L’être (in)complet : son rapport à l’autorité et la légitimité [1]

La modernité a comme cheval de bataille d’aller vers une société plus démocratique. Pour cela, elle lutte contre la forme de société patriarcale, ainsi que contre l’autoritarisme. Seulement, elle a rejeté avec toute forme d’autorité, ce qui a induit de nouvelles problématiques.

 

Notre société produit une crise inédite de légitimité du rôle parental qui va jusqu’à atteindre le bien-fondé du travail des parents, la conséquence est que ceux qui s’en retrouvent ébranlés pourront abandonner la tâche de préparer l’enfant à penser (autrement dit, à se soutenir dans le vide).

C’est la pensée elle-même qui se retrouve confrontée à un risque inédit. Effectivement, des parents délégitimés doivent faire appel à leurs ressources propres pour assumer le travail d’éducation de leurs enfants. La difficulté devient plus grande qu’il n’y paraît, car tout se passe comme si les parents étaient alors devenus les responsables des limites qu’ils imposent à leurs enfants. Ne pouvant plus se référer spontanément à une exigence tierce partagée par tous, ils s’attribuent implicitement la responsabilité pleine et entière du désamour apparent qu’ils leur infligent. D’où la montée des formes d’éducation positives ou dans le jeu et la séduction pour éviter d’imposer une limite ou le manque. (Nous pouvons retrouver ce retrait de légitimité dans tous les rôles qui se placent à « l’extérieur d’un groupe » dans une place d’autorité : le professeur, le médecin, etc.).

Cependant, celle-ci est fondamentale pour structurer un sujet en lui apprenant qu’il doit accepter la perte du « tout est possible » (désir de toute-puissance infantile) grâce à la place de l’autre (au début le parent) qui aide à supporter le choc de cette violence et à construire avec la frustration et la transformer en une force interne, la voie de la sublimation. Sinon ce désir de toute jouissance sera voué à suivre sa propre trajectoire de destruction, elle sera abandonnée à son seul fonctionnement, à sa seule jouissance mortifère.

Du côté de l’enfant, donc du futur sujet en train de se constituer, rien d’étonnant à ce qu’il tente d’éviter d’en passer par la douloureuse prise en compte des limites. Il « profite » de ce que les parents se laissent distrairaient de leur tâche ; en ne voulant rien savoir de cet évitement, parent et enfant construisent ainsi une « communauté de dénis ». C’est par ce biais que nos sociétés se retrouvent à ne plus soutenir la construction du sujet.

Au niveau collectif, il en résulte un problème nouveau : le défi de la modernité, celui d’avoir à renouer avec la légitimité. Car ils vont alors devenir citoyens non pas des sujets à part entière, mais plutôt des individus adultes sans avoir été obligés de quitter l’enfance (les adulescents ou les quincados). C’est ici qu’apparaît la question de l’avenir de la haine dans nos sociétés occidentales (expression connue chez nos ados « avoir la haine de… »). Nous pouvons nous demander si, dans ce contexte de crise de légitimité, ce travail de la culture qui nous contraint à transformer individuellement et collectivement les tendances meurtrières est toujours suffisamment à l’œuvre. Est-ce toujours un objectif à atteindre dans la vision du néo-sujet de la postmodernité ?

 

Ainsi, les sujets d’aujourd’hui, se définissent d’abord comme des tenants de la positivité. La configuration actuelle de la société a été marquée par un changement en profondeur inédit, qui a amené à ne plus transmettre la lisibilité de la négativité inhérente à l’humain. Avec la postmodernité, forte de l’appui pris sur une science en plein essor, la démocratie s’est voulue et déclarée autonome. Prenant la mesure de ce que le ciel était vide, « dieu est mort », elle s’est libérée de toute hétéronomie, mais sans pour autant faire d’emblée disparaître le lieu de l’Autre. S’en libérer supposait de donner encore, bien que déjà d’une autre manière, sa place à cet Autre (porteur d’autorité et de légitimité). Nous sommes alors devenus les enfants de la science. Il aura fallu attendre les années récentes pour que, à la faveur d’un libéralisme sans frein, nous nous pensions et nous tentions de nous construire comme complètement émancipé du manque. Mais de ce fait, nous sommes devenus les enfants de « personnes ». Cherchant chacun à un niveau individuel, comment faire du sens dans son existence et remplissant cette « personne » comme on peut. Ainsi la négation ou la castration (sens psy) comme le dit Forget, n’est plus ce qui fonde le lien social (l’autre à une place dans ce vide accepté en moi) mais ce que, au contraire, les sujets dénient ensemble (je ne suis pas vide l’autre peut juste m’aider sur ma voie à me remplir).

Lorsque nous avons affaire à un « tout » incomplet, c’est la place d’exception qui vectorise contre elle la violence et qui, dans le rapport de forces qui s’institue, va contraindre cette violence à se transformer, fût-ce partiellement, en autre chose. C’est la démarche militante qui tente de transformer les lois et le cadre social. Lorsque nous avons affaire à un « tout » complet, la violence cherche son interlocuteur et, faute de le trouver, s’adresse à tout le monde ou (et ?) se retourne contre le sujet qui ne trouve pas à qui l’adresser. Cela entraîne la montée par exemple de la souffrance psychique et du terrorisme.

 

Cette crise d’autorité qui a pour base entre autre une recherche d’égalité apporte une autre complication, celle de l’indistinction. Aussi certains intellectuels ne savent-ils plus toujours si les propos antisémites, sexistes, homophobes ou encore xénophobes font partie des opinions ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom des droits humains ou, plus simplement, des principes de la démocratie. Mais c’est justement une incompréhension fondamentale sur la nature de cette dernière qui autorise cette interrogation.

Tocqueville avait utilement alerté sur cette question : dans une société démocratique, expliquait-il, les individus vouent un véritable culte à l’égalité qui constitue une passion dominante. Ainsi, « les théories conduisant à la conclusion que toutes les opinions doivent être respectées et traitées sur une base égalitaire, voire considérées comme équivalentes, tendent à être l’objet d’une attention sélective et à être retenues en priorité » (Raymond Boudon, « Les deux sociologies de la connaissance scientifique »).

Ainsi, le fondamental principe d’égalité se corrompt trop souvent dans le désir, plus ou moins avoué, d’indistinction. Cette pente est particulièrement redoutable puisqu’elle incite au scepticisme radical, et elle tend à considérer l’éthique et l’épistémologie comme des illusions. La démocratie, qui, à beaucoup d’égards, peut être définie comme une organisation des séparations (par exemple du politique et de l’ethnico-religieux), a tout à perdre à promouvoir l’indistinct.

Que montre Hannah Arendt dans La crise de la culture et plus particulièrement dans le chapitre consacré à la crise de l’éducation ? D’abord, qu’en croyant libérer l’enfant de l’autorité des adultes en affirmant que ces derniers ne doivent pas le gouverner, mais lui laisser la liberté de se gouverner lui-même, le monde postmoderne l’a en définitive aliéné à « une autorité plus bien, effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité ». Ceci est effectivement un point très important à prendre en considération et qui peut être associé avec la réflexion sur la tyrannie de la majorité exprimée aussi par Tocqueville. Et là, effectivement, il est fondamental d’être vigilant avec ces nouvelles formes éducatives et de ne pas tomber dans un narcissisme qui place l’élève au-dessus du maître. Ensuite, sous l’influence de la psychologie moderne, la pédagogie est devenue « une science de l’enseignement en général, au point de s’affranchir complètement de la matière à enseigner ». Est maintenant professeur, poursuit- Hannah Arendt, celui qui est capable… « D’enseigner n’importe quoi ». Or, comment un professeur, dont on rogne la formation disciplinaire au prétexte qu’elle importerait peu, pourrait-il jouir de quelque autorité que ce soit si, n’ayant plus besoin de connaître sa propre discipline, il en sait à peine plus que ses élèves ? Et à quoi est-on en vérité parvenu en vidant l’acte pédagogique de son contenu disciplinaire, sinon à tarir la source la plus légitime de l’autorité, sans laquelle nulle confiance, sans laquelle nulle transmission n’est possible ? Nous voyons ici comment une machine institutionnelle a supprimé le sens de l’éducatif et du goût de la connaissance, remplacé par des formations qui transforment les professeurs en des machines à transmettre sans possibilité de partager le goût du savoir en lui-même ; ce qui supprime l’autorité de fait, remplacée par un autoritarisme vide de sens. Il faudrait donc rendre au magister (maître) ce qui lui appartient et qu’il convient de distinguer du dominus (professeur despotique ?). Ce dernier domine l’esclave. Celui-là maîtrise le savoir qui fonde sa légitimité et qui lui confère une autorité nécessaire en faisant de lui un tuteur éclairé, autrement dit véritablement adulte.

 

Conclusion : 

Il en devient donc fondamental, de repenser, de manière structurante, la place de la limite, porté par la frustration du manque qui permet de sublimer un désir de toute-puissance pour créer du collectif en maîtrisant les pulsions primaires et en donnant une place à l’autre. En lui retrouvant comment lui donner sa légitimité collectivement et individuellement. En lui redonnant son autorité avant de retomber dans une forme mortifère d’autoritarisme social qui répondra à la demande inconsciente et structurante de cadre pour guider l’être individuel et collectif.

 

Complément :

repenser l’autorité : entre une vision positive et son penchant néfaste

 

Suite de la réflexion ici :  entre idéalisme et réalité 

 

 

Source : 

Pour en savoir plus : « la perversion ordinaire » de J.P. Lebrun