Les trois auteurs diagnostiquent une modernité fondée sur la pensée disjonctive et réductrice. Tous trois critiquent une modernité incapable de prendre en compte la complexité humaine : ses dimensions affectives, relationnelles, culturelles et spirituelles.
- Morin critique la pensée moderne comme « pensée simplifiante », qui segmente le savoir, isole les disciplines, et produit une vision technocratique et abstraite de l’humain. Il appelle à une pensée complexe, capable de relier, de contextualiser et de reconnaître les incertitudes.
- Illich dénonce une modernité qui a fragmenté l’expérience humaine en normes techniques et en fonctions abstraites. L’école, l’hôpital, le transport ou l’urbanisme deviennent des systèmes qui arrachent les humains à leur autonomie et à leur environnement sensoriel.
- Bauman, dans une perspective plus sociologique, voit la modernité tardive comme une ère de désagrégation, où les structures stables (État, famille, travail, communauté) se liquéfient au profit d’une gouvernance fluide, flexible, individualisée.
La perte du lien : individualisme et désintégration sociale
Les sociétés contemporaines, selon Illich, Morin et Bauman, ont opéré une rupture profonde dans les formes traditionnelles du lien humain.
- Zygmunt Bauman analyse ce phénomène sous l’angle de la liquidité des relations sociales. Il montre que la modernité tardive détruit les structures durables (famille, État-nation, communauté) au profit d’une individualisation extrême. L’individu est désormais sommé de se réinventer constamment, dans un monde sans garanties : « Ce sont des relations sans ancrage, des liens à durée déterminée, révocables à tout moment. »
- Edgar Morin parle, lui, de désintégration du tissu social. Il dénonce la fragmentation des existences et l’effacement des solidarités sous l’effet de la mondialisation, de la rationalisation technicienne et de l’urbanisation. Il appelle à une reliance, c’est-à-dire à la reconstruction consciente de liens multiples : sociaux, affectifs, écologiques.
- Ivan Illich, dans ses critiques des institutions (école, hôpital, transports), pointe la manière dont celles-ci, prétendant servir l’humain, en viennent à le priver de ses capacités relationnelles. Il appelle à des institutions « à taille humaine », fondées sur l’entraide et la communauté, non sur la dépendance et l’expertise.
Ainsi, tous trois dénoncent un isolement croissant de l’individu moderne, pris dans des systèmes impersonnels, qui affaiblissent la densité du lien humain et la capacité à vivre ensemble.
La perte du sens : abstraction, rationalisme et crise existentielle
Le second point de convergence réside dans la dénonciation d’une crise du sens, à la fois existentiel, symbolique et sensible.
- Pour Morin, la modernité a engendré une pensée mutilante, qui isole les savoirs, évacue les finalités, et réduit l’humain à ses dimensions biologiques, économiques ou fonctionnelles. Cette perte du sens global engendre une angoisse civilisationnelle. Il écrit dans Introduction à la pensée complexe (1990) : « Le sens se perd quand la pensée se coupe du sujet, du contexte, du global et du complexe. »
- Illich, dans La Perte des sens (2004), développe une méditation sur l’appauvrissement de la perception : les cinq sens sont déconnectés les uns des autres, soumis à des mesures techniques, arrachés à leur enracinement culturel. Le monde devient fonctionnel, opaque, désenchanté. « Les sensations sont remplacées par des signaux, le monde n’est plus perçu comme présence, mais comme donnée. »
- Bauman, enfin, souligne combien l’ère de la consommation et du changement perpétuel rend toute quête de sens difficile. L’identité elle-même devient instable, fragmentée, fluide. La perte du sens est donc aussi une perte d’orientation : on ne sait plus comment vivre, ni pour quoi.
Cette crise du sens n’est pas seulement intellectuelle, mais existentielle et spirituelle, une perte de repères, de mémoire, de profondeur symbolique.
La perte de l’incarnation : corps, présence et expérience sensible
Au cœur de cette perte, il y a pour les trois auteurs une désincarnation de la condition humaine.
- Illich est le plus explicite sur ce point. Il oppose la chair réalité vécue, relationnelle, ouverte à la grâce, au corps objectivé de la biomédecine et de la technique. Il voit dans la modernité un processus de désensualisation, de disparition du monde vécu. « Le corps est devenu un écran sur lequel s’affichent des données, une carte médicale, un objet de gestion. » (La Perte des sens)
- Morin, dans une veine humaniste, appelle à réhabiliter le poétique de la vie, le sensible, l’émotion, la complexité du vécu. Il critique la domination d’un rationalisme abstrait, incapable de saisir la densité incarnée de l’existence.
- Bauman, enfin, montre que dans la société liquide, les relations deviennent elles-mêmes désincarnées : relations à distance, identités numériques, absence de face-à-face véritable. L’autre devient une image parmi d’autres, un profil que l’on peut supprimer.
La perte d’incarnation est donc à la fois corporelle, relationnelle et symbolique : c’est une dépossession du monde sensible, une vie désancrée, réduite à ses fonctions.
Vers une transition
Reliance : restaurer le lien dans un monde fragmenté
Le concept de reliance, central dans la pensée d’Edgar Morin, désigne la capacité à établir des liens, entre les savoirs, entre les êtres humains, entre l’humain et la nature. Morin dénonce la « pensée disjonctive » qui isole les disciplines, les phénomènes et les individus. Il propose une pensée « dialogique », capable d’articuler les contraires, d’intégrer l’incertitude, et de relier les niveaux d’organisation du réel. « La reliance est le mot-clé d’une pensée qui relie ce que la pensée moderne a séparé. » (La Voie)
Chez Bauman, la reliance est abordée à travers la crise du lien social. Dans un monde « liquide », les institutions durables sont remplacées par des relations éphémères, précaires, réversibles. Il évoque une société où l’amour, l’amitié et la solidarité sont minés par l’incertitude et la peur de l’engagement. Or, pour lui, l’humain ne peut se réaliser que dans une relation authentique à l’autre.
De son côté, Illich met en garde contre les systèmes techniques et administratifs qui remplacent les liens communautaires par des services impersonnels. Il critique les institutions modernes qui rendent les individus passifs et dépendants, au lieu de favoriser leur autonomie et leur insertion dans une trame de vie partagée.
Ces trois penseurs appellent donc à une réhabilitation du lien, non comme nostalgie du passé, mais comme condition d’une société vivable et solidaire.
Complexité : sortir de la pensée simplifiante
La complexité, chez Morin, n’est pas complication, mais reconnaissance de l’interconnexion des phénomènes. Contre la logique linéaire, causale et univoque qui domine la science et les politiques modernes, Morin plaide pour une pensée capable d’assumer l’ambiguïté, les rétroactions, les circularités, les émergences. « La pensée complexe n’élimine pas l’incertitude, elle la traverse. »
Cette approche trouve un écho chez Illich, qui, dans La perte des sens, propose une relecture phénoménologique de la corporéité et des savoirs sensoriels. Il critique la réduction de la réalité à des données objectives et standardisées, appelant à une attention renouvelée à la diversité des expériences humaines. Le monde moderne, selon lui, a simplifié à l’extrême l’être humain, le réduisant à un corps médicalisé, un élève standardisé ou un usager fonctionnel.
Bauman, bien qu’issu d’une autre tradition (sociologie critique postmoderne), rejoint cette analyse en soulignant la pauvreté existentielle d’une modernité qui veut tout maîtriser, planifier, contrôler. Dans La vie liquide, il montre que l’obsession de sécurité produit paradoxalement une société angoissée, vulnérable, incapable d’assumer la contingence de la vie humaine.
En somme, tous trois invitent à une pensée plus humble, plus ouverte, capable d’intégrer la diversité et la complexité du réel, condition indispensable pour penser des sociétés vivables.
Convivialité : repenser les institutions et les techniques
La notion de convivialité est forgée par Illich dans son ouvrage éponyme. Elle désigne une société où les outils, les institutions et les technologies sont au service de l’autonomie et de la relation, et non de la dépendance et de la standardisation. Illich distingue les outils « conviviaux », qui prolongent les capacités humaines, des outils « hétéronomes », qui les remplacent et les dépossèdent. « Une société conviviale est une société où l’outil est au service de l’homme, et non l’homme au service de l’outil. »
Morin partage cette critique d’un système technicien inhumain. Il appelle à une réforme des institutions éducatives, politiques et économiques, afin qu’elles respectent la dignité humaine et encouragent la participation citoyenne. Il ne s’agit pas de rejeter la technique, mais de la réinscrire dans une finalité éthique et humaine.
Bauman, quant à lui, s’inquiète du remplacement des liens sociaux par des services contractuels. Il alerte sur la marchandisation de la relation humaine (par exemple dans les soins ou l’éducation), où l’efficacité remplace l’attention, et l’optimisation prend le pas sur la présence.
La convivialité, dans cette perspective, est une écologie du vivre-ensemble : une manière de penser les institutions, les outils et les rythmes en fonction de la relation, de l’autonomie et de la justice.
Conclusion : Une sagesse commune pour le monde à venir
Malgré leurs différences, Illich, Morin et Bauman partagent une vision profondément éthique et anthropologique. Ils appellent à : réinscrire l’humain dans la relation, non comme individu isolé, mais comme être de liens ; retrouver une perception incarnée du monde, contre l’abstraction technocratique ; réhabiliter une pensée vivante, qui relie, éclaire, questionne. Face à la complexité du monde contemporain, leur œuvre invite à un art de vivre, une forme de sagesse qui allie lucidité critique et espérance concrète. Ils ne proposent pas des utopies abstraites, mais des chemins de réforme de notre manière d’être au monde, à la fois personnels, sociaux et spirituels.
La crise actuelle n’est pas seulement économique ou politique : elle est anthropologique. Elle exige une refondation de nos manières de penser, de sentir et de vivre ensemble. En cela, la pensée croisée de Illich, Morin et Bauman offre une boussole précieuse pour naviguer dans un monde incertain : un appel à réapprendre à faire société, à penser ensemble et à habiter humainement la complexité du réel.
Sources :
🔹Ouvrages d’Ivan Illich
- Illich. La convivialité.
- Illich. Une société sans école.
- Illich. La perte des sens.
🔹 Ouvrages d’Edgar Morin
- Morin. Introduction à la pensée complexe.
- Morin. La Voie.
- Morin. Vers l’abîme ?
🔹 Ouvrages de Zygmunt Bauman
- Bauman. La vie liquide.
- Bauman. L’amour liquide.
- Bauman. Modernité liquide.
🔹 Études secondaires et compléments utiles
- Supiot. La gouvernance par les nombres.
- Gori. La fabrique des imposteurs.