capacité à entrer en résonance avec le monde, à cultiver des liens vivants et non instrumentaux.
Olivier Hamant, dans La troisième voie du vivant, oppose à l’optimisation l’idée de robustesse. Là où le progrès moderne a cherché l’efficacité maximale, créant des systèmes fragiles et vulnérables, il s’agit désormais de privilégier la résilience, la diversité et la redondance. Le progrès ne consiste plus à tendre vers le maximum, mais à construire du durable.
Jérôme Baschet, dans Basculements, plaide pour un universalisme pluriel. Le progrès du XIXᵉ siècle s’est souvent confondu avec un universalisme uniformisateur, complice de la colonisation. Un progressisme contemporain doit au contraire reconnaître la richesse des diversités culturelles et des manières multiples d’habiter le monde.
Enfin, David Graeber, dans ses travaux, rappelle que l’histoire humaine n’a jamais suivi une trajectoire linéaire. Les sociétés ont expérimenté, bifurqué, inventé. Le progrès véritable ne consiste pas à suivre une flèche prédéfinie, mais à multiplier les possibles, à libérer l’imagination collective.
Conclusion : du progrès à la pluralité des progrès
Le progressisme du XIXᵉ siècle reposait sur une croyance : celle d’une marche rectiligne vers un avenir radieux. Mais le XXIᵉ siècle exige un renversement. Le progrès ne peut plus être pensé comme accumulation et accélération, mais comme pluralité de voies, comme recherche de robustesse, de résonance, de diversité et d’imagination. La gauche ne peut sauver le progressisme qu’en l’ouvrant à ces nouveaux récits. Plutôt que de proclamer un futur unique, il s’agit d’assumer les bifurcations, d’affronter les contradictions, de nommer les arbitrages. Être progressiste aujourd’hui, c’est répondre à une question décisive : progrès de quoi, pour qui, et à quel prix ? Et c’est seulement en acceptant cette complexité que le progressisme peut redevenir une force d’émancipation, fidèle à son héritage critique, mais tournée vers un avenir pluriel et habitable.
Sources :
- Marx, K., Engels, F. (1848). Manifeste du Parti communiste.
- Benjamin, W. (1940). Thèses sur le concept d’histoire.
- Gramsci, A. (1929-1935). Cahiers de prison.
- Castoriadis, C. (1975). L’institution imaginaire de la société.
- Habermas, J. (1968). La technique et la science comme idéologie.
- Illich, I. (1973). La convivialité.
- Latour, B. (2017). Où atterrir ?.
- Marcuse, H. (1964). L’homme unidimensionnel.
- Rosa, H. (2016). Résonance. Une sociologie de la relation au monde.
- Hamant, O. (2022). La troisième voie du vivant.
- Baschet, J. (2021). Basculements.
- Graeber, D. (2018). Bullshit Jobs ; Graeber, D. & Wengrow, D. (2021). Au commencement était….