L’humour qui relie, l’humour qui fracture

Dans un contexte où les sociétés se trouvent traversées par des tensions identitaires, des fractures culturelles et une fragilisation des espaces de confiance, comprendre les différentes formes d’humour ne relève plus d’un sujet anecdotique : il devient une entrée privilégiée pour analyser les conditions du lien social et ses enjambements possibles.

 

 

Le rire comme infrastructure invisible du social

Le rire est souvent perçu comme une frivolité, un épiphénomène, un geste léger flottant à la surface des interactions humaines. Pourtant, comme l’ont montré les travaux de Rod Martin, depuis les précurseurs du XXᵉ siècle jusqu’aux recherches contemporaines en psychologie positive, l’humour est un phénomène systémique, un révélateur des dynamiques sociales et des régulations psychiques. Il agit comme une véritable infrastructure relationnelle, discrète mais déterminante, qui favorise l’intégration ou produit de l’exclusion.

Les quatre styles d’humour décrits par Martin offrent un cadre conceptuel solide pour penser cette complexité. Trois d’entre eux, affiliatif, auto-améliorant, autodérision, apparaissent comme des ressources psychosociales, tandis que l’humour agressif introduit une dynamique de domination ou d’exclusion. Les analyser en profondeur, tant sur le plan psychologique que socioculturel, permet de comprendre comment les individus apprivoisent le monde, négocient leurs places et tissent ou déchirent la trame relationnelle.

 

L’humour affiliatif : une poétique du lien

L’humour affiliatif est défini par Martin comme une forme d’humour prosocial, orientée vers la cohésion du groupe. Il vise explicitement à créer, maintenir ou restaurer des relations positives avec les autres. Contrairement à l’humour agressif, il exclut toute intention de blesser : son horizon est celui du partage, de la reconnaissance mutuelle et de la détente collective. Socialement, cet humour repose sur une capacité d’empathie fine : comprendre les normes implicites du groupe, identifier ce qui peut être partagé sans blesser, détecter le moment où la tension appelle un sourire plutôt qu’un argument. Psychologiquement, il reflète une certaine sécurité intérieure, une disponibilité à l’autre, et la capacité de faire du monde un espace habitable.

L’humour affiliatif se déploie dans des situations ordinaires :

  • des anecdotes légères qui transforment la banalité en connivence ;
  • des hyperboles humoristiques sur des expériences communes (la météo, les transports, les délais administratifs) ;
  • des plaisanteries inclusives qui invitent chacun à s’y reconnaître ;
  • un rire qui “arrondit les angles” dans un groupe professionnel lors d’un moment de tension.

Dans une salle d’attente hospitalière, un mot bien choisi peut faire retomber l’angoisse collective. Dans une équipe, une plaisanterie bienveillante peut ré-humaniser une réunion technique. L’humour affiliatif agit comme une technologie relationnelle. Il produit du commun, ouvre des espaces respirables et permet à chacun de se sentir légitimé dans sa présence. Il transforme un groupe en communauté de situation, parfois même en communauté d’existence. Il contribue ainsi à la “civilité émotionnelle” indispensable à la vie publique.

 

L’humour auto-améliorant : une écologie intérieure du rire

L’humour auto-améliorant relève davantage de la psychologie positive. Pour Martin, il s’agit de la capacité à utiliser l’humour pour réguler ses émotions, maintenir une perspective optimiste ou relativiser les difficultés. Il fonctionne comme un modulateur interne. Ce style d’humour maintient une distance mentale face aux événements stressants. Il permet de transformer une situation anxiogène en scène potentiellement comique, non par déni, mais par reconfiguration narrative. Le sujet se met en position d’auteur de son vécu plutôt qu’en victime passive.

On le voit se manifester par :

  • des phrases auto-encourageantes teintées d’humour (“Si je survis à ce dossier, je mérite une médaille cosmique”) ;
  • des visualisations décalées qui transforment une réunion difficile en théâtre intérieur ;
  • une capacité à sourire de situations qui auraient pu générer un effondrement émotionnel.

Dans la clinique, il apparaît comme un facteur de résistance au stress, corrélé à un meilleur bien-être subjectif. Si l’humour auto-améliorant est d’abord intrapsychique, il a des effets relationnels : un individu capable de traverser l’adversité avec humour contribue à stabiliser l’environnement social, à diffuser de la résilience autour de lui. Il devient un pôle d’étayage émotionnel, non par héroïsme mais par attitude.

 

L’humour d’autodérision : une éthique de la vulnérabilité

L’autodérision est la capacité à rire de soi-même sans se dévaloriser. Pour Martin, elle constitue un style distinct : elle n’est pas une forme d’auto-agression mais une manière mature de reconnaître ses limites sans drame. Elle suppose une identité suffisamment stable pour accepter de ne pas être omnipotent. Sur le plan psychodynamique, elle témoigne d’un rapport souple au narcissisme, d’une capacité de désidentification légère qui permet de se regarder avec une douceur amusée.

Dans les interactions, elle prend des formes variées :

  • reconnaître sa maladresse dans une situation (“j’ai la grâce d’un meuble Ikea mal monté”) ;
  • jouer avec ses oublis, ses petites obsessions, son sens de désorganisation ;
  • détourner avec finesse un échec personnel pour répandre de la légèreté.

C’est un humour qui désamorce l’embarras, qui dit à l’autre : “tu peux approcher, je ne me prends pas trop au sérieux”. L’autodérision rend possible un espace relationnel sûr. Elle abaisse les défenses narcissiques, permet des échanges plus authentiques et instaure une forme de réciprocité émotionnelle. Elle participe à une éthique de la vulnérabilité partagée, indispensable dans les groupes pour instaurer confiance et coopération.

 

L’humour agressif : un rire qui blesse, un lien qui se défait

L’humour agressif inclut les moqueries, sarcasmes, ironies mordantes et formes de dépréciation dirigées vers autrui. Martin le considère comme le style d’humour le moins prosocial et le plus associé à des tensions interpersonnelles. Il exprime souvent une tentative de prise de pouvoir, de restauration narcissique aux dépens d’autrui, ou de gestion défensive de l’anxiété. Psychologiquement, il peut renvoyer à une difficulté d’empathie ou à une rigidité identitaire.

L’humour agressif s’observe par :

  • des imitations caricaturales visant à ridiculiser ;
  • des commentaires sur l’apparence physique ;
  • des traits d’esprit qui excluent un membre du groupe ;
  • une utilisation du sarcasme pour invalider la parole de l’autre.

Ce rire est souvent applaudi par certains, redouté par d’autres. Il crée un espace relationnel vertical, hiérarchisé, où l’un domine et l’autre endure. Loin de renforcer la cohésion, il crée des micro-clivages, fragilise la confiance et produit un climat défensif. Dans les institutions, il peut devenir un mode de contrôle implicite. Sur le plan sociopolitique, il participe à la construction de stigmates.

 

Le rire comme opérateur politique du lien social

Si les typologies psychologiques de l’humour ont d’abord été pensées dans le champ clinique ou expérimental, elles prennent aujourd’hui un relief nouveau lorsque l’on observe les tensions sociales contemporaines. L’humour peut devenir un dispositif politique informel : il ouvre ou ferme l’espace du dialogue, il régule les affects collectifs, il distribue les places.

Les sociétés ont besoin d’un humour qui relie, affiliatif, auto-améliorant, autodérision, car ces styles d’humour produisent de la sécurité émotionnelle, facilitent la coopération et soutiennent les processus démocratiques en rendant possible le dissensus respectueux. À l’inverse, l’humour agressif peut devenir un agent d’érosion du lien social, préparant le terrain à la méfiance, à la polarisation, à la violence symbolique. Le choix de nos rires n’est jamais neutre. Nous engageons dans le rire une certaine vision de l’autre, une certaine manière d’habiter le monde. Peut-être qu’à l’avenir, une écologie du rire devra accompagner les réflexions sur l’écologie du vivant et les politiques du soin : une manière d’apprendre à rire pour l’autre plutôt que contre lui.

 

 

Source :

la typologie présentée dans The Psychology of Humor (Martin, 2007)