Dans l’universel qui nie les différences, l’œuvre d’Arturo Escobar vient en urgence. « Sentir-Pensée avec la terre » nous parvient, sa traduction en français tombe à point. Ce débat, né en Amérique Latine, s’invite ici, après quinze ans de chemin. Sur la modernité et les luttes ardentes des peuples amérindiens, afro-descendants, et de toute la gauche latino-américaine, il éclaire et soulève maintes questions humaines.
« Sur le plan théorique, on considère que les cosmovisions et les pratiques des communautés indigènes, afro-descendantes et paysannes peuvent contribuer à édifier un modèle de civilisation alternatif. Il ne s’agit de rien de moins que de « retrouver le sens de la vie ».
Il rejoint en ce sens l’anthropologue, David Graeber qui rappelait jadis, que les sciences sociales avaient été fondées, pour analyser les structures de pouvoir, dans l’espoir d’améliorer notre société, et bâtir un monde meilleur, mais avec le temps, ce projet utopique de transformation, fut oublié par l’institutionnalisation des savoirs et des disciplines.
On mesure la profondeur de cette contestation : à la coupure ontologique nature / culture, il s’agirait d’opposer, à l’école des amérindiens, un « multinaturalisme » (où les différences de perceptions entre humains et non-humains sont déduites de la différence des corps, mais découlent d’une unité profonde des psychismes, des subjectivités) ; au patriarcat, la complémentarité sexuelle ; à l’Etat, des modes d’organisation acéphales etc.
« Au Sud comme au Nord, tout conflit politique autour des questions écologiques renvoie à un écart entre des visions différentes de la manière dont est composé le monde, autrement dit à un enjeu ontologique. A l’heure de la crise écologique et de l’échec de la mondialisation, il est plus que temps de comprendre cette dimension ontologique de la politique. De rétablir une égale dignité des cosmologies non-occidentales pour habiter ensemble le plurivers de mondes qu’est notre planète »
Cette posture théorique tire d’une certaine manière les conséquences politiques des leçons de l’anthropologie contemporaine. En effet, de Pierre Clastres à Philippe Descola en passant par Eduardo Viveiros de Castro, l’anthropologie américaniste a progressivement démonté les catégories scientifiques des premiers fondateurs de la discipline pour organiser la description des sociétés amérindienne en ayant recours à la notion d’ontologie, autrement dit une forme de représentation du monde qui prend sa source dans un rapport méta-physique radicalement différent, un autre « être-au-monde », que le discours seul ne peut appréhender, et qui ne peut être approché qu’à la condition d’une expérience de décentrement.
Son travail entre en résonance avec d’autres penseurs décoloniaux qui pointent du doigt le régime de colonialité opérant depuis 1492 et la conquête « ininterrompue » en Amérique du Sud (Aníbal Quijano, Enrique Dussel, Bolivar Echevarria). Ces chercheurs ne travaillent pas sur des mondes mais avec ou à partir de ces mondes, l’idée étant non seulement d’exposer et faire connaître des modalités alternatives d’habiter (non pas des modernités alternatives mais des alternatives au néolibéralisme, comme le rappellent les auteur.e.s de la préface). En effet, Escobar rappelle dans Sentir-penser avec la terre que la théorie des plurivers vient de William James qui parlait d’univers pluriel, et aussi des astrophysiciens qui, pour rendre compte de la multiplicité des espace-temps parallèles, parlent de multivers ou de plurivers. En France, plusieurs penseurs ont mis en avant ce concept, Edgar Morin (1977, 1980, 1986) préconisait un plurivers méthodologique rendant compte d’une réalité multidimensionnelle.
La notion de « décolonialité » Porté par Escobar se définit comme un processus à mettre en pratique sur tous les terrains et dans la pensée, non pas comme une pensée d’essentialisme stratégique mais de philosophie pragmatique et politique des relations et des singularités incluant des pratiques existentielles non anthropocentrées. L’anthropologie d’Escobar invite à accompagner des luttes territoriales en valorisant les savoirs locaux qui à la fois se transmettent des cosmovisions anciennes et s’inventent face aux violences d’États et de compagnies multinationales. Il appelle à la reconnaissance d’une pluralisation des mondes et des regards des « peuples territoires » contre ce qu’il appelle le « Monde » produit par la philosophie néolibérale.
Arturo Escobar en déduit l’incommensurabilité des expériences indigènes, qui relèvent, donc, d’ontologie différenciées, de manière d’être-au-monde incommunicables (à moins d’une familiarité prolongée du corps aux situations, aux agencements de l’expérience indigène), et par conséquent fondamentalement hétérogènes, mais d’égales dignité. « tout ensemble de pratiques instaure nécessairement un monde » et consiste à se demander quel type de monde s’instaure, à partir de quelles pratiques, et comment sortir d’un monde pour entrer dans un autre, ou ce qu’Escobar appelle faire « transition » afin de sortir de situations de crises écologiques et sociales.
Penser et co-construire les alternatives
Contre le « There is no alternative » (TINA) de Margaret Thatcher, une multitude d’alternatives essaiment partout et se mettent en réseau : There are Many Alternatives (TAMA). Depuis 2005, les luttes écoterritoriales se sont propagées et leurs acteurs ont initié de nouveaux réseaux d’alliances transnationales grassroot partant d’expériences locales qui se relient entre elles pour inventer de nouvelles solidarités et manières de lutter au niveau global.
La réponse d’Escobar à l’univers monologique est le plurivers et les études des transitions qu’il déploie en trois volets :
- les études pluriverselles qui posent la question de tendances pluriverselles dans la théorie sociale et les universités ;
- les études de la transition qui envisagent les mouvements à la fois dans les Nord et dans les Sud (notamment contre l’extractivisme) ;
- le design ontologique et de transition, design communal (à partir du lieu, de nouveaux médias au service du plurivers) qu’Escobar a récemment développé dans de nouveaux travaux.
Comme le rappelle Escobar, la notion de Buen vivir « bien vivre » tirée du terme, Sumac Kawsay, de la cosmovision autochtone des Quechua, est un concept non anthropocentrique concernant les relations des terrestres, visibles ou invisibles qui a eu un immense impact sur la vie politique en Bolivie et en Equateur où elle est même inscrite dans la constitution. De même pour Pachamama, entité féminine des Andes incarnant la terre, qui au terme de nombreux débats entre les Amérindiens des Andes, ceux de la forêt, des militants marxistes et des féministes est devenue un outil stratégique commun de lutte politique au niveau national.
La reconnaissance de tels concepts relationnels des terrestres – visibles comme invisibles – pour protéger la terre et ses peuples territoires est devenue internationale. Elle a inspiré d’une part la rencontre de délégations de 33 pays en 2010 à Cochabamba en Bolivie et a initié le mouvement pour les droits de la terre, pensée comme mère nature. D’autre part elle est entrée à l’ONU où bien des sessions réunissant des délégations autochtones du monde entier commencent par un rituel d’hommage à Pachamama. Des dizaines de campagnes pour la reconnaissance comme vivants et personnes juridiques de certains sites considérés comme naturels (mais aussi culturels pour les populations concernées) – tels des rivières, des forêts ou des montagnes – ont vu satisfaction en Amérique latine et aussi dans le Pacifique, notamment en Nouvelle Zélande et en Australie. Leur “sentir-penser” avec la terre fait écho à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes dont le marronnage inventif d’occupation et de mise en valeur de ce bocage de 1650 ha a permis de créer un vivre ensemble, un “buen vivir”, dans une intelligence impressionnante de ré-élaborations constantes de formes de vie communales, même si, ou peut-être parce que “senties-pensées” dans un dissensus de positions très diversifiées parfois très conflictuelles.
La notion de « senti-penser » en appelle directement à l’expérience, et établit une sorte de barrière herméneutique entre ceux qui ont vécu et pensé « avec le cœur » et les autres, qui ne peuvent appréhender la réalité d’un territoire que par la voie détournée de l’imaginaire et du raisonnement. Elles réclament un réinvestissement affectif mais aussi une immersion expérientielle au plus près des territoires :
« Le concept de sentipensée a été introduit par le sociologue Orlando Fals Borda à propos des pratiques populaires de connaissance des communautés de la côte atlantique colombienne. Sentir-penser avec le territoire implique de penser simultanément avec le cœur et l’esprit, ou encore, comme le formulent si bien les collègues du Chiapas inspirés par l’expérience zapatiste, de « raisonner avec le cœur ». La sentipensée, c’est la manière dont les communautés territorialisées ont appris à vivre. Il revient à chacun de nous à présent d’apprendre à sentir-penser avec les territoires, les cultures et les connaissances des peuples – leurs ontologies- au lieu de penser à partir des connaissances décontextualisées qui sous-tendent les concepts de « développement », de « croissance » et même « d’économie ». »
À partir du concept de « Sentir-penser », l’auteur bouscule le cadre épistémologique occidental fondé sur une séparation entre sentir et penser, corps et esprit, objet perçu et sujet pensant. Par contraste avec cette « ontologie binaire » qui fonde les régimes de modernité et de colonialité (souvenons-nous de la Controverse de Valladolid et autres débats à sens unique sur la prétendue absence d’âme des Indiens ou des Noirs), Escobar théorise une « ontologie relationnelle » où la pensée n’existe que de façon incorporée et genrée, c’est-à-dire située dans des corps, pensant à partir d’eux et agissant sur eux. Le sujet terrestre ne surplombe pas un monde d’objets non-terrestres ou de sujets considérés comme des objets non-terrestres exploitables. La pensée relationnelle récuse la distinction ontologique entre le moi et les autres, le sujet et son « environnement ». Elle invite à repenser le sujet à partir de ses interactions, et le monde à partir du « plurivers », c’est-à-dire un agencement (ou « design », pour reprendre un autre concept clé d’Escobar) de mondes, chacun engagé dans un processus distinct, relationnel et situé de « faire monde ».
Escobar appelle à la reconstitution d’une nouvelle « mondialité » (selon le mot d’Edouard Glissant), qui serait pluriverselle plutôt qu’universelle. Il franchit ce faisant un seuil. Son propos intéresse le monde, et non pas seulement les dirigeants des pays qui abritent des minorités indigènes. Il s’agit de penser, depuis le Sud, les conditions de possibilité d’une nouvelle configuration de la mondialisation. Un tel programme a des conséquences sur le plan de l’économie générale de la production intellectuelle. Il s’agit d’abandonner l’universalisme classique au profit d’un pluriversalisme ontologique :
« Cet ouvrage ambitionne d’être une contribution au projet collectif de faire fleurir un champ d’études pluriverselles. De nombreux travaux universitaires critiques naissent de la volonté d’accompagner les luttes et les revendications des mondes qui s’obstinent à exister, malgré la déferlante unimondiste caractéristique de la mondialisation néolibérale. Ils visent d’une part à présenter des alternatives viables au discours et aux pratiques du monde unique, et s’adressent tout particulièrement aux habitants de cet unimonde moderne […]. D’autres part, ils cherchent à comprendre comment les multiples projets fondés sur d’autres engagements ontologiques, d’autres manières de faire monde, contribuent à saper le projet d’une monde unique, tout en élargissant leurs propres espaces de réexistence. »
Source :
Arturo Escobar, Sentir-penser avec la terre. Une écologie au-delà de l’Occident.
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