Jacques Ellul une pensée d’un théologien anarchiste

Les pensées du sociologue chrétien et théologien Jacques Ellul demeurent d’une grande actualité. Devant l’impression d’impuissance face aux divers pouvoirs, il suggère des solutions innovantes pour permettre à chacun de retrouver la puissance et le désir de nous impliquer dans le monde.

Professeur de droit et sociologue, précurseur du mouvement écologiste et défenseur d’une espérance qui prend en compte toutes nos limites… Homme de son siècle il n’a cessé d’analyser les pouvoirs et de percevoir les obstacles à la liberté. Cela avec une maîtrise de la formule : « Penser global, agir local », « ou encore « exister, c’est résister ».

 

Son rapport au politique

Ellul observe une dégradation progressive des lois politiques au profit des normes : une gestion basée sur les chiffres, les indicateurs et les standards, sur laquelle les dirigeants en fonction ont finalement de moins en moins d’influence. Cela instaure une gouvernance administrée et comptable qui entrave l’action politique provenant de la représentation des citoyens. Ellul, face à cet autoritarisme administratif, met en scène le Christ contre toutes les « puissances du monde », une perspective qu’il explore dans deux livres marquants : « La Subversion du christianisme » et « Anarchie et christianisme ». Il y soutient que « l’expression politique la plus conforme à la Bible » est l’anarchisme. Selon lui, « la liberté chrétienne est un droit à contester plutôt qu’à exercer le pouvoir ». Avec une multitude de pouvoirs, techniques et administratifs conjoints, le monde est constamment exposé au danger d’une fermeture et d’une plongée vers les totalitarismes. Pour éviter cela, il est impératif de préserver des trous. « L’individu peut constamment constituer le frein, rompre le consensus. »

Il s’inquiète des partis et groupes qui, selon lui, ont continuellement violé la liberté personnelle de ceux qui les soutiennent. En reprenant ses déclarations : « Il est inutile d’être une simple pâte en comparaison aux autres, il est préférable d’être un levain qui modifie la nature de la pâte pour transformer la société. » En mettant l’accent sur une liberté accordée par le Christ, qui nous « dégage de nous-mêmes » et nos contraintes. Un écart qui permet, par la suite, de s’engager par un « engagement dégagé ». Selon lui, seuls des modèles d’organisation à petite échelle peuvent réellement exercer le contrôle. C’est dans ce contexte que peuvent se concevoir des modes de vie alternatives et communautaires qui intègrent d’autres principes. L’un des domaines d’expérimentation en est l’environnement. Il s’efforce de renouer cette relation avec la nature dès les années 1930 et soutient une écologie profonde qui reconnecte l’homme à son environnement.

 

Son rapport au discours 

Selon Jacques Ellul, la propagande est « toutes les techniques employées par un pouvoir (politique ou religieux) dans le but d’obtenir des conséquences idéologiques ou psychologiques » qui provoquent une fermeture. En son XXe siècle, ces techniques impliquent l’image, la télévision et la publicité. Cette propagande, combinant des visuels et des propos de plus en plus courts et saisissants, présente un autre désavantage : elle diminue la qualité et la profondeur de la communication publique. Dans un livre de 1981, La Parole humiliée, il dénonce les discours politiques vides qui « parlent pour ne rien dire » et ne génèrent plus qu’une expression authentique sans signification ni idées suffisantes pour déclencher les transformations nécessaires. Selon lui, dans cet ouvrage, nous traversons une époque sans égal où la parole, traditionnellement considérée comme le moyen privilégié pour l’homme de communiquer dans un contexte de liberté et de respect mutuel, est supplantée par l’image. Cette dernière est une force aliénante, unidimensionnelle, fragilisante et finalement vide de sens. Comme il l’exprimait dans son ouvrage : Lorsque [le discours] utilise le haut-parleur, lorsqu’il écrase les autres par la puissance des appareils, lorsque la TV parle, il n’y a plus de parole, parce qu’il n’y a aucun dialogue possible. Cette situation découle de deux facteurs principaux : d’une part, l’évolution de la technologie qui transforme radicalement les pratiques ; d’autre part, le dédain pour la parole de l’autre, dont l’ambiguïté intrinsèque, garante de liberté, est incompatible avec les exigences dualistes de la société dans laquelle nous évoluons.

En effet, l’image réaliste, pragmatique, figé ne nous apporte aucune information, car elle appartient au monde tangible et réel (le seul qui compte pour l’homme contemporain) et elle échoue à transmettre la vérité, une vérité existentielle qui transcende nos diverses contraintes. Il a passé quarante ans depuis la publication de La Parole humiliée par Jacques Ellul. De nos jours, avec l’augmentation massive des écrans, la situation s’est aggravée de manière exponentielle, à tel point que le concept même de vérité est devenu incompréhensible, étouffé par les impératifs d’utilité et de pragmatisme, par les enchantements sensoriels divers. Il exprime, plus loins dans le texte, les psychologues et les médecins s’accordent pour reconnaître que le cinéma ne laisse pas l’homme intact. Le choc émotif est trop puissant. (…) Le choc des images se produit bien au-delà des quelques heures de projection. Profitant de ce que la tension mentale s’est relâchée, le contrôle des sentiments et des émotions a été moins efficace à cause de l’obscurité, un certain renoncement au monde réel s’est produit, l’impressivité de l’image atteint son maximum. Non seulement la pensée ou le corps mais la totalité de l’être participent à l’émotion provoquée par le film qui possède une puissance jusqu’alors obtenue par aucun autre instrument. Le spectateur se trouve placé dans un état de disponibilité affective qui l’ouvre tout grand aux influences, aux formes, aux mythes. Grâce aux images qui le font entrer dans la fiction, il se trouve libéré du frein de certains de ses instincts, il projette sur le monde ses désirs personnels, sous le masque d’émotions banales. Or, cette situation se reproduit périodiquement, et ses effets sont durables. Le cinéma habituel crée une nouvelle personnalité et aboutit à une certaine toxicomanie tout en accroissant des déséquilibres internes, imaginatifs ou sentimentaux.

 

Son rapport à la technique 

Ellul remarque que les techniques ne sont pas uniquement des ressources disponibles pour nous, qu’il suffit de comprendre comment utiliser. Au contraire, il considère que nous sommes immergés dans la technique, qu’il perçoit comme un environnement de vie comportant des catégories, des valeurs et des normes qui guident et modèlent nos vies. Elle transforme si nos comportements et nos habitudes qu’elle nous exploite, compromettant notre liberté. Le numérique illustre parfaitement cela. Ces systèmes, maintenant omniprésents dans nos vies personnelles et de travail, ont des critères spécifiques : la rapidité, la clarté. Ils mettent en opposition la mémoire, la confiance mutuelle, la fiabilité des transmissions d’informations, ainsi que la lenteur des relations interpersonnelles et la rapidité des interconnexions. 

Selon Ellul, la technique dépasse son rôle purement fonctionnel. De plus, elle serait « déraisonnable » en raison de cinq biais perceptibles dans les discours qui la soutiennent : le désir d’uniformiser tout, l’incitation au changement et la croissance à tout prix, l’exécution accélérée des tâches et le manque de capacité pour critiquer ces nouveaux dispositifs. Effectivement, ces mécanismes techniques, souvent perçus comme neutres, ne constituent pas uniquement des ressources. Ils visent des objectifs politiques, sociaux ou économiques qui ne sont pas banals. Ce qu’il conteste, ce n’est pas tant le développement de nouvelles méthodes, mais plutôt le recours aveugle et abusif qu’on en fait, ainsi que l’imaginaire que nous en projetons. Des comportements qui limitent la passion, comme par exemple lors de la présentation d’un nouveau modèle de smartphone. Selon Jacques Ellul, la technique est devenue une idole contemporaine. Dans Les Nouveaux Possédés, publié en 1973, il souligne que ce n’est pas la technique qui nous soutient, mais plutôt le sacré transféré à la technique qui nous empêche d’exercer une fonction critique et de l’utiliser pour le progrès humain. Le mouvement des logiciels libres qui met en avant des codes source libre, contrôlable et respectant la vie privée de ses usagers, illustre un autre lien possible entre la technique et les usagers conscients de leur influence.

 

Son rapport à la puissance

Ellul suggère une « éthique de la non-puissance » basée sur une volonté d’imposer des limites pour limiter notre inclination vers la démesure. Une éthique qui répond à ce constat si répandu : « On ne peut continuer un progrès sans fin dans un monde fini. » Ces contraintes affectent aussi bien nos habitudes de consommation que notre perception de la croissance ou de l’écologie. Elle se manifeste par le don, les principes de non-violence, la préoccupation pour ralentir, pour être plus minimaliste et pour résister aux incitations à la consommation, propagées par les décroissants. « Le plus haut point de rupture envers cette société technicienne, l’attitude vraiment révolutionnaire, serait l’attitude de contemplation au lieu de l’agitation frénétique », note Ellul dans Autopsie de la révolution, en 1969. Contrairement à la passivité, la non-puissance est une position d’opposition positive. Elle donne la possibilité à chacun de reprendre en main son action, en sa propre position et niveau, en cherchant non le plus qu’au mieux, sans poursuivre l’impression d’une totalité.

 

La mise en action

Ellul n’établit jamais de méthodes d’action spécifiques, car c’est précisément la liberté personnelle authentique de chacun qui les détermine. Cependant, il propose trois directions pour guider cette recherche : retrouver le sens du prochain, retrouver la signification de l’événement et retrouver les frontières du sacré. Si un unique principe devait guider la vie dans ce style inédit, c’est celui de l’amour. Déterminer ce qui prévaut sur nous. S’y opposer. Imaginez des méthodes différentes, en suivant notre propre tempo et notre environnement. Nous voulons rejoindre des individus qui ont le même désir. Ce mouvement nous porte vers la transcendance, au-delà de nous-mêmes. Outre nos succès ou nos échecs, avec de l’affection, des relations amicales et de la reconnaissance. On peut trouver simple cette position face au pouvoir. Mais il se peut que l’atteinte de cette simplicité soit la plus complexe.