Réflexion sur le militantisme et partage d’expérience sur l’organisation libertaire, écrit dans les années 70 par une activiste du Mouvement de Libération des Femmes aux États-Unis. Ce texte aborde en particulier la question du spontanéisme et du formalisme dans le milieu politique.
Le texte suivant a été écrit en 1970 par une activiste du Mouvement de Libération des Femmes américain. Ayant « déjà inspiré de vastes débats » dans la mouvance autonome espagnole, il a été re-publié « pour l’actualité de son contenu » dans la revue ContraPodernuméro 3, en 1999, dans le cadre d’un dossier sur les questions d’organisation.
Jo Freeman décida alors de consacrer une partie de ses recherches à la sociologie de l’organisation dans les milieux féministes. Son allocution de mai 1970, intitulée « The tyranny of structurelessness » s’inscrivit dans ce contexte. Tant la finesse que la profondeur de ce texte en firent rapidement un outil d’analyse incontournable pour quiconque s’intéresse à la dynamique des mouvements sociaux.
C’est pourquoi, bien que rédigé il y a plus de 40 ans, ce texte mérite encore aujourd’hui d’être traduit en français, dans un contexte où l’horizontalité a fait son grand retour auprès des militants de l’hexagone. Dans le cadre de mouvements comme Nuit Debout, le rejet de la bureaucratie des grandes structures associatives et l’avènement des réseaux sociaux ont en effet conduit de très nombreux activistes à adopter des modes d’organisation qui ressemblent trait pour trait à ceux des mouvements féministes des années 70.
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La tyrannie de l’horizontalité
Dans les années de formation du mouvement féministe, on donna une importance cruciale à l’absence de leaders et de structures dans les groupes militants. Ces groupes sont considérés comme la principale – sinon la seule – forme d’organisation. Cette idée est au départ une réaction naturelle à la structuration extrême de la société dans laquelle la plupart d’entre nous vivions, et au fait que cette structuration permettait nécessairement à autrui d’exercer une forme de contrôle sur nos vies. Ce choix de l’horizontalité était également une réaction à l’immuable élitisme des organisations de gauche, qui étaient pourtant censés combattre cette sur-structuration de la société.
Cependant, le concept d’« horizontalité », a cessé d’être une saine riposte à ces tendances pour devenir une véritable idole. Si le terme d’horizontalité est aujourd’hui largement employé, son concept ne fait pourtant pas l’objet d’un examen critique. Il n’en est pourtant pas moins devenu un pilier intrinsèque et incontesté de l’idéologie féministe. Cela n’eut aucune espèce d’importance dans les débuts du mouvement. Car ses membres avaient rapidement proclamé que leur but, mais aussi leur méthode principal.e.s, consistait en l’éveil des consciences. La forme dite du « groupe militant sans leaders » était alors un très bon moyen d’y parvenir. Son caractère souple et informel favorisait la prise de parole, tandis que le soutien et l’empathie que l’on y trouvait encourageaient l’émergence du point de vue individuel de chacun. Et si l’unique résultat tangible de ces groupes était seulement l’exercice d’une pensée autonome, cela n’avait pas vraiment d’importance, car leur ambition s’arrêtait là.
Les problèmes de fond apparurent lorsque certains de ses groupes militants, une fois épuisées les ressources de la conscientisation, décidèrent qu’ils voulaient accomplir des actions concrètes. Les ennuis commençaient en général à ce moment-là, la plupart d’entre eux s’avérant incapables de changer de structure en même temps qu’ils changeaient d’objectif. Les femmes avaient entièrement embrassé l’idée d’« horizontalité » sans en réaliser les limites. On tentait d’appliquer les méthodes de l’horizontalité et des débats informels pour atteindre des objectifs auxquels ces techniques n’étaient pas adaptées, cédant à la croyance aveugle selon laquelle tout autre mode de fonctionnement serait nécessairement une forme d’oppression.
Si le mouvement souhaite évoluer et dépasser ces premiers stades de développement, il devra se débarrasser de ses préjugés sur l’organisation et la structure. Ni l’un ni l’autre ne sont intrinsèquement mauvais. Ils peuvent être employés à mauvais escient, et le sont souvent, mais les rejeter totalement à cause de cela revient à se priver soi-même des outils nécessaires à un développement ultérieur. Il nous faut comprendre pourquoi « l’horizontalité » ne fonctionne pas.
Structures formelles et informelles
Contrairement à ce que nous aimerions croire, il n’existe pas de groupes au fonctionnement « horizontal ». N’importe quel groupe d’individus – quel que soit sa nature, sa longévité ou son but – va inévitablement se structurer d’une manière ou d’une autre. Sa structure sera peut-être flexible ; elle évoluera peut-être dans le temps ; et elle pourra (ou non) y répartir les tâches, le pouvoir et les ressources de manière équitable. Mais cette structure se constituera sans égards pour les aptitudes, les personnalités, et les intentions des individus concernés. C’est inévitable, précisément car parce que nous sommes des individus pourvus de talents inégaux, de prédispositions diverses, et d’origines différentes. Nous ne pourrions nous approcher de l’horizontalité qu’à condition de décider de ne plus interagir les uns avec les autres – ce qui va à l’encontre de la définition même d’un groupe.
Cela signifie que s’acharner à créer un groupe sans structures formelles est aussi utile, et aussi décevant, que d’aspirer à un journal télévisé « objectif », à des sciences humaines « axiologiquement neutres » ou encore à une économie « libre ». Le laisser-faire au sein du groupe est à peu près aussi réaliste que le laissez-faire dans la société. L’idée devient un écran de fumée qui permet aux forts ou aux chanceux d’exercer sur les autres un pouvoir que personne ne viendra remettre en question. Une forme d’hégémonie peut ainsi facilement s’installer au sein d’un groupe, car l’idée d’« horizontalité » empêche la formation de structures formelles, mais pas de structures informelles. De la même façon, la philosophie du « laissez-faire » n’a pas empêché les puissances économiques de contrôler les salaires, les prix, et la distribution des biens. Elle a juste empêché le gouvernement de faire de même. Ainsi, l’absence de structures devient une façon de cacher le pouvoir, et ce sont en général les membres les plus puissantes des mouvements féministes (qu’elles soient conscientes ou non de leur pouvoir) qui en sont les plus ferventes partisantes. Tant que la structure du groupe est informelle, seule une poignée de ses membres sait comment les décisions sont prises et a conscience de la répartition du pouvoir. Celles et ceux qui ne connaissent pas les règles du jeu, et qui n’ont pas été intronisés sont donc condamné-e-s à demeurer dans le flou ou à s’imaginer (de façon un peu paranoïaque) que quelque chose se trame dans leur dos.
Pour que chacun puisse s’intégrer à un groupe donné et prendre part à ses activités, la structure de ce groupe doit être explicite, pas implicite. Les règles concernant la prise de décision doivent être publiques et connues de tous, et cela n’est possible que si elles sont formalisées. Cela ne veut pas dire que la formalisation de la structure d’un groupe en détruira la structure informelle. Cela n’est généralement pas le cas. Mais cela empêche la structure informelle d’exercer un contrôle prédominant au sein du groupe, en produisant des outils capables de la remettre en cause si jamais les membres les plus actifs ne prennent pas en compte de manière responsable les besoins du reste du groupe. « L’horizontalité » est, d’un point de vue organisationnel, chose impossible. Nous ne pouvons pas choisir entre un groupe structuré ou un groupe non structuré, mais seulement entre un groupe structuré formellement ou non. C’est pourquoi, à présent, nous n’utiliserons plus ce concept, hormis pour se rapporter à l’idée qu’il représente. Le terme « horizontal » désignera ces groupes dont l’organisation formelle n’a pas été l’objet d’une structuration délibérée. Le terme de « structuré » désignera ceux dont elles l’ont été Un groupe structuré comporte toujours une structure formelle et peut également être structuré de manière informelle, ou non visible. C’est cette structure informelle qui forme la base des élites, en particulier dans les groupes non structurés.
La nature de l’élitisme
Les mouvements féministes ont usé et abusé du terme « élitiste ». Il est employé aussi souvent et pour les mêmes raisons que le mot « pinko » l’a été dans les années 50. Il est rarement employé à bon escient. Au sein du mouvement, il sert généralement à désigner des individus, bien que les particularités et activités de ces derniers puissent être très différentes. Un individu, parce qu’il est un individu, ne peut jamais être élitiste, dans la mesure où l’utilisation de ce terme n’est correcte qu’appliquée aux groupes. Aucun individu ne peut constituer une élite et ce, quelle que soit sa notoriété.
Correctement utilisé, le terme « élite » fait référence à un petit groupe de gens qui détiennent du pouvoir sur un groupe plus large dont ils font partie, généralement sans avoir à lui rendre de comptes et souvent, sans que le groupe plus large ne le sache ou ait donné son consentement. Une personne devient élitiste en faisant partie ou en suivant les règles de l’un de ces groupes restreints, que cette personne soit connue ou non. La notoriété ne fait pas l’élitisme. Les élites les plus insidieuses sont généralement dirigées par d’individus qui ne sont pas du tout connus du grand public. Les élitistes les plus habiles sont suffisamment malins pour rester discrets. Lorsque leur identité est dévoilée, leurs faits et gestes sont scrutés, et c’est alors que le masque de leur pouvoir risque de tomber.
Les élitistes ne sont pas des conspirateurs. Il est très rare qu’un petit groupe de gens se rassemble et décide délibérément de prendre le pouvoir sur un groupe plus large pour arriver à ses fins. Les élites ne sont ni plus ni moins qu’un groupe d’amis dont il s’avère qu’ils sont impliqués dans les mêmes activités politiques. Leur amitié persisterait sûrement en dehors de tout engagement politique et, de même, leur engagement politique perdurerait même s’ils n’étaient plus amis. C’est la concomitance de ces deux phénomènes qui permet l’émergence des élites dans n’importe quels groupes et les rend si difficile à démanteler.
Ces coalitions d’amis sont organisées comme des réseaux de communication, qui fonctionnent indépendamment de tous les canaux de communication habituels mis en place par un groupe. Si de tels canaux n’existent pas, ces réseaux sont le seul moyen de communication disponible. Dans la mesure où ces gens sont amis, partagent en général les mêmes valeurs et les mêmes orientations, échangent en société les uns avec les autres et se consultent lorsqu’il s’agit de prendre des décisions en commun, les personnes impliquées dans ces réseaux détiennent plus de pouvoir dans le groupe que celles qui en sont exclues. Et il est rare qu’un groupe ne s’appuie pas sur les amitiés qui existent entre ses membres pour mettre en place de tels réseaux informels de communication.
En fonction de leur taille, certains de ces groupes peuvent compter plus d’un réseau informel. Il peut même arriver que ces réseaux se recoupent. Lorsque, dans un groupe non-structuré, il n’existe qu’un seul de ces réseaux informels, alors ce réseau constitue l’élite de ce groupe, que ses membres souhaitent être élitistes ou non. Lorsque, dans un groupe structuré, il n’existe qu’un seul de ces réseaux informels, alors ce réseau ne constitue pas nécessairement une élite (selon la composition du réseau et la nature de la structure formelle du groupe). S’il existe deux réseaux informels ou plus, il se peut que ces derniers s’affrontent pour le pouvoir au sein du groupe – formant ainsi des factions -, à moins qu’un réseau n’abandonne volontairement la compétition, permettant ainsi à l’autre de devenir l’élite. Dans les groupes structurés, ce sont généralement deux ou plus de ces réseaux informels qui sont en compétition pour l’obtention du pouvoir formel. Cette situation est souvent la plus saine, dans la mesure où elle permet aux autres membres du groupe d’arbitrer la compétition entre les deux prétendants au pouvoir, et ainsi d’imposer leurs revendications à ceux à qui ils prêtent temporairement allégeance.
Le caractère inévitablement élitiste et exclusif de ces réseaux de communication informels composés d’amis n’est ni un phénomène nouveau propre aux mouvements féministes, ni un phénomène que les femmes ont à affronter pour la première fois. De telles relations informelles ont en effet, pendant des siècles, empêché les femmes de s’intégrer à des groupes dont elles étaient pourtant membres. Dans toute profession ou organisation, ces réseaux ont fait émerger une « mentalité de caserne » ainsi qu’un réseautage qui ont empêché les femmes en tant que groupe (ainsi que certains individus de sexe masculin) d’obtenir un accès égal aux sources du pouvoir et de la reconnaissance sociale. La première génération du féminisme a consacré une grande partie de son énergie à obtenir une formalisation des structures de la prise de décision et des processus de sélection, afin de pouvoir s’attaquer directement au problème de l’exclusion des femmes. Nous savons bien que tous que ces efforts n’ont pas empêché les réseaux informels uniquement constitués d’hommes de discriminer les femmes, mais ils leur ont compliqué la tâche.
Le fait que les élites soient informelles ne les rend pas invisibles pour autant. Lorsqu’un petit groupe se réunit, tout observateur avisé est capable de déterminer qui influence qui. Ceux qui sont amis communiquent plus entre eux qu’avec les autres. Ils s’écoutent plus attentivement et s’interrompent moins. Ils se font l’écho des arguments de leurs condisciples et leur cèdent plus facilement. Ils ont tendance à ignorer ou à se confronter aux « outsiders », dont l’approbation n’est pas nécessaire à la prise de décision. Mais pour les « outsiders », il est nécessaire de rester en bons termes avec les « insiders ». Bien entendu, les choses ne sont pas aussi tranchées que ce que je viens de décrire. Les interactions sont nuancées, pas scriptées. Mais ces nuances sont perceptibles, et leur impact est réel. A partir du moment où vous savez à qui il faut s’adresser avant qu’une décision ne soit prise, et qui est celui dont l’approbation équivaudra à une décision, alors vous savez qui est le chef.
Puisque les groupes militants n’ont pas pris de décision concrète pour savoir qui devrait exercer le pouvoir en leur sein, différents critères sont utilisés partout dans le pays. La plupart de ces critères correspondent à une vision traditionnelle de la femme. Par exemple, au sein des premiers groupes féministes, il fallait être mariée pour participer à l’élite informelle. A l’époque, on inculquait traditionnellement aux femmes l’idée selon laquelle les femmes mariées doivent tout d’abord nouer des relations entre elles (les femmes célibataires représentant un trop grand danger pour être considérées comme des amies proches). Dans beaucoup de villes, ce critère était devenu encore plus précis : seules les femmes mariées à des hommes de la « New Left » étaient considérées comme pouvant appartenir à l’élite informelle.
Cependant, les raisons n’en sont pas imputables à la seule tradition, car ces hommes de la « New Left » avaient souvent accès à des ressources dont le mouvement féministe avait besoin – listes de diffusion, presses à imprimer, contacts et informations – et les femmes avaient l’habitude d’obtenir ce dont elles avaient besoin via les hommes plutôt que de façon indépendante. Au fur et à mesure de l’évolution du mouvement, le mariage est devenu un critère de participation moins répandu. Cependant, toutes les élites informelles établissent des règles d’après lesquelles seules les femmes qui possèdent certains biens matériels ou caractéristiques personnelles sont invitées à les rejoindre. Parmi ces caractéristiques, on trouve généralement l’appartenance à la classe moyenne (et ce, en dépit de tous les discours sur le rapprochement avec la classe ouvrière), le fait d’être mariée, de ne pas être mariée mais de vivre en concubinage, d’être ou de prétendre être lesbienne, d’avoir entre vingt et trente ans, d’être allée à l’université ou d’avoir un bagage intellectuel, d’être « branchée », mais pas trop, de revendiquer une certaine appartenance politique ou d’être identifiée comme « radicale », d’avoir des enfants (ou tout du moins de les aimer), de ne pas avoir d’enfants, de présenter certains traits de caractère féminins comme celui d’être « gentille », de s’habiller correctement (de façon traditionnelle ou non-conventionnelle), etc. De même, certaines caractéristiques vous vaudront presque toujours d’être étiquetée comme une « déviante » qu’il faut éviter. Parmi ces caractéristiques, le fait d’être trop vieille, de travailler à temps plein (en particulier si on « fait carrière »), de ne pas être « gentille », et de revendiquer son célibat (c’est-à-dire le fait de ne s’afficher ni en tant qu’hétérosexuelle, ni en tant qu’homosexuelle). On pourrait mentionner d’autres critères, mais ces derniers relèvent finalement tous des mêmes thèmes. Ces prérequis à la participation au sein des élites informelles, et donc à l’exercice du pouvoir, concernent surtout l’origine, la personnalité, ou le temps passé à contribuer au mouvement. Ils n’ont rien à voir avec les compétences, le dévouement au féminisme, les aptitudes ou les contributions potentielles au mouvement. La première catégorie de prérequis est celle qu’on applique généralement lorsqu’on choisit ses amis. La seconde concerne plutôt les compétences dont n’importe quel mouvement ou organisation a besoin s’il veut avoir un réel impact en politique.
Les critères de participation ont beau changer d’un groupe à un autre, la manière de devenir membre de l’élite informelle reste la même (pourvu que ces critères soient atteints). La seule différence majeure concerne le moment où la personne a rejoint le groupe : l’a-t-elle rejoint à ses débuts, ou l’a-t-elle rejoint plus tard ? Si le groupe a été rejoint dès le début, il est important de recruter également le plus grand nombre possible d’amis personnels. Si les membres du groupe se connaissent mal entre eux, alors il est important que chacun forme délibérément des amitiés avec un nombre restreint d’autres membres afin de mettre en place les schémas d’interaction nécessaires à la création d’une structure informelle. Une fois formés, les schémas informels s’auto-suffisent à eux-mêmes, et l’une des tactiques les plus efficaces pour les maintenir consiste à recruter de manière répétée des gens qui adhèrent à la philosophie du groupe. On rejoint une élite à peu près de la même manière qu’on devient membre d’une confrérie étudiante. Si les capacités d’un candidat sont perçues comme pouvant bénéficier au groupe, ce candidat est soutenu par les membres de la structure informelle pour être finalement soit rejeté, soit initié. Si la confrérie n’est pas assez suffisamment politisée pour s’engager d’elle-même dans ce processus, ce dernier peut être initié par le candidat à peu près de la même manière dont on intègre n’importe quel club privé. Trouvez un parrain, c’est-à-dire un membre de l’élite qui y bénéficie d’un certain respect, puis cultivez une amitié active avec cette personne. Au bout d’un moment, elle vous introduira très probablement dans le cercle fermé.
Toutes ces procédures prennent du temps. Ainsi, il est généralement impossible qu’une personne qui travaille à temps plein, ou qui est contrainte par tout autre engagement majeur, rejoigne l’élite, tout simplement parce qu’elle n’a pas assez de temps pour se rendre à toutes les réunions et cultiver les relations personnelles nécessaires pour avoir une voix dans le processus de prise de décision. C’est pourquoi les structures décisionnelles formelles sont une aubaine pour les personnes surmenées. En effet, le fait d’avoir un processus en place précisant comment les décisions sont prises permet d’assurer à chacun de pouvoir y participer, au moins dans une certaine mesure.
Bien que cette analyse du processus de formation d’une élite au sein des petits groupes ait été réalisée de manière critique, nous ne suggérons pas que toutes les structures informelles sont nécessairement mauvaises – seulement inévitables. Tous les groupes créent des structures informelles qui résultent de la manière dont ses membres interagissent entre eux. De telles structures informelles peuvent d’ailleurs s’avérer très utiles. Mais seuls les groupes non-structurés sont complètements gouvernés par ces structures informelles. Lorsque sont combinés la présence d’élites informelles et le mythe de l’horizontalité, il est impossible de limiter l’exercice du pouvoir. Ce dernier devient instable.
Ceci a deux conséquences négatives potentielles dont il est important d’avoir conscience. La première est que la structure informelle de prise de décision ressemblera beaucoup à celle d’une confrérie étudiante – un processus au sein duquel les gens s’écoutent parce qu’ils s’apprécient, et non pas parce ce qu’ils disent a du sens. Tant que le mouvement n’entreprend pas d’action d’envergure, ce n’est pas trop grave. Mais si le mouvement a pour vocation de se développer au-delà de ce premier stade, cette tendance devra être renversée. La seconde conséquence est que rien n’oblige les structures informelles à rendre des comptes à l’ensemble du groupe. Elles n’ont reçu leur pouvoir de personne : personne ne peut le leur reprendre. Leur influence ne dépend pas de ce qu’elles font pour le groupe ; par conséquent, elles ne peuvent pas être influencées directement par lui. Pour autant, les structures informelles ne sont pas forcément irresponsables. Ceux qui cherchent à maintenir leur influence agissent généralement de façon responsable. Le groupe ne peut tout simplement pas les y contraindre : cela dépend de l’intérêt de l’élite.
Le « star system »
L’idée d’horizontalité est à l’origine du « star system ». Nous vivons dans une société qui attend des groupes politiques qu’ils prennent des décisions et qu’ils sélectionnent des gens chargés de faire connaître ces décisions au grand public. La presse et le grand public ne savent pas comment sérieusement écouter les femmes en tant que femmes, ils veulent savoir comment se sentent les femmes en tant que groupe. Seules trois techniques permettant de connaître l’opinion de larges groupes ont été développées à ce jour : le vote, ou référendum, le sondage d’opinion et l’organisation de réunions auxquelles participent des représentants du groupe. Le mouvement féministe n’a utilisé aucune de ces méthodes pour communiquer avec le grand public. Ni le courant dans son ensemble, ni les innombrables groupes qui le constituent, ne se sont mis d’accord sur une manière privilégiée de faire connaître leur opinion sur divers sujets. Mais le grand public se met spontanément à la recherche de porte-paroles.
Même s’il ne nomme pas (de manière délibérée) de porte-parole, le mouvement a vu émerger de nombreuses femmes qui ont attiré l’attention du public pour des raisons variées. Ces femmes ne représentent pas un groupe ou un point de vue en particulier : elles le savent, et le font généralement savoir. Mais parce qu’il n’existe pas de porte-parole officiel ou d’organe décisionnel que la presse peut interroger lorsqu’elle désire connaître le point de vue du mouvement sur un sujet donné, ces femmes sont amenées à jouer le rôle de porte-parole. Ainsi, qu’elles le veuillent ou non, et que cela plaise ou non au mouvement, les femmes bénéficiant d’une certaine notoriété se voient attribuer cette fonction par défaut.
Il s’agit là de l’une des raisons du courroux souvent ressenti vis-à-vis de ces femmes qu’on qualifie de « stars ». Quand la presse part du principe qu’elles parlent au nom du mouvement, on leur en veut car elles n’ont pas été choisies par les femmes du mouvement pour représenter leurs opinions. Mais la presse et le grand public continueront de leur attribuer ce rôle tant que le mouvement ne désignera pas ses propres porte-paroles et ce, qu’elles le souhaitent ou non.
Ceci a des conséquences négatives aussi bien pour le mouvement que pour ces femmes promues au rang de « stars ». Tout d’abord, puisque ce n’est pas le mouvement qui leur a donné ce rôle, il ne peut pas le leur retirer. C’est la presse qui leur a donné ce rôle, et donc seule la presse peut décider de ne plus les écouter. La presse continuera à considérer ces « stars » comme des porte-paroles tant qu’ils ne pourront se tourner vers des alternatives officielles pour obtenir des déclarations officielles de la part du mouvement. Le mouvement n’a aucun contrôle de la sélection de ses représentantes auprès du public, tant qu’il considère qu’il ne devrait pas avoir de représentante du tout. Deuxièmement, les femmes qui se retrouvent dans cette position subissent souvent des attaques malveillantes de la part de leurs consœurs. Ceci n’apporte rien au mouvement et est particulièrement destructeur pour les personnes concernées. Ce genre d’attaque peut amener l’intéressée à quitter le mouvement définitivement – le plus souvent isolée et amère – ou à se désolidariser de ses consœurs. Il est possible qu’elle conserve une vague forme de loyauté envers le mouvement, mais les autres femmes du mouvement ne pourront plus faire pression sur elle. A moins d’être masochiste, on ne se sent généralement plus solidaires de personnes qui nous ont fait autant de mal, et ces femmes sont généralement suffisamment fortes pour ne pas courber l’échine sous ce genre de pression personnelle. Ainsi, dans les faits, l’effet pervers du « star system » est d’encourager précisément ce sentiment de désolidarisation individualiste condamné par le mouvement. En marginalisant une consœur pour sa célébrité, le mouvement perd le contrôle qu’il aurait pu exercer sur cette personne, qui est alors libre de commettre tous les péchés individualistes dont elle a été accusée.
L’impuissance politique
Si les groupes non-structurés excellent lorsqu’il s’agit d’amener les femmes à partager leurs expériences, leur capacité à accomplir des choses est moindre. C’est lorsque les individus se lassent de « seulement parler » et désirent faire quelque chose de concret que les groupes se retrouvent en difficulté, à moins qu’ils ne modifient leur manière de faire. De temps à autre, il arrive que la structure informelle qui a été développée vienne combler un besoin existant, de manière à donner l’impression que ce groupe non-structuré « fonctionne ». Autrement dit, le groupe a incidemment développé le type de structure le plus adapté à un projet en particulier.
Travailler dans ce genre de groupe est certes une expérience enivrante, mais c’est aussi une expérience peu commune et difficile à reproduire. On retrouve presque toujours les quatre mêmes caractéristiques dans ce type de groupe :
1)Le groupe a pour but la réalisation d’une ou plusieurs tâche(s) donnée(s). La fonction du groupe est définie précisément, et est spécifique, comme par exemple organiser une conférence ou publier un journal. C’est littéralement la tâche qui structure le groupe.Elle détermine ce qui doit être fait, et quand. Elle fait office d’un guide sur lequel les individus peuvent s’appuyer pour juger leurs actions et élaborer des plans pour leurs activités futures.
2)Le groupe est relativement restreint et homogène. L’homogénéité est nécessaire si l’on veut s’assurer que les participants partagent un langage ou des interactions commun(e)s.Certes, des individus originaires de milieux très différents peuvent être une richesse supplémentaire pour un groupe qui vise à éveiller les consciences, et où chacun peut apprendre de l’expérience des autres, mais une trop grande diversité entre les membres d’un groupe orienté vers une tâche donné signifie qu’ils échoueront continuellement à se comprendre. Ces individus d’origines variées interprètent les mots et les actions de différentes manières. Si les membres du groupe se connaissent suffisamment bien pour saisir ces nuances, ils peuvent s’en accommoder. Cependant, de manière générale, ces nuances ne créent que de la confusion et sont à l’origine d’heures interminables passées à résoudre des conflits dont personne n’aurait pu imaginer qu’ils émergeraient.
3)La communication est très développée au sein du groupe. L’information doit être transmise à chacun, les avis vérifiés, le travail réparti, et il faut s’assurer que les militants participent bien aux prises de décisions importantes. Ceci n’est possible que s’il s’agit d’un groupe restreint et que ses membres vivent presque ensemble lors des phases cruciales de la tâche. Bien entendu, le nombre d’interactions nécessaires à l’implication de tous augmente proportionnellement au nombre de membres du groupe. Ceci limite automatiquement le nombre de membres à cinq environ, à moins que certains membres ne soient exclus du processus décisionnel. Lorsqu’ils parviennent à atteindre leurs objectifs avec succès, certains groupes peuvent avoir dix ou quinze membres, mais seulement si le groupe est en fait divisé en sous-groupes restreints qui ne réalisent qu’une partie bien spécifique de la tâche à accomplir, et dont les membres peuvent appartenir à plusieurs groupes en même temps afin que l’information puisse être transmise facilement d’un sous-groupe à l’autre.
4)Les tâches devant être réalisées au sein du groupe sont peu spécialisées. Les membres ne sont pas censés savoir tout faire, mais chaque tâche doit pouvoir être accomplie par plus d’un membre. Ainsi, personne n’est indispensable. D’une certaine manière, les individus deviennent interchangeables.
Ces conditions peuvent être réunies de manière fortuite au sein de groupes restreints, mais pas au sein de groupes plus larges. Par conséquent, puisque dans la plupart des villes, le mouvement global n’est pas plus structuré que les petits groupes locaux, il ne sera pas beaucoup plus efficace dans la réalisation de tâches que ces petits groupes considérés séparément. La structure informelle est rarement suffisamment rassembleuse ou connectée à ses membres pour permettre un fonctionnement efficace. Ainsi, le mouvement dépense beaucoup d’énergie pour obtenir des résultats moindres. Malheureusement, les conséquences de toute cette activité ne sont pas aussi inoffensives que ses résultats, et c’est le mouvement qui en fait les frais.
Certains groupes, qui comptent peu de membres, ou travaillent à une petite échelle, ont choisi de se concentrer sur des projets locaux. Néanmoins, ce format force le groupe à travailler exclusivement au niveau local, plutôt qu’au niveau régional ou national.
Par ailleurs, s’il veut fonctionner correctement, le groupe doit généralement se restreindre à ce groupe informel d’amis qui dirigeait les choses au départ, empêchant la participation d’un grand nombre de femmes. Tant que les femmes ne pourront prendre part au mouvement qu’à travers l’adhésion à un groupe restreint, les moins sociables d’entre elles seront largement désavantagées. Et tant que les groupes d’amis constitueront l’outil principal de toute activité organisationnelle, l’élitisme demeurera institutionnalisé.
Quant aux groupes qui ne parviennent pas à trouver un projet local auquel se consacrer, le simple fait de perdurer en tant que groupe devient leur raison de perdurer. Lorsqu’un groupe n’a pas de tâche définie à réaliser (et la sensibilisation constitue l’une de ces tâches), ses membres commencent à consacrer leur énergie à contrôler les autres. Ceci n’est pas tant dû à un désir pervers de manipuler autrui (bien que ce soit parfois le cas) qu’à l’absence d’autres manières d’employer leurs talents. Les individus compétents qui ont du temps libre et qui ressentent le besoin de justifier leur participation au groupe consacrent leurs efforts au contrôle d’autrui, et passent leur temps à critiquer la personnalité des autres membres du groupe. Conflits internes et jeux de pouvoir personnel sont à l’ordre du jour. Lorsqu’un groupe se consacre à la réalisation d’une tâche, les individus apprennent à s’accepter tels qu’ils sont et à laisser de côté les antipathies personnelles au nom du but commun. Il y a une limite à notre tendance compulsive à remodeler autrui en fonction de ce que nous pensons qu’il devrait être.
La fin de l’entreprise de sensibilisation laisse les individus désoeuvrés, et l’absence de structure ne suffit pas à combler ce manque. Soit les militants se retournent les uns contre les autres, soit ils se mettent à la recherche d’autres moyens d’action, même si ceux-ci sont peu nombreux. Certaines femmes suivent simplement leurs envies. Ceci peut encourager la créativité individuelle, qui sera en grande partie utile au mouvement, mais cette stratégie, qui ne constitue pas une alternative viable pour la plupart des femmes, ne permet pas de nourrir l’esprit de coopération au sein du groupe. D’autres femmes s’éloignent du mouvement car elles ne souhaitent pas développer de projet personnel et ne sont pas parvenues à découvrir, rejoindre, ou créer des groupes consacrés à un projet qui les intéresse.
Nombre d’entre elles se tournent vers d’autres organisations politiques qui leur permettent de se lancer dans le type d’activité structurée et efficace qui ne leur a pas été proposé dans le cadre du mouvement féministe. Ces organisations politiques, pour qui la libération des femmes n’est qu’un problème parmi d’autres auxquels les femmes devraient se consacrer, trouvent ainsi dans le mouvement féministe un vaste réservoir de nouveaux membres potentiels. Elles n’ont aucunement besoin de l’« infiltrer » (bien que cette possibilité ne soit pas complètement exclue). L’aspiration à une activité politique porteuse de sens, qui naît chez les femmes lorsqu’elles rejoignent le mouvement féministe, suffit à les pousser vers d’autres organisations lorsque ce mouvement ne leur permet ni d’expérimenter leurs idées nouvelles, ni de dépenser leur énergie.
Ces femmes qui rejoignent d’autres organisations politiques tout en demeurant attachées au mouvement féministe, ou qui rejoignent le mouvement féministe tout en appartenant à d’autres organisations politiques, finissent à leur tour par former une nouvelle structure informelle. Ces réseaux amicaux se fondent plus sur leurs opinions politiques communes, qui ne sont pas liées aux questions féministes, que sur les caractéristiques évoquées plus tôt, mais fonctionnent en grande partie de la même façon. Parce que ces femmes partagent des valeurs, des idées et des orientations politiques communes, elles deviennent à leur tour des élites informelles, non-planifiées, non-sélectionnées et irresponsables – qu’elles l’aient souhaité ou non.
Ces nouvelles élites informelles sont souvent perçues comme une menace par les élites informelles déjà en place, qui s’étaient développées dans le cadre de différents groupes militants. Et à juste titre. Ces réseaux à caractère politique se content rarement du simple rôle de « confrérie » endossé par leurs prédécesseurs : elles souhaitent propager leurs idées, qu’elles soient de nature politique ou féministe. C’est bien naturel, mais les conséquences de ce changement pour le mouvement féministe n’ont pas été examinées de manière appropriée. Les anciennes élites rechignent à afficher au grand jour de telles différences d’opinion, car cela reviendrait à exposer la nature de la structure informelle du groupe. Plusieurs de ces élites se sont retranchées derrière la barrière de « l’anti-élitisme » et de l’« horizontalité ». Pour contrer efficacement ces structures informelles montantes, il leur faudrait s’afficher au grand jour, et cette option comporterait trop d’implications dangereuses. Par conséquent, il est plus facile, pour maintenir son propre pouvoir, de rationnaliser l’exclusion des membres des autres structures informelles en les taxant de « communistes », de « réformistes », de « lesbiennes » ou d’« hétérosexuelles ». L’unique alternative consisterait à structurer le groupe de manière formelle afin d’en institutionnaliser les structures de pouvoir initial, mais ce n’est pas toujours possible. Cette tâche n’est réalisable que si les élites informelles ont été bien structurées et ont exercé un pouvoir considérable par le passé. Historiquement, ces groupes sont connus pour avoir eu un certain impact politique, étant donné que la rigidité de la structure informelle permet à celle-ci de se substituer à une structure formelle.
Bien que l’institutionnalisation de la structure de pouvoir représente un défi formel, leur structuration ne change pas grand-chose au fonctionnement du groupe. Souvent, ce sont les groupes qui ont le plus besoin d’une structure formelle qui sont le moins capables de la créer. Leurs structures informelles n’ont pas été formées correctement et leur adhésion à l’idéologie de l’« horizontalité » les rend réticents à changer de tactique. Moins un groupe est structuré, plus ses structures informelles laissent à désirer, et plus il adhère à l’idéologie de l’« horizontalité », plus il est susceptible d’être repris par un groupe de camarades politisés.
Dans la mesure où le mouvement dans son ensemble est aussi peu structuré que la plupart des groupes qui le constituent, il est tout aussi susceptible d’être influencé de manière indirecte. Cependant, ces influences revêtent une forme différente dans ce contexte. Si la plupart des groupes peuvent opérer de façon autonome au niveau local, les seuls à pouvoir organiser une activité nationale sont les groupes organisés à l’échelle du pays. Les organisations féministes structurées sont donc souvent celles qui établissent une ligne directrice nationale pour les activités féministes, et cette ligne directrice est déterminée par leurs propres priorités. Des groupes tels que National Organization for Women, Women’s Equity Action League. et certains comités féministes de gauche sont tout simplement les seules organisations capables de monter une campagne nationale. La multitude des groupes féministes non-structurés peut alors choisir de soutenir ces campagnes ou non, mais sont incapables d’organiser leurs propres campagnes. Leurs membres deviennent donc une « armée » sous la direction des organisations structurées. Un groupe qui se définit lui-même comme non-structuré n’a aucun moyen de tirer profit des vastes ressources du mouvement pour soutenir ses propres priorités. A vrai dire, il n’est même pas en mesure de décider quelles sont ses priorités.
Moins un mouvement est structuré, moins il contrôle son évolution et les actions politiques dans lesquelles il s’engage. Ceci ne signifie pas que ses idées ne se répandent pas. Ces dernières continueront à être largement diffusées, pour peu que les médias s’y intéressent suffisamment et que certaines conditions sociales soient remplies. Mais le fait que des idées soient diffusées ne signifie pas qu’elles sont nécessairement appliquées, seulement qu’on en parle. Si elles sont applicables à l’échelle individuelle, elles seront peut-être mises en oeuvre, mais si leur implémentation implique un certain niveau de pouvoir politique coordonné, elles ne le seront pas. Tant que le mouvement féministe persistera dans une forme d’organisation principalement basé sur de petits groupes inactifs de discussion entre amis, les problèmes les plus graves liés à l’absence de structure ne se feront pas ressentir. Mais cette forme d’organisation a ses limites : elle est inefficace politiquement, exclusive, et elle discrimine celles qui ne font pas partie, ou ne peuvent pas faire partie, d’un réseau d’amis. La participation des femmes qui ne peuvent pas s’intégrer aux structures déjà existantes à cause, notamment, de leur classe sociale, de leur origine ethnique, de leur emploi, de leur niveau d’éducation, de leur statut parental ou marital ou de leur personnalité ne sera pas encouragée. Quant à celles qui sont intégrées, elles développeront un intérêt personnel à empêcher tout changement.
Les structures informelles existantes soutiendront les intérêts particuliers des groupes informels, et le mouvement sera dans l’impossibilité de déterminer qui devrait exercer le pouvoir. Mais même si le mouvement persiste délibérément à ne pas nommer de leader, cela ne signifie pas que toute forme de pouvoir soit nécessairement abolie en son sein. La seule conséquence est que le mouvement perd tout droit d’exiger que ceux qui exercent ce pouvoir et possèdent une certaine influence se comportent de manière responsable. Certes, le fait que le mouvement favorise une forme de pouvoir aussi diffuse (parce qu’il est conscient qu’il n’est pas en mesure d’exiger un comportement responsable de la part de ceux qui le détiennent) empêche la prise de pouvoir par un seul groupe ou un seul individu. Mais ce type de fonctionnement assure également l’inefficacité du mouvement. Il est nécessaire de trouver un équilibre entre domination et inefficacité.
Ces problèmes apparaissent actuellement au grand jour, car la nature du mouvement est en constante évolution. La sensibilisation, qui était la fonction principale du mouvement féministe, est devenue obsolète. La couverture médiatique intense dont le mouvement a bénéficié ces deux dernières années, ainsi que l’abondance de livres et d’articles accessibles au grand public, ont contribué à populariser le concept d’émancipation des femmes. Les questions soulevées par ce concept sont débattues et des individus qui n’ont pas de liens directs avec le mouvement se constituent en groupes militants informels. Le mouvement doit maintenant s’attaquer à d’autres chantiers. Il lui faut à présent définir ses priorités, organiser ses différents buts, et poursuivre ses objectifs de façon coordonnée. Pour ce faire, il lui faut s’organiser à l’échelle locale, régionale et nationale.
Principes de « structuration démocratique »
Quand le mouvement cesse de se cramponner de manière tenace à l’idéologie de l’« horizontalité », il devient libre de développer les formes d’organisation les plus à même de lui garantir un bon fonctionnement. Ceci ne signifie pas qu’il faut passer d’un extrême à un autre et aveuglément imiter les formes d’organisation plus traditionnelles. Mais nous ne devrions pas toutes les rejeter aveuglément non plus. Sans être parfaites, certaines techniques traditionnelles s’avèreront utiles ; certaines d’entre elles nous aideront à déterminer ce que nous devrions faire, ou non, en vue d’obtenir certains résultats tout en ménageant les militants au maximum. Il est surtout important d’expérimenter différentes structures et de développer des techniques variées pouvant être utilisées en fonction des situations. Le système de tirage au sort est l’une des idées ayant émergé au sein du mouvement. Il ne peut pas être appliqué à toutes les situations, mais il peut s’avérer utile dans certaines situations. Il est nécessaire de développer d’autres idées pour la structuration du mouvement. Cependant, avant de poursuivre nos expérimentations de façon réfléchie, il nous faut accepter que ce n’est pas la structure qui est mauvaise en soi, mais seulement l’usage excessif qui en est fait.
Une fois ce processus par essai et erreur entamé, certains principes, qui permettent une structuration démocratique et qui sont efficaces sur le plan politique, peuvent être gardés à l’esprit :
1)La délégation d’une forme d’autorité spécifique à des individus spécifiques, dans le but d’accomplir des tâches spécifiques, via des procédures démocratiques. Une tâche ou un travail confié à un individu par défaut ne sera pas effectué de manière fiable. Si des individus sont sélectionnés pour réaliser une tâche en particulier, de préférence après avoir manifesté leur intérêt ou leur désir de le faire, ils ont pris un engagement dont ils peuvent difficilement se défaire.
2)Exiger de tous ceux à qui une forme d’autorité a été déléguée qu’ils rendent des comptes à ceux qui les ont sélectionnés. C’est ainsi que le groupe peut exercer un contrôle sur ceux qui détiennent l’autorité. Même si le pouvoir est entre les mains d’individus, au final, c’est le groupe qui décide comment ce pouvoir est exercé.
3)Répartir l’autorité entre le plus d’individus possible, dans les limites du raisonnable.Ceci évite le monopole du pouvoir, et force les détenteurs de l’autorité à consulter de nombreuses autres personnes lorsqu’ils l’exercent. Ces personnes ont alors l’opportunité d’être responsables de tâches spécifiques, et par conséquent d’acquérir différentes compétences.
4)La rotation des tâches entre les individus. Si une personne conserve les mêmes responsabilités trop longtemps, de manière formelle ou informelle, ces responsabilités en viennent à être perçues comme « appartenant » à cette personne, qui a alors du mal à y renoncer, et tout contrôle par le groupe devient difficile. A l’inverse, si la rotation des tâches est trop fréquente, les individus n’ont pas le temps d’apprendre à bien faire leur travail et de ressentir la satisfaction du travail accompli.
L’attribution des tâches en fonction de critères rationnels. Attribuer une fonction à quelqu’un parce qu’il est populaire au sein du groupe, ou lui confier un travail difficile car il n’est pas apprécié, n’est sur le long terme utile ni au groupe, ni à la personne. Les éléments motivant ce type de sélection doivent être les aptitudes, l’intérêt et la responsabilité. Les individus devraient avoir l’opportunité d’acquérir des compétences qu’ils ne maîtrisent pas encore, mais appliquer un programme d’apprentissage produite de meilleurs résultats que l’application d’une méthode de type « marche ou crève ».Occuper une responsabilité qu’on ne maîtrise pas est décourageant. A l’inverse,empêcher une personne de réaliser une tâche qu’elle maîtrise ne l’encouragera pas à développer ses compétences. A de nombreuses reprises dans l’histoire, les femmes ont été punies pour s’être montrées compétentes ; nul besoin pour le mouvement de répéter ce processus.
5)La diffusion de l’information à tous les membres le plus souvent possible. L’information est le pouvoir. Accéder à l’information augmente le pouvoir des individus. Lorsqu’un réseau informel diffuse des idées nouvelles et des informations en son sein, mais sans impliquer le groupe, il est déjà impliqué dans un processus de formation d’une opinion propre, sans que le groupe y participe. Plus un individu sait comment les choses fonctionnent et ce qui se passe, plus il peut être efficace sur le plan politique.
6)L’accès égal aux ressources dont le groupe a besoin. Ceci n’est pas toujours possible,mais devrait toujours constituer un idéal à atteindre. Un membre qui dispose du monopole sur une ressource nécessaire (comme une presse à imprimer appartenant à un mari, ou une chambre noire) peut influencer son utilisation de manière abusive. Les compétences et l’information sont également des ressources. Il faut que les membres du groupe soient disposés à enseigner ce qu’ils savent aux autres pour que leurs compétences soient disponibles de manière équitable.
Lorsqu’ils sont appliqués, ces principes garantissent que les structures développées par les groupes militants seront contrôlées par le groupe et se comporteront de manière responsable à son égard. Le groupe d’individus en position d’autorité sera diffus, flexible, ouvert et temporaire. Il ne sera pas facile à ces individus d’institutionnaliser leur pouvoir, car les décisions finales seront prises par le groupe dans son ensemble. Le groupe aura le pouvoir de décider qui exercera l’autorité en son sein.
Jo Freeman – La tyrannie de l’horizontalité
Traduction Marjorie Maquet / Relecture Dominique Knutsen