Dans nos sociétés contemporaines, nous tenons pour acquises les structures invisibles qui soutiennent nos existences : nos économies, nos institutions, nos contrats sociaux. Nous nous reposons sur elles comme sur une toile tissée par des générations, sans toujours en percevoir la fragilité. Or, dans le même temps, nous ne cessons de vouloir transformer ces structures, de les remodeler selon nos désirs, nos colères ou nos impatiences, comme si ce tissu pouvait s’étirer à l’infini sans jamais se rompre.
Cette tension, entre conservation et métamorphose, constitue l’un des défis majeurs de notre temps. Ivan Illich avait déjà diagnostiqué cette pathologie de la modernité : à force d’accélérer, d’outiller, de complexifier, nous désapprenons à habiter les limites, à cultiver le discernement, à préserver ce qui rend la vie commune possible. Barbara Stiegler, relisant Nietzsche, nous rappelle que l’idéologie néolibérale transforme l’homme en un être sommé de s’adapter sans cesse à un environnement mouvant, sans jamais interroger la soutenabilité de ce mouvement perpétuel. Roland Gori, quant à lui, pointe la perversion d’un monde où la performativité et la rentabilité deviennent les critères uniques d’évaluation. Le tissu social, saturé par ces logiques, se fragilise : les liens de confiance se dissolvent, les communs se privatisent, et la démocratie s’évide de sa substance. La société se comporte alors comme un individu qui, obsédé par la transformation de son corps, finit par l’endommager en cherchant à le conformer à des idéaux illusoires.
C’est ici que l’apport de Simone Weil éclaire puissamment la réflexion. Dans L’Enracinement, œuvre testamentaire écrite à Londres peu avant sa mort, Simone Weil entreprend une réflexion éthique et politique sur les conditions d’une société juste. Elle y définit les « besoins de l’âme », nécessaires au développement harmonieux de l’être humain, de la même manière que les aliments nourrissent le corps. Parmi ces besoins figure la sécurité, que Weil envisage comme une respiration de l’âme, condition de toute vie humaine digne. Son absence engendre ce qu’elle nomme une « ininterruption de la terreur », une situation où la peur devient permanente, se loge dans les consciences et structure l’ordre social. Weil distingue le besoin de sécurité des simples protections physiques ou matérielles. La sécurité est d’abord une expérience existentielle, une certitude minimale que l’avenir n’est pas entièrement menacé par l’arbitraire, la violence ou la misère. Une société qui prive ses membres de cette sécurité plonge leurs âmes dans l’angoisse, empêchant toute vie spirituelle, politique ou créatrice. À la manière dont un enfant ne peut grandir sans protection, l’âme adulte a besoin de savoir qu’elle ne sera pas sans cesse exposée à l’effondrement. Quand ce besoin est nié, l’humanité elle-même se trouve fragilisée : l’individu n’agit plus par liberté mais par peur.
L’« ininterruption de la terreur » désigne un climat où la peur n’est plus accidentelle, mais constitutive du lien social. La société insécure ne produit pas seulement des violences ponctuelles : elle instaure une insécurité structurelle. Celle-ci peut prendre des formes multiples : l’incertitude économique (précarité du travail, pauvreté chronique), l’arbitraire politique (lois instables, corruption, abus de pouvoir), la menace permanente de la guerre ou de la répression. Dans ce contexte, la terreur n’est pas seulement celle des armes, mais une tension psychique continue, qui ronge l’âme et empêche toute confiance. Weil anticipe ici ce que des sociologues comme Zygmunt Bauman appelleront plus tard la « peur liquide » : une angoisse diffuse qui se diffuse dans tous les pores de la vie sociale.
Ce qui rend la terreur ininterrompue, selon Weil, c’est son inscription dans l’intériorité. Quand l’âme perd le sentiment de sécurité, la peur devient un état normalisé : elle n’a plus besoin d’événement extérieur pour se réactiver. La terreur se loge dans les corps, dans les gestes quotidiens, dans le langage.
Cette intériorisation a deux effets majeurs :
- La paralysie de l’action libre : les individus agissent sous contrainte, non par discernement.
- La corruption du lien social : la confiance, ciment de toute communauté, se délite au profit d’une méfiance généralisée.
Ainsi, la société insécure fabrique un cercle vicieux : plus la peur s’installe, plus elle se reproduit elle-même, engendrant une terreur permanente. Pour rompre ce cercle, Weil insiste sur la nécessité d’un ordre juste, fondé sur l’attention aux besoins de l’âme et sur l’obligation envers autrui. La sécurité n’est pas un luxe, mais une obligation sociale et politique, au même titre que le pain ou la santé. Créer des conditions où chaque être humain peut échapper à la peur permanente est, pour elle, un impératif moral absolu. Il ne s’agit pas d’instaurer une sécurité totale et illusoire, mais de garantir un socle minimal : la certitude que la dignité et la vie de chacun ne seront pas constamment menacées. C’est à cette condition que l’âme peut s’ouvrir à la vérité, à la beauté et à la justice.
On retrouve cette pensée chez une personne comme Clair Michalon qui distingue le risque, qui peut être mesuré, rationalisé et parfois assuré, du danger, qui surgit comme une altérité radicale, un inconnu indomptable. Là où le risque est un calcul, le danger est une expérience qui oblige à inventer. Pour Michalon, la manière dont une société appréhende ces deux registres constitue un véritable guide de son orientation collective. Or nos sociétés modernes, obsédées par la gestion du risque, cherchent à le neutraliser, à le réduire en équations, en modèles économiques et en dispositifs de contrôle. Mais ce faisant, elles oublient que c’est le danger, la rencontre avec l’imprévu, l’altérité radicale, la brèche dans nos certitudes, qui fonde souvent le sens du commun, en révélant nos interdépendances et nos vulnérabilités. Bruno Latour nous invite d’ailleurs à prendre au sérieux cette incertitude : au lieu de tirer le monde à nous, comme s’il devait se plier à nos fantasmes, il s’agit de « composer » avec lui, de reconnaître l’enchevêtrement des vivants, des techniques et des institutions. Le danger, loin d’être seulement une menace, devient alors un guide qui nous rappelle que nous ne maîtrisons pas tout, et que l’art de vivre ensemble exige prudence, soin et imagination.
Miguel Benasayag, dans ses travaux sur la résistance et l’enracinement, insiste sur l’importance d’agir dans et avec nos limites. Pour lui, le problème de notre modernité est d’avoir voulu penser l’émancipation comme une fuite en avant, une sortie radicale des conditions présentes. Or, cette fuite oublie que nos vies sont situées, précaires, prises dans un tissu d’interdépendances. La résistance ne consiste pas à rêver un monde parfait qui balaierait le présent, mais à construire, ici et maintenant, des formes de vie qui protègent et soutiennent les existences fragiles. Ainsi, la fragilité n’est pas ce qui empêche l’action politique : elle en devient le point de départ. C’est ici qu’intervient la notion d’utopies concrètes. Contrairement aux utopies abstraites, détachées du quotidien, les utopies concrètes se tissent dans le réel : elles émergent d’expériences locales, de pratiques solidaires, de gestes ordinaires qui inventent d’autres manières de vivre ensemble. Ces utopies concrètes sont des récits à hauteur d’homme, capables de donner un horizon tout en offrant une sécurité immédiate. Elles permettent aux plus précaires de se projeter dans le changement sans craindre d’y perdre leur seul bagage : leur fragilité assumée. Là où les grandes utopies abstraites promettent des lendemains radieux mais inaccessibles, les utopies concrètes ouvrent des chemins praticables, nourris par l’expérience vécue.
C’est ici qu’intervient la dimension poétique : Miyazaki, dans ses films, nous montre des mondes traversés par le danger, catastrophes naturelles, guerres, métamorphoses inquiétantes, mais qui deviennent l’occasion de révéler la beauté fragile de la coopération et de la solidarité. La poésie de ses récits rejoint l’analyse de Michalon : ce n’est pas dans l’illusion d’un monde sans danger que l’on peut bâtir l’avenir, mais dans l’apprentissage d’une cohabitation lucide avec lui. L’histoire récente regorge d’exemples où l’absence de discernement dans la tension du tissu social a conduit à des explosions : révoltes populaires, crises économiques, désastres écologiques. Ces ruptures ne naissent pas seulement de l’oppression, mais aussi d’une impatience à remodeler sans soin, à vouloir « arracher » plutôt que « tisser autrement ».
La question est donc moins de savoir comment forcer le tissu social à correspondre à nos attentes, que de penser comment l’habiter sans le déchirer. Cela suppose de réhabiliter la lenteur (Illich), le soin (Gori), la critique des récits dominants (Stiegler), la composition avec le vivant (Latour), la reconnaissance du danger comme guide social (Michalon), et l’imaginaire poétique (Miyazaki).
De nouveaux récits pour un monde habitable : entre utopie et sécurité
Face à la crise écologique, un consensus émerge : il nous faut inventer de nouveaux récits. Mais de quel type de récits parlons-nous ? Trop souvent, ils demeurent abstraits, convoquant des horizons lointains de transition énergétique, de sobriété heureuse ou de « nouveau contrat naturel » qui peinent à toucher celles et ceux pour qui l’urgence quotidienne est de boucler un loyer ou de remplir un frigo. Si les récits sont trop détachés des expériences concrètes, ils deviennent l’apanage des élites culturelles ou militantes, laissant les plus précaires à l’écart, voire dans la peur. Or, l’histoire montre que l’exclusion des plus fragiles dans les projets de transformation sociale conduit presque toujours à l’échec ou à la révolte. Il s’agit donc d’imaginer des récits qui ne soient pas seulement utopiques, mais aussi sécurisants : des récits où chacun puisse reconnaître un espace de stabilité, un filet de solidarité, une possibilité de dignité dans les bouleversements. Autrement dit, des récits capables de dire non seulement ce que nous voulons devenir, mais aussi comment nous protégerons celles et ceux qui ne peuvent pas courir au même rythme.
Le solarpunk, par exemple, ne séduit pas seulement parce qu’il projette un futur technologique vert et poétique : il touche parce qu’il imagine des communautés résilientes où la coopération, la mutualisation et le soin mutuel assurent la continuité de la vie quotidienne. Ce type de récit est moins un horizon abstrait qu’un mode de narration de l’ordinaire : cultiver un potager collectif, partager une énergie locale, réparer plutôt que jeter, inventer des rites de voisinage. Autrement dit, les récits dont nous avons besoin doivent être à la fois inspirants et hospitaliers. Inspirants, parce qu’ils ouvrent des voies nouvelles dans la nuit de la crise ; hospitaliers, parce qu’ils garantissent que les plus vulnérables ne seront pas sacrifiés sur l’autel de l’avenir.
Conclusion
Penser la sécurité de celles et ceux qui n’ont que leur fragilité pour bagage, c’est accepter que la société se mesure non à la force de ses élites, mais à l’attention qu’elle porte à ses marges. C’est faire de la fragilité une valeur politique, une boussole éthique et un levier de résistance. Dans un monde travaillé par les dangers écologiques et sociaux, l’avenir ne sera habitable que si nous plaçons au centre de nos récits non pas la toute-puissance de l’homme, mais la dignité de celles et ceux qui, dans leur vulnérabilité même, portent la vérité du vivre-ensemble.
L’art de faire société, aujourd’hui, consiste peut-être précisément à tenir ensemble cette double exigence : ne pas céder sur le rêve, mais ne jamais oublier la sécurité de celles et ceux qui n’ont que leur fragilité pour tout bagage.
l’interculturalité : comprendre les cultures différentes pour se rapprocher.
Relancer le mouvement des utopies concrètes : penser l’idéal à l’épreuve du réel