Refaire monde : crise du réel et reconstruction du commun

« Sommes-nous en train de détruire la réalité ? » demandait Gérald Bronner avec cette gravité calme que prennent parfois les sociologues lorsqu’ils pressentent que l’époque vacille. La question, qui semble emprunter au registre de la dystopie, porte pourtant une inquiétude éminemment rationnelle. Derrière elle se dessine un diagnostic partagé par les institutions internationales : selon le rapport 2024 du Forum économique mondial, la désinformation constitue désormais le risque principal pour l’humanité à court terme, surpassant les catastrophes climatiques.

 

 

Ce constat ouvre un champ intellectuel qu’il faut parcourir avec lucidité : la question n’est plus seulement de savoir comment nous informons, mais dans quel monde nous habitons encore, et si ce monde est encore commun. Les technologies immersives, la surcharge cognitive, l’individualisation extrême des représentations, les algorithmes producteurs de réalités concurrentes, tout cela compose une situation inédite pour les sociétés humaines : une fragmentation sans précédent du réel, un effritement des médiations, un renversement de ce que Miguel Benasayag nomme « les conditions d’existence du réel ». Car pour Benasayag, « le réel est ce qui résiste », le domaine où les contraintes, les relations, les corps et les interactions forment un tissu vivant que l’on ne peut dissoudre sans dissoudre la possibilité même de l’agir. En détruisant le réel, c’est-à-dire en substituant des images, des récits fantasques, des représentations malléables à la densité obstinée du monde, nous perdons le sol qui permet à la liberté de se déployer.

 

Apocalypses cognitives : excès d’information et implosion du réel

Bronner décrit avec une précision clinique cette situation qu’il nomme « apocalypse cognitive ». Il ne s’agit pas d’un effondrement spectaculaire, mais d’un lent basculement où les individus, submergés par l’excès d’informations « 90 % de l’information terrestre a été produite en deux ans », rappelle-t-il, perdent leur capacité de tri, de hiérarchisation et de mise en cohérence. Dans ce flux, les contenus les plus extrêmes, les plus émotionnels ou les plus indignes captent davantage l’attention que les contenus justes, pondérés, complexes. Ce mécanisme est renforcé par l’architecture même des réseaux sociaux où 1 % des comptes produisent un tiers de l’information visible. Les « super spreaders » façonnent ainsi des réalités alternatives, où les biais de confirmation deviennent des refuges cognitifs.

Pour Bronner, cette tendance s’accélère encore avec l’IA : nous entrons dans une phase où la majorité des informations produites ne le sont plus par des humains. Les algorithmes polissent nos obsessions, accentuent nos vulnérabilités cognitives, installent chacun dans une « chambre d’échos » où l’on ne rencontre plus que soi-même. C’est alors que la question de la vérité se déplace. Nous ne cherchons plus le vrai mais le confortable. Non plus le monde, mais « un monde qui me ressemble », soupçonne Bronner.

Benasayag nomme cette dynamique une « destruction du réel » : une fuite hors de la friction, hors de la matérialité, hors de la limite. Le numérique crée des espaces sans résistance, « où tout est possible mais où rien n’est réel », et où l’identité elle-même se détache du corps ; un désir d’échapper à la vulnérabilité du corps, au tragique de l’existence.

 

Sans faits communs, pas de monde commun : la menace sur la démocratie

Si Bronner alerte sur la « sortie du réel », c’est notamment parce que les sociétés démocratiques reposent sur un postulat fragile : l’existence d’une base cognitive partagée. Sans accord minimal sur les faits, dit-il, « aucune intelligence collective n’est possible ». La démocratie n’est pas seulement un système institutionnel : c’est une manière d’habiter le monde ensemble. Or, l’effritement de la réalité commune entraîne une érosion profonde de la confiance. La fragmentation des récits produit une fragmentation des appartenances. Les institutions médiatiques, affaiblies économiquement, tendent à privilégier la rentabilité plutôt que la vérification. Les « millefeuilles argumentatifs » se multiplient : lors des attentats de Charlie Hebdo, Bronner note que 26 arguments complotistes étaient disponibles le premier jour, plus de 100 quatre jours plus tard. Dans un tel contexte, la pluralité cesse d’être un atout : elle devient un éclatement. La divergence devient rupture. Roland Gori analyse cette situation comme l’avènement d’une « société des imposteurs ». L’imposteur n’est pas simplement celui qui ment : c’est celui qui dissout les critères de la vérité, qui transforme la parole en pur instrument, qui fait du discours un vecteur d’autorité arbitraire plutôt qu’un engagement dans le monde. Gori y voit un glissement de la démocratie vers une technocratie performative, où le langage ne sert plus à signifier le réel mais à produire des effets de pouvoir.

La logocratie de Clément Viktorovitch partage ce constat. Elle doit être lue comme une dérive critique de la pratique politique : elle désigne l’usage instrumentalisé de la parole pour gouverner sans assumer. Loin d’être l’horizon idéal d’une démocratie où l’argument l’emporte sur la force, la logocratie, transforme le langage en un dispositif de manipulation. Les mots cessent alors d’être des instruments de justification et deviennent des outils de circulation d’effets : séduction, sidération, polarisation, qui permettent à leurs auteurs de produire des décisions, d’engendrer des actions et, simultanément, d’échapper à la responsabilité de ces actions. Cette forme de gouvernement par la parole fabrique de la « crédibilité sans contrainte » : on mobilise l’émotion, on polarise l’attention, on construit des narratifs performatifs qui rendent inutile la contrainte matérielle ou institutionnelle. L’argument vaut moins par sa relation au réel que par sa capacité à produire de l’adhésion immédiate ; et si l’action pose problème, l’auteur peut se retrancher derrière la rhétorique, la dénégation, la mise en scène bref, derrière la parole elle-même. La logocratie est ainsi complice de ce que Roland Gori désigne comme la « société des imposteurs » : elle permet l’usurpation symbolique en autorisant la dissociation entre dire et faire, entre promesse discursive et responsabilité effective. Conjurer cette dérive suppose donc deux registres conjoints : renforcer l’hygiène argumentative des citoyens, pour qu’ils reconnaissent et refusent les techniques de capture discursive et rétablir les mécanismes institutionnels qui lient explicitement parole et responsabilité (transparence des chaînes décisionnelles, audits publics des impacts, règles déontologiques contraignantes). Sans ces garde-fous, la parole publique risque de se transformer en théâtre d’illusions où l’on gouverne par l’effet et non par le fond, et où nul ne peut plus véritablement répondre du monde qu’il contribue à produire.

 

Barbara Cassin, dans La guerre des mots, montre comment le langage est devenu une arme stratégique dans les relations internationales contemporaines. Les dirigeants politiques ne se contentent plus de négocier ou de gouverner : ils orchestrent des récits, manipulent les mots et fabriquent des mondes discursifs parallèles. Cassin analyse la manière dont Trump et Poutine exploitent la performativité du langage pour remodeler la perception de la réalité, créer des « bulles de vérité » et polariser l’opinion publique. Cette dynamique rejoint l’idée de Roland Gori sur la « société des imposteurs » et le concept de logocratie de Clément Viktorovitch : le langage cesse d’être un outil de description du réel pour devenir un instrument de puissance et de contrôle. Dans ce contexte, les mots ne décrivent plus simplement le monde ; ils le façonnent, le déforment et parfois le substituent. La démocratie, qui repose sur une base partagée de faits et d’arguments, se trouve fragilisée : si chacun habite un monde linguistique différent, la communication et la délibération collectives se trouvent compromise. Le travail de Cassin éclaire ainsi la dimension géopolitique de la fragmentation du réel, en montrant que les techniques discursives qui menacent le commun dans les sociétés numériques se retrouvent à l’échelle mondiale dans les conflits de puissance et de représentation.

 

Ce que le virtuel modifie en nous 

Nous évoluons désormais dans des scènes numériques où la simulation rend possible des expérimentations morales dépourvues de conséquences tangibles. L’immersion offerte par le virtuel permet de tester des identités, des comportements et des décisions dans un espace où rien ne coûte réellement. Mais cette liberté apparente ne libère pas : elle dissout la responsabilité. Le réel, au sens éthique et anthropologique, reste un monde où les actes sont irréversibles, où le corps souffre et où nos choix produisent des effets durables sur autrui et sur nous-mêmes. Bernard Stiegler analyse cette mutation comme un processus de prolétarisation cognitive, où les individus sont progressivement détournés de leur capacité à concentrer leur attention et à développer un jugement critique. Dans un univers saturé de contenus, l’économie de l’attention devient le levier majeur du pouvoir. Les plateformes, les algorithmes et les médias exploitent cette attention rare pour orienter les comportements, hiérarchiser les informations et polariser les affects. Chaque clic, chaque like, chaque partage devient une microtransaction cognitive, contribuant à une logique de storytelling performatif où le récit prime sur le réel, où l’émotion l’emporte sur la véracité, où la séduction et l’adhésion rapide remplacent la réflexion.

À ce mécanisme se superposent des stratégies d’influence délibérées : le sharp power, exercé par des acteurs étatiques ou économiques, mobilise des campagnes de désinformation ciblées pour remodeler l’opinion publique à distance. L’astroturfing ajoute à cela la simulation de mouvements populaires, où des communautés artificielles fabriquent une impression de consensus. Dans le registre politique, le concept de spin dictator illustre comment la maîtrise du récit et la construction d’une image publique soigneusement calibrée permettent aux gouvernants de gouverner par la perception plus que par la réalité, transformant le storytelling en instrument de pouvoir et de contrôle. Dans ce contexte, l’individu expérimente une illusion de puissance : il peut se jouer de l’identité, tester des comportements extrêmes, se projeter dans des mondes multiples. Mais, comme le souligne Benasayag, cette « toute-puissance virtuelle » est une tromperie : la disparition des résistances, des limites et des contraintes ne libère pas ; elle déstabilise. La multiplication des pathologies de l’attention, de l’anxiété ou du rapport au corps n’est pas accidentelle : elle traduit la confrontation d’êtres humains avec un monde dont les repères matériels, sociaux et symboliques se sont effacés. Ainsi, le virtuel ne transforme pas seulement les modes d’action ; il redessine les conditions mêmes de la responsabilité et de l’engagement dans le monde. Comprendre ces mutations, comme le propose Stiegler, n’est pas une question de morale abstraite, mais d’écologie de l’attention : il s’agit de reconstruire des dispositifs qui permettent aux individus de concentrer leur regard, de distinguer les récits, de résister aux manipulations et de revenir à un engagement éthique tangible dans le réel.

Face à cette désagrégation existe une piste précieuse : celle d’une hygiène argumentative. Viktorovitch rappelle que la démocratie est un régime où la parole décide du monde. L’argumentation n’y est pas un jeu d’habileté, mais un acte de responsabilité civique. Il écrit : « L’argumentation est ce qui nous permet d’exercer ensemble notre pouvoir politique. » Une société qui abandonne l’exigence argumentative à la séduction émotionnelle se condamne à l’imposture au sens analysé par Gori. L’hygiène argumentative implique plusieurs conditions : reconnaître les biais cognitifs qui guident nos raisonnements ; vérifier les sources, croiser les perspectives, accepter la complexité ; distinguer les arguments valides des sophismes (attaque ad hominem, causalité fallacieuse, faux dilemme…) ; accepter que l’autre puisse avoir raison, ou que nous puissions nous tromper. Cette hygiène n’est pas un luxe intellectuel, mais une infrastructure de la confiance. Elle ne peut être individuelle seulement : elle doit être collective, enseignée dès l’école, intégrée dans les médias, valorisée politiquement.

 

Délibérer autrement : technologies, expérimentation et intelligence collective

La technologie n’est pas en soi un poison ou un remède : elle est un pharmakon, au sens de Stiegler. Elle peut nourrir la fragmentation comme elle peut devenir l’instrument d’un renouveau délibératif. Le modèle taïwanais, impulsé par Audrey Tang, démontre que les outils numériques peuvent servir la délibération plutôt que la division. Les citoyens collaborent à résoudre des problèmes concrets grâce à des plateformes où les consensus émergent des interactions plutôt que des polarisations. C’est une démocratie « par contributions », où la légitimité vient du processus plus que de la simple représentation. Benasayag verrait là un signe encourageant : un retour au réel passe toujours par l’action partagée. « Le réel, écrit-il, est ce dans quoi nous sommes engagés, ce que nous faisons ensemble. » Il ne s’agit donc pas de nostalgie du passé, mais d’inventer des dispositifs où l’expérience commune peut redevenir le socle du politique.

Alors, comment retrouver un monde commun dans un âge de réalités multiples, de récits divergents, de vérités instables ? Cette question, centrale dans notre époque, appelle une réponse qui ne soit ni technophobe, ni naïvement technophile, ni purement normative. Le commun ne peut plus se fonder sur un imaginaire unifié. Il ne peut plus se décréter d’en haut. Il ne peut plus non plus reposer sur l’illusion d’un consensus général, que la postmodernité a fissuré. Le commun peut cependant renaître du faire. C’est en agissant ensemble sur des problèmes concrets que les individus retrouvent une réalité partagée. Le réel se reconstruit lorsqu’il redevient une expérience, et non une simple représentation. Il se reconstruit lorsqu’il résiste, c’est-à-dire lorsqu’il oblige à composer, à négocier, à coopérer. Il se reconstruit lorsqu’il politise nos vulnérabilités plutôt que de les masquer. Une démocratie expérimentale, attentive aux dynamiques locales, peut en devenir la méthode. Une éthique du réel, telle que la porte Benasayag, peut en devenir le souffle.

 

Conclusion : Pour que le monde tienne encore

Nous sommes en train de détruire ce qui fait d’une réalité une réalité commune. Or, une société ne tient pas parce que ses membres ont les mêmes opinions, mais parce qu’ils vivent encore dans le même monde. Le défi est immense, mais il n’est pas désespéré. Nous pouvons réapprendre à habiter le réel. Nous pouvons réapprendre à parler, non pour vaincre, mais pour comprendre. Nous pouvons réapprendre à penser ensemble, avec cette lenteur féconde que réclame la délibération. Nous pouvons reconstruire le commun par les gestes, les projets, les lieux où se tisse l’expérience partagée. Dans un monde saturé d’images, de récits, de simulacres, la ressource la plus rare redevient ce qu’elle a toujours été : le réel lui-même, et la capacité des humains à le porter ensemble. C’est cela, finalement, refaire société : non pas restaurer un passé disparu, ni imposer un ordre nouveau, mais bâtir une réalité suffisamment dense, suffisamment habitée, pour que nos voix, multiples, fragiles, vibrantes puissent encore s’y répondre.

 

sources : 

La démocratie des crédules de Gerald Bronner

Logocratie de Clément Viktorovitch

La guerre des mots. Trump, Poutine et l’Europe de Barbara Cassin

Éloge du conflit de Miguel Benasayag et Angelique del Rey

La fabrique des imposteurs de Roland GORI

La fabrique de nos servitudes de Roland GORI

Réenchanter le monde de Bernard Stiegler

Les pathologies de la démocratie de Cyntia Fleury

La tyrannie de l’évaluation de Angélique DEL REY

 

Apprendre à retisser des liens pour renouer avec une harmonie sociale et personnelle.