Dans ses travaux sur l’histoire de la pensée économique, Arnaud Orain a contribué à redonner une visibilité intellectuelle au mercantilisme, longtemps relégué au statut de doctrine archaïque et préclassique. En le réévaluant non comme une erreur théorique, mais comme une logique politique cohérente liant économie, guerre et souveraineté, Orain offre des clés précieuses pour comprendre la montée contemporaine d’un néo-mercantilisme autoritaire en Occident. Cette mutation s’inscrit dans une tendance plus large à l’illibéralisme, marquée par une montée des régimes populistes, nationalistes, autoritaire, voire post-fascistes.
La résurgence du mercantilisme à l’ère post-néolibérale
Depuis les années 1980, le néolibéralisme avait promu un monde ouvert fondé sur la libre circulation des capitaux, des biens et des services, au détriment des régulations nationales. Toutefois, les crises successives ont montré les limites de cette doctrine : dépendance industrielle, précarisation du travail, vulnérabilités géopolitiques. Le retour d’un État stratège se manifeste par des politiques industrielles assumées, une relocalisation des chaînes de production, et une volonté de « souveraineté économique ». Cette réaffirmation du contrôle étatique s’inscrit dans une logique néo-mercantiliste : protéger les intérêts nationaux dans un monde perçu comme conflictuel.
Dans son ouvrage La politique du merveilleux. Une histoire des passions économiques, Arnaud Orain développe une lecture originale du mercantilisme comme gouvernement des passions. Loin de se réduire à une quête maladroite de métaux précieux, le mercantilisme est pour lui une manière de gérer l’économie par les affects : peur de la disette, désir de puissance, jalousie commerciale. Il montre comment les discours économiques sont toujours traversés par des passions collectives, insécurité, gloire, déclin, que le pouvoir capte et oriente. Le néo-mercantilisme repose alors sur : le protectionnisme ciblé (ex : taxes douanières, contrôle des investissements étrangers), le soutien aux « champions nationaux », la défense des ressources critiques (énergie, données, technologies), et la réhabilitation du concept de souveraineté économique face à la mondialisation. Ce renouveau mercantiliste rompt avec le consensus libéral, mais il ne s’accompagne pas nécessairement d’une rupture avec le capitalisme : il en redéfinit les modalités, dans un sens plus autoritaire et nationaliste.
Vers un autoritarisme économique autoritaire ?
Le mercantilisme, selon Orain, repose sur une conception militarisée de l’économie : l’échange n’est pas un lieu d’harmonie, mais un espace de lutte où les nations s’affrontent pour la domination. La guerre économique est permanente, même en temps de paix, car les richesses sont perçues comme rares et convoitées. C’est une logique de somme nulle. Ce paradigme se retrouve dans les pratiques des régimes néo-mercantilistes contemporains, comme le montrent les conflits commerciaux, les sanctions économiques, ou les politiques d’« autonomie stratégique ». L’économie devient un théâtre d’opérations, justifiant le recours à un État fort et vertical. Orain souligne que cette logique implique une centralisation du pouvoir, une subordination du commerce aux intérêts politiques, et un brouillage des frontières entre économie intérieure et diplomatie extérieure.
Dans plusieurs pays occidentaux, les dirigeants populistes remettent en cause les normes constitutionnelles, les contre-pouvoirs, la liberté de la presse et l’indépendance de la justice, tout en adoptant des politiques économiques nationalistes. Ce phénomène, théorisé par Fareed Zakaria comme « démocratie illibérale », constitue un terreau pour un autoritarisme post-idéologique, délié des anciens clivages gauche-droite. Le néo-mercantilisme autoritaire apparaît alors comme un outil de gouvernement : il combine une rhétorique de puissance nationale, un dirigisme économique sélectif, et une mobilisation émotionnelle autour du thème de la décadence ou du « grand remplacement » économique.
Contrairement au fascisme historique, cette forme de gouvernement n’abolit pas les élections ni l’économie de marché. Elle en conserve les apparences tout en en vidant le contenu démocratique. En cela, elle peut être qualifiée de post-fasciste (Traverso) : elle reprend certaines logiques (culte du chef, nationalisme économique, autoritarisme, exclusion de l’étranger), mais les adapte à un contexte démocratique. Le capitalisme post-fasciste repose sur une forme de gouvernance autoritaire combinée à des mécanismes de marché, où l’État n’abolit pas le capitalisme mais le discipline pour le rendre conforme aux objectifs nationaux ou civilisationnels.
Passions, ressentiment et esthétique du pouvoir
Orain insiste sur le fait que le mercantilisme classique est aussi un discours esthétique, structuré par des images de grandeur, de magnificence, de merveilleux. Il construit une mise en scène du pouvoir qui flatte l’imaginaire collectif et produit une adhésion émotionnelle. Le roi, l’État, les institutions économiques deviennent des figures de théâtralité politique. Ce mécanisme est aujourd’hui réactivé dans les régimes néo-autoritaires, qui utilisent les médias et les mythes nationaux pour construire une narration émotionnelle. Le ressentiment devient une force politique : contre les élites globalisées, contre les étrangers, contre le passé trahi. Le néo-mercantilisme post-fasciste n’est pas seulement une politique économique ; c’est une mise en récit affective de la souveraineté perdue, que l’État promet de restaurer. Orain permet ici de comprendre comment l’économie peut devenir un spectacle de la puissance retrouvée, où les affects remplacent la rationalité, et où l’ordre économique devient une promesse d’ordre moral et identitaire.
Études de cas : États-Unis, Europe, et au-delà
L’administration Trump (2016–2020) a constitué un moment paradigmatique : guerre commerciale avec la Chine, slogans comme « America First », retrait de traités multilatéraux (TTIP, TPP), militarisation de l’économie technologique. Ce programme s’est accompagné d’une attaque contre les institutions, les médias, et les minorités, dans une logique d’exceptionnalité autoritaire. Depuis sa réélection cette logique s’accentue encore plus fortement.
L’UE adopte des mesures néo-mercantilistes (contrôle des investissements chinois), tout en conservant une façade multilatérale. Le « Green Deal » européen lui-même peut être lu comme une tentative de relocalisation écologique stratégique, avec un discours de souveraineté verte.
Les gouvernements d’Orban, de Meloni ou des anciens dirigeants polonais du PiS incarnent cette synthèse entre conservatisme culturel, autoritarisme politique et mercantilisme économique. L’économie est mobilisée comme arme de cohésion nationale, et les ennemis extérieurs (immigrants, Bruxelles, ONG, etc.) sont désignés comme obstacles à la souveraineté.
Risques et perspectives
Le danger majeur du néo-mercantilisme autoritaire est sa banalisation : il se présente comme une réponse pragmatique aux désordres de la mondialisation, et non comme une idéologie. Il utilise les instruments du libéralisme (marché, propriété privée) au service d’un projet antilibéral (concentration du pouvoir, exclusion, xénophobie). L’articulation entre sécurité, industrie et technologie tend à militariser l’économie. À l’instar des anciens régimes mercantilistes, les tensions géopolitiques sont pensées comme structurelles. Le risque est de glisser vers une économie de guerre permanente, où le citoyen devient un producteur-soldat au service d’une souveraineté nationalisée.
Conclusion
Le néo-mercantilisme autoritaire combine en effet des instruments néolibéraux (concurrence, attractivité, compétitivité) à des finalités souverainistes et nationalistes. Orain nous aide à voir que ce n’est pas une contradiction, mais une continuité logique : dès le XVIIe siècle, les États modernes ont appris à produire de l’ordre par l’économie. La pensée d’Arnaud Orain offre une ressource pour penser le retour contemporain du mercantilisme sous une forme autoritaire, émotionnelle et nationaliste. En articulant passion, souveraineté et économie, il rend visible ce que la pensée économique classique a souvent refoulé : l’ancrage politique et affectif des politiques économiques. Le néo-mercantilisme autoritaire ne signe pas le retour pur et simple du fascisme, mais il constitue une forme mutante, adaptée à notre époque : une post-fascisation du politique qui s’opère par l’économie. Il combine souverainisme, protectionnisme, culte de la nation et autoritarisme institutionnel, tout en préservant certains traits du capitalisme global. Face à cette mutation, la défense de la démocratie exige une pensée économique renouvelée, capable d’articuler solidarité, écologie, et autonomie sans sombrer dans le repli autoritaire.
Source : Basé sur les travaux d’Arnaud Orain