L’amitié sociale : une utopie nécessaire pour le monde qui vient

L’amitié. Mot simple, presque discret, que l’on réserve trop souvent à la sphère privée, au doux lien entre êtres qui s’estiment et se reconnaissent. Mais lorsqu’il s’étend à la cité, à la société tout entière, il prend une ampleur politique. Tel est le pari de l’amitié sociale. Loin d’être une chimère sentimentale, l’amitié sociale est une éthique relationnelle et politique, un antidote à l’indifférence, à la violence, et à la solitude contemporaine.

 

 

Origines et définition du concept

Dans Fratelli Tutti, le pape François appelle à une fraternité universelle et propose de fonder la vie sociale non pas sur l’intérêt, la concurrence ou la seule justice procédurale, mais sur une amitié désintéressée et inclusive. Il écrit : « L’amitié sociale est une amitié qui inclut, qui intègre, qui cherche le bien commun. » L’amitié sociale désigne donc un lien fraternel entre citoyens, même étrangers, même différents, même en désaccord, mais unis par une reconnaissance mutuelle de leur dignité humaine. Elle se distingue de l’amitié interpersonnelle : elle ne repose pas sur la proximité affective, mais sur une volonté politique et spirituelle d’habiter le monde ensemble, dans le respect et le soin.

Chez Abdennour Bidar, le tisserand est celui qui, dans une société en voie de déliaison (familiale, sociale, spirituelle), se lève pour réparer. Ces femmes et ces hommes, éducateurs, soignants, artistes, militants, croyants ou non, œuvrent à retisser les liens distendus par les logiques néolibérales, technocratiques ou nihilistes. C’est une fraternité non pas proclamée, mais concrètement tissée, dans les interstices du quotidien, dans l’attention, le soin, la responsabilité. Les deux concepts (amitié sociale et tisserants), bien que issus de traditions différentes, l’un chrétien, l’autre laïque et pluriel, s’épousent dans une vision commune : celle d’un monde en quête de sens où la réponse à la crise est relationnelle avant d’être technique. L’un comme l’autre célèbrent l’héroïsme discret de ceux qui choisissent d’aimer sans naïveté, de tendre la main dans la tempête, de bâtir des ponts là où l’on érige des murs. Ils nous invitent à devenir artisans de paix, à pratiquer une écologie du lien, à refonder nos communautés humaines sur des valeurs de coopération, de respect et d’écoute mutuelle. « Être tisserand aujourd’hui, c’est aimer le monde assez pour vouloir le réparer. C’est lier le spirituel au social, le cœur à la main, la parole à l’acte. »

 

Une réponse aux fractures contemporaines

Dans un monde marqué par l’individualisme néolibéral, les crispations identitaires, la polarisation politique et la montée de la défiance, l’amitié sociale se pose comme un acte de résistance. Elle oppose à la culture du rejet une culture de la rencontre. Là où les logiques utilitaires trient, classent et hiérarchisent, l’amitié sociale tisse, relie et accueille. François n’hésite pas à inscrire cette proposition dans une vision politique renouvelée : il ne s’agit pas d’un simple idéal moral, mais d’un projet civilisationnel. Il appelle à réinventer les formes de la démocratie, de l’économie et de la solidarité en s’appuyant sur la reconnaissance du prochain comme sœur ou frère même si iel est d’une autre foi, d’un autre pays, d’un autre monde.

Ce concept n’est pas sans rappeler la philia d’Aristote, cette forme d’amitié civique entre citoyens, qui constituait le ciment de la polis. On peut aussi y voir un écho des solidarités de voisinage analysées par Ivan Illich où l’identité ne se construit que dans l’ouverture à l’autre. L’amitié sociale se rapproche aussi des notions de care. Elle dépasse le cadre religieux pour toucher à une éthique universelle du lien, dans une écologie des relations humaines. Dans une société blessée par les logiques de séparation, l’amitié sociale nous invite à repenser nos institutions et nos manières d’habiter la cité. Elle suppose : Une éducation à la paix, dès le plus jeune âge ; Une économie au service de la vie, et non du profit ; Une écoute active des périphéries, des pauvres, des oubliés ; Une diplomatie de la tendresse, qui ose dialoguer au lieu d’armer. C’est une politique du visage, pour reprendre Levinas : reconnaître l’autre comme un mystère, non comme un problème à gérer. L’amitié sociale nous convoque à une hospitalité radicale, même envers nos ennemis.

 

L’amitié sociale, un tissage comme horizon sociopolitique

Dans Les Tisserands, Bidar diagnostique une pathologie contemporaine : la désagrégation du lien. Sous les effets conjugués du néolibéralisme, de l’individualisme exacerbé et de la crise des grandes narrations collectives, l’humain moderne se retrouve délié. Délié de ses proches, par la solitude urbaine et numérique. Délié du cosmos, par une modernité technicienne qui coupe l’humain de tout sacré. Délié de lui-même, enfin, par l’érosion du sens. Le résultat ? Une société performante mais malade, peuplée d’êtres ultra-connectés mais existentiellement seuls, de plus en plus sensibles au burn-out, à l’anxiété ou à la tentation nihiliste. Face à cela, Bidar ne prône ni la révolution violente ni la résignation mélancolique. Il appelle à une révolution douce et diffuse, portée par des « héros de l’ordinaire » : les tisserands. Ce ne sont ni des prophètes ni des saints. Ce sont les soignants qui mettent de l’âme dans leurs gestes, les enseignants qui éveillent à la beauté, les militants qui relient écologie, justice sociale et spiritualité, les artistes qui tissent des récits d’espérance. Ils agissent par le bas, dans le quotidien, là où la trame du monde est la plus fragile. Leur puissance réside dans une double fidélité : au spirituel (au sens d’un lien avec plus grand que soi), et au social (le lien aux autres, à la communauté, au vivant). Être tisserand, c’est donc réapprendre l’art du lien, dans une société qui a fait du découpage sa norme, découpage entre disciplines, entre populations, entre êtres et milieux. La singularité du propos de Bidar tient à sa vision spirituelle, mais non confessionnelle. Il plaide pour une « mystique laïque », c’est-à-dire une expérience du sacré qui ne nécessite ni dogme ni clergé. Pour lui, le tissage n’est pas seulement relationnel ; il est aussi ontologique. Nous sommes faits de liens, et c’est par eux que nous devenons pleinement humains. Ainsi, être tisserand, c’est aussi s’inscrire dans une écologie de l’âme, attentive à la qualité des relations : avec les autres, avec la nature, avec le mystère. C’est dans cet entrelacs que réside la possibilité d’un nouveau projet de civilisation : repasser du moi au nous, du profit à la gratuité, de l’ego à l’écho.

Le tisserand est une figure de résistance douce. Non pas passif, mais patient ; non pas naïf, mais espérant. Il résiste à la brutalité du monde en ne renonçant pas à la beauté. Il oppose à la vitesse la lenteur de la relation ; au cynisme, la foi en la fragilité humaine ; à la fragmentation, la puissance du lien tissé à la main. Il s’inscrit dans une lignée d’humanistes discrets, à la manière de Camus, Illich ou Simone Weil, pour qui l’acte de penser, d’aimer et de relier est déjà un acte de transformation du monde.

L’idée est de construire une résitance à l’hyperindividualisme libéral, dont les racines philosophiques plongent dans la pensée de Hobbes, Locke ou Bentham, où le contrat social vise avant tout à garantir la coexistence pacifique d’intérêts privés concurrents, plutôt qu’à construire du commun. Ce paradigme a été exacerbé par la rationalité néolibérale, analysée en profondeur par Barbara Stiegler dans « Il faut s’adapter », où elle montre comment l’idée de compétition permanente et d’adaptation forcée a progressivement détruit les solidarités organiques et les formes de vie partagée. L’amitié sociale, en ce sens, vient réhabiliter une logique du don, de la reconnaissance et de la réciprocité, comme l’ont formulé Marcel Mauss et, plus récemment, Alain Caillé dans le mouvement du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales). La solidarité, la subsidiarité et la participation y sont les piliers d’une vie sociale organique. La subsidiarité, en particulier, invite à reconnaître la capacité d’agir des échelons locaux, des communautés, des quartiers, des peuples, tout en soutenant l’émergence de structures de solidarité à l’échelle globale. On peut également rapprocher cette conception de l’amitié sociale des travaux autour des biens communs (commons) qui montrent comment des communautés peuvent auto-organiser la gestion de ressources partagées, sur la base de la confiance, de la coopération, et de règles co-construites.

Une autre manière de penser l’amitié sociale est à travers la théorie de la reconnaissance. Le philosophe Axel Honneth, héritier de l’école de Francfort, dans La lutte pour la reconnaissance, montre que les conflits sociaux naissent d’un déficit de reconnaissance, que ce soit au niveau affectif, juridique ou social. L’amitié sociale serait alors une architecture du lien qui permet à chacun de se sentir vu, entendu, reconnu, non pour ce qu’il produit, mais pour ce qu’il est. Cette perspective rejoint celle de Paul Ricœur, pour qui la justice ne peut s’exercer pleinement sans médiation de l’estime de soi et de la reconnaissance mutuelle.

La vision portée par l’amitié sociale ouvre la voie à ce que l’on pourrait nommer une démocratie relationnelle, qui ne se contente pas d’agréger des intérêts individuels, mais cherche à faire société. Elle engage une transformation des pratiques politiques : moins de verticalité, plus de délibération, de coopération, d’écoute. Inspirée par des traditions populaires, communautaires, ou spirituelles, cette démocratie du lien trouve des échos dans le municipalisme libertaire de Murray Bookchin, les assemblées populaires zapatistes, les pratiques de justice restaurative, ou les conseils citoyens à vocation inclusive. Elle invite aussi à reconnaître la part spirituelle de la politique : une politique du cœur et du souffle, comme le propose Simone Weil, pour qui toute institution juste doit être « attente de l’âme ».

 

 Tisser le monde qui vient, des exemples incarnés : de l’utopie à la pratique

Dans un monde traversé de lignes de fracture l’amitié sociale n’est pas un luxe ni un supplément d’âme : elle est la condition de possibilité d’un avenir habitable. Elle est l’anti-programme face à la guerre froide des égoïsmes, une diplomatie des liens face à la politique de l’exclusion.

Pour une démocratie du visage : institutions du lien

Créer à tous les niveaux de gouvernance (commune, région, État) des Assemblées citoyennes du soin et du lien social, où seraient débattues les politiques d’accueil, de logement, de santé mentale, de justice restaurative. Inspirées des conseils de quartier et des jurys citoyens, elles permettraient d’institutionnaliser la parole des invisibles et de reconnaître les savoirs sensibles.

Réformer les modes de délibération politique en s’appuyant sur les principes de démocratie lente : temps de dialogue prolongés, médiation, co-construction de normes avec les premiers concernés. L’amitié sociale exige une politique qui prend le temps d’écouter avant de décider.

Pour une économie du soin et de la réciprocité

Mettre au cœur de la politique économique la valorisation du travail du lien : éducation, soin, accompagnement social, médiation culturelle. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter les salaires, mais de refonder les indicateurs de richesse autour du bien-vivre, de la qualité relationnelle, du sentiment d’appartenance.

Soutenir les initiatives locales créant des espaces de sociabilité non marchands : cafés associatifs, lieux de parole, habitats partagés, maisons du commun. Ces structures hybrides (tiers-lieux, coopératives, associations) deviennent des ateliers de démocratie affective où s’expérimentent d’autres manières de vivre ensemble.

Pour une écologie des relations : culture, éducation, spiritualité

Refonder l’école comme lieu d’initiation à la vie commune, où l’on apprend autant à coopérer qu’à résoudre des équations. Cela suppose : des ateliers de parole et de médiation ; une pédagogie du care, de l’écoute, de la coopération ; l’intégration de récits issus des périphéries (rurales, exilées, précaires).

Encourager la création artistique qui réenchante le commun : théâtre de l’opprimé, performances participatives, veillées collectives, festivals de la rencontre. Créer des rituels citoyens autour des naissances, des deuils, des décisions collectives. Faire de la culture un tissage vivant, non un spectacle passif.

Reconnaître la place des traditions spirituelles dans la fabrique du lien social, dès lors qu’elles sont ouvertes, hospitalières, dialogiques. Soutenir les démarches interconvictionnelles qui mettent l’amour au cœur de la cité, non comme dogme mais comme force agissante. Favoriser des lieux de silence, de prière, de retraite, pour ressourcer l’action dans la contemplation.

Dans un monde multipolaire et blessé par les nationalismes, promouvoir une diplomatie de l’écoute et de la relation, en soutenant : les réseaux transnationaux de villes solidaires (municipalisme, pactes de fraternité) ; les mobilisations pour l’accueil des migrants comme gestes fondateurs du commun mondial ; les alliances entre peuples autochtones, écologistes, croyants, soignants, pour résister à la marchandisation du vivant.

L’amitié sociale n’est pas une abstraction. On en trouve les traces vivantes dans :

  • Les villages et coopératives solidaires (Tamera, Écolieux, Villes en transition) ;
  • Les réseaux d’entraide citoyenne nés pendant la pandémie de COVID-19 ;
  • Les initiatives interreligieuses de paix, comme à Assise ou au Liban ;
  • Les écoles démocratiques, les cafés associatifs, les lieux d’écoute ;
  • Et dans les mobilisations écospirituelles, comme Extinction Rebellion Spirituality ou les Veillées pour la Terre.

 

Conclusion : Devenir des tisseurs du monde

Et si le XXIe siècle devait être celui des tisseurs, ces êtres obstinés, sensibles, audacieux, qui ravaudent la trame du monde à partir de fils invisibles : ceux de la confiance, du soin, de la parole donnée ? Alors peut-être, dans ce monde à bout de souffle, émergera non pas un empire de la force, mais une alliance des âmes. L’amitié sociale n’est pas un vœu pieux. Elle est une tâche, une discipline, une politique. Elle commence dans les gestes quotidiens, mais exige des structures qui la rendent possible et durable. Elle suppose d’habiter politiquement notre vulnérabilité commune. Elle ne nie pas les conflits, mais les traverse avec le désir d’un monde commun. Elle est la boussole des temps incertains, un appel à retisser les liens déchirés, à faire société autrement. Peut-être est-ce là le rôle des poètes, des éducateurs, des soignants, des artisans du quotidien : être des tisseurs d’amitié, dans un monde qui trop souvent déchire. Non pour faire oublier la douleur du monde, mais pour y semer l’espérance d’une humanité réconciliée. L’amitié sociale n’est pas une utopie naïve. C’est une utopie nécessaire, c’est-à-dire une direction, une étoile du matin pour une humanité qui cherche son souffle dans un monde étouffé par les logiques d’exclusion et de domination. Elle nous appelle à réconcilier l’intime et le politique, à inscrire dans la trame même de nos institutions une poétique de la relation. Elle redonne à la politique sa vocation première : organiser le vivre-ensemble dans la dignité, la beauté et la tendresse.

 

Sources :

François (Pape), Fratelli Tutti : Tous frères. Sur la fraternité et l’amitié sociale

Gaël Giraud, Faire économie de tout ? (chapitres sur l’économie du don et la fraternité

Joan Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique du care

Fabienne Brugère, L’éthique du care

Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance

David Bollier, La renaissance des communs. Pour une société de coopération et de partage

Benjamin Coriat, Le retour des communs. La crise de l’idéologie propriétaire

Barbara Stiegler, Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique

Ivan Illich, La convivialité

Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance

Simone Weil, L’enracinement

Edouard Glissant, Poétique de la relation

Corine Pelluchon, Les lumières à l’âge du vivant

Abdennour Bidar, Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde