L’art des controverses à l’époque de la post-vérité et de la culture du clash

 

Depuis son origine grecque, la politique fut conçue comme l’art de vivre ensemble, l’organisation de la polis permettant aux individus de conjuguer leurs différences en vue d’un destin commun. Aristote voyait déjà dans l’être humain un animal politique, non parce qu’il convoite le pouvoir, mais parce qu’il ne peut exister sans institutions qui donnent forme à la coexistence. La politique, au sens noble, n’est donc pas la conquête d’un adversaire ni la réduction de l’autre au silence, mais l’invention permanente d’un espace partagé, où se déploie ce qui nous relie autant que ce qui nous divise.

 

Or, cette vocation semble aujourd’hui obscurcie. Comme le souligne Pierre Rosanvallon dans La contre-démocratie, la modernité politique est traversée par une tension : d’un côté, une aspiration légitime à la vigilance, au contrôle citoyen et à la transparence ; de l’autre, une défiance généralisée qui transforme l’arène politique en espace de délégitimation réciproque. Au lieu d’incarner la confiance, les institutions deviennent l’objet de soupçons permanents. Cette spirale de méfiance affaiblit le vivre-ensemble et réduit la démocratie à sa face négative.

Dans le tumulte contemporain, ce phénomène se double d’une mutation du langage public. La parole politique se déploie désormais dans une arène saturée par l’instantanéité des réseaux sociaux, la compétition pour la visibilité et la tyrannie de l’indignation. Là où jadis les controverses nourrissaient la vitalité démocratique, prolifèrent aujourd’hui les « clashs », éclairs fugaces qui captivent sans éclairer.

 

Controverse et clash : un symptôme démocratique

La controverse, au sens noble, n’est pas une simple dispute : elle est l’espace où les savoirs et les visions du monde se mettent à l’épreuve. Habermas rappelait que l’idéal démocratique repose sur une rationalité communicationnelle, où la force des arguments prime sur la violence des positions. Latour a montré que même la science avance à travers les controverses, ces zones de frottement où l’incertain se construit collectivement. Mais dans notre culture médiatique, le mot « controverse » s’est appauvri pour devenir synonyme de scandale ou de buzz. La culture du clash transforme l’adversaire en ennemi à abattre, en cible à délégitimer. Cette dérive alimente ce que Rosanvallon nomme la contre-démocratie : une politique réduite à la méfiance et à la dénonciation.

La post-vérité accentue ce glissement : les faits cessent d’être des points d’ancrage communs et deviennent des éléments soumis aux narratifs identitaires. Chaque camp construit sa propre réalité, souvent imperméable à la critique. Les algorithmes amplifient ce mouvement en privilégiant les contenus qui suscitent les réactions les plus émotionnelles, renforçant ainsi les bulles de croyances et la polarisation. Comme le souligne Chantal Mouffe, la conflictualité peut être féconde si elle demeure agonistique, reconnaissance de l’adversaire comme interlocuteur, mais elle bascule dans l’antagonisme lorsque l’autre est disqualifié comme illégitime.

 

Pourquoi nous avons besoin de controverses

Réhabiliter la controverse, c’est réapprendre à aimer le désaccord. Une controverse véritable ne cherche pas à produire un vainqueur, mais à dévoiler les incertitudes, à cartographier les tensions d’un problème. Elle invite à la lenteur, à l’argumentation, à l’écoute. Là où le clash simplifie brutalement, la controverse approfondit et nuance. Elle devient ainsi une pédagogie du doute, une école de nuance indispensable à une démocratie vivante. Au cœur de la controverse réside le faillibilisme : cette disposition, chère à Karl Popper, qui reconnaît que toute connaissance est provisoire et révisable. Dans un monde saturé de certitudes hurlées, le faillibilisme nous rappelle l’humilité : je crois avoir raison, mais je sais pouvoir me tromper. Cette posture change tout : le débat cesse d’être un duel et devient un laboratoire du réel.

Mais il faut ajouter une vigilance. Comme l’avait anticipé Popper, une tolérance illimitée peut conduire à sa propre disparition : les discours ouvertement intolérants détournent les règles du débat pour mieux les saboter. Le véritable problème posé par l’intolérant est qu’il ne participe pas à la controverse : il la détourne. Son objectif n’est pas de chercher la vérité ni même de clarifier un désaccord, mais d’utiliser les règles du débat comme des armes contre l’esprit du débat lui-même. Il se présente comme un interlocuteur, mais refuse en réalité la réciprocité minimale qui fonde la discussion démocratique : reconnaître à l’autre une dignité égale, et accepter la possibilité d’être déplacé par ses arguments. Ainsi, l’intolérant n’est pas un joueur loyal mais un saboteur. Il entre sur la scène publique non pour dialoguer, mais pour imposer, intimider, délégitimer. Ce parasitage rappelle que la controverse n’est possible qu’entre acteurs qui acceptent, même tacitement, un pacte commun : celui de chercher ensemble, dans le désaccord, une forme de clarté. Là où ce pacte est rompu, ce n’est plus de controverse qu’il s’agit, mais de stratégie de domination. De plus en donnant la parole à un discours ou à une personne qui n’avait pas de légitimité préalable, on peut paradoxalement lui conférer une visibilité et un poids symbolique qu’elle n’avait pas. Le risque est double : protéger la démocratie exige de permettre l’expression, mais cette expression peut être récupérée pour gagner en légitimité, détourner l’attention et renforcer des positions intolérantes. La vigilance devient alors un art : laisser la parole circuler sans transformer sa seule existence en validation. La montée en puissance des discours extrémistes dans l’espace numérique illustre enfin ce danger. Les algorithmes, friands de contenus clivants, offrent une caisse de résonance inédite à des idéologies de haine qui utilisent le langage du débat public pour miner ce même débat. Ainsi, l’antagonisme dont parlait Chantal Mouffe se mue en négation radicale de l’autre, transformant l’interlocuteur en cible.

Dans le champ numérique comme dans la sphère politique, il s’agit d’articuler deux exigences en tension :

  • préserver l’ouverture aux voix divergentes, condition de toute démocratie vivante ;
  • poser des garde-fous contre l’intolérance destructrice, qui exploite la liberté pour abolir la liberté.

Ainsi, l’écologie du débat ne peut être une jungle où toutes les paroles se valent. Elle doit ressembler à un écosystème régulé, où l’argument, la pluralité et le respect constituent des biens communs à protéger. C’est dans ce cadre seulement que la controverse retrouve sa fécondité, au lieu d’être dévoyée en arme de brouillage ou en spectacle de haine.

 

Trois pistes pour une écologie du débat

  1. Réguler intelligemment les plateformes numériques : non pas par une censure brutale, mais par une transparence accrue sur les logiques algorithmiques et des dispositifs de ralentissement ou de labellisation permettant au nuancé de rivaliser avec le sensationnel.
  2. Renforcer la pédagogie critique et sensible : former non seulement à l’analyse rationnelle, mais aussi à la lecture des affects, à la reconnaissance des rhétoriques de peur et de scandale. Le débat doit devenir une école d’écoute et de lenteur.
  3. Créer des espaces publics de médiation : conventions citoyennes, forums, débats longs et protégés des logiques virales, où le désaccord puisse se déployer sans être happé par le clash. Ces lieux fragiles sont comme des serres : ils cultivent une parole lente, mais féconde.

 

Pour une politique de la relation : dépasser la spirale de la méfiance

Retrouver la politique comme espace du vivre-ensemble ne signifie pas abolir la critique ni la vigilance, mais les articuler à une capacité constructive. Trois chemins, parmi d’autres, peuvent ouvrir cet horizon.

Revaloriser les récits communs

Comme l’ont montré Cornelius Castoriadis et plus récemment Hartmut Rosa, les sociétés ne tiennent pas seulement par leurs institutions, mais par les imaginaires partagés. Or, à l’ère de la fragmentation numérique, il devient crucial de produire des récits capables de rassembler sans uniformiser. Il ne s’agit pas de revenir à des mythes nationaux exclusifs, mais d’inventer des histoires inclusives, enracinées dans la diversité des expériences et orientées vers un avenir commun. La politique retrouve alors sa dimension poétique : elle raconte un « nous » qui ne nie pas les singularités mais les relie.

Créer des espaces délibératifs vivants

La démocratie ne peut plus se limiter à un rendez-vous électoral intermittent. Les expériences de conventions citoyennes, d’assemblées locales, ou encore de budgets participatifs montrent que les individus aspirent à prendre part activement aux décisions qui les concernent. Ces espaces délibératifs, s’ils sont pensés avec rigueur et inclusivité, permettent de transformer la défiance en confiance critique : on ne se contente pas de surveiller les gouvernants, on prend part à la fabrique collective des décisions.

Cultiver la reconnaissance dans le désaccord

La pluralité des opinions n’est pas une menace, mais la condition même de la démocratie. Il est donc urgent de réapprendre à habiter le conflit sans sombrer dans la guerre des légitimités. Cela suppose une éthique de la reconnaissance : voir en l’autre, même en l’adversaire, non pas un imposteur à abattre mais un sujet politique porteur d’une part de vérité. Paul Ricœur, dans Parcours de la reconnaissance, nous invite à penser la politique comme une pratique de l’estime réciproque, où le désaccord est une chance d’élargir notre horizon.

 

Conclusion : la beauté du désaccord

La politique, si elle veut survivre comme espace de civilisation, doit redevenir le lieu où la méfiance se transforme en vigilance constructive, où la controverse se distingue du clash. Car la démocratie ne se maintient pas seulement par la dénonciation, mais par la capacité de bâtir des institutions partagées, de raconter des récits communs et d’accepter le désaccord comme ressource.

Dans ce monde saturé de slogans et de passions tristes, la controverse ressemble à une plante fragile poussant dans un sol aride : menacée par le vacarme, mais indispensable à l’équilibre démocratique. Là où le clash divise, elle relie. Là où l’antagonisme détruit, elle ouvre des horizons.

Restaurer l’art de la controverse, c’est faire œuvre de soin envers nos démocraties fatiguées. C’est accepter que la vérité ne soit pas un trophée brandi, mais une quête partagée. C’est reconnaître que le vivre-ensemble n’est pas un acquis, mais une invention permanente, où le désaccord, loin d’être un danger, devient une beauté politique : celle d’habiter ensemble la complexité du réel.

 

Soigner la révolution par la posture du militant méditant