Le conte : Des histoires porteuses de mythes, symboles et discours critique du monde  

Longtemps relégué au rang de simple divertissement enfantin, le conte connaît, depuis plusieurs décennies, une relecture critique qui en révèle la portée subversive. Derrière les structures narratives apparemment simples et les motifs merveilleux se dissimulent des observations fines sur les réalités sociales, des critiques implicites des structures de pouvoir, ainsi que des aspirations à une transformation politique. Cette dimension critique, longtemps occultée par la tradition édulcorée des versions littéraires du XIXe siècle, réapparaît aujourd’hui comme un objet central d’analyse dans les études littéraires et culturelles. Dans ses ouvrages, ses entretiens et ses spectacles, Gougaud défend une vision profondément spirituelle, humaine et universelle du conte. Pour lui, le conte n’est pas seulement un art narratif, mais un langage de l’âme, une vérité poétique et un outil de résistance intérieure.

Le conte populaire : une parole issue du peuple

Selon les travaux de Ruth Bottigheimer et Jack Zipes, deux figures majeures des fairy tale studies, le conte populaire est avant tout une forme narrative issue des classes populaires, transmise oralement et façonnée par des siècles de réappropriation communautaire. Dans ce contexte, le conte n’est pas une simple fantaisie, mais une forme de discours codé, permettant de mettre en récit les injustices sociales, les conflits de pouvoir ou encore les désirs d’émancipation.

Les contes de type « Cendrillon », par exemple, tout en exposant la violence domestique ou les hiérarchies familiales, permettent une forme de catharsis symbolique dans l’ascension sociale du personnage principal. Ce récit devient ainsi l’expression d’un espoir collectif d’échapper à une condition imposée, en recourant non pas à la révolte frontale, mais à des stratégies de ruse, de résistance ou d’alliance.

Nombre de contes, notamment dans leurs versions anciennes ou alternatives, mettent en scène des figures d’autorité tyranniques ou absurdes : rois cruels, pères despotiques, sorcières omnipotentes. À travers ces figures, c’est souvent une critique implicite des structures de domination qui se dessine.

Jack Zipes, dans Fairy Tales and the Art of Subversion (2006), montre que ces récits permettent aux auditeurs de se représenter les abus de pouvoir sans les dénoncer ouvertement, ce qui est particulièrement pertinent dans des contextes où la censure ou la répression politique rendait impossible toute contestation explicite. Ainsi, le conte devient un espace de mise en scène symbolique des tensions politiques, un laboratoire d’imaginaires où le monde peut être renversé, où l’ordre établi est contesté par l’irruption du merveilleux.

Le conte comme parole vivante et sacrée

Pour Henri Gougaud, le conte n’est pas un objet figé, à lire dans un livre ou à analyser avec distance : c’est une parole vivante, qui circule de bouche à oreille, et qui ne prend sens que dans la relation entre le conteur et ceux qui l’écoutent. Dans L’Art de conter ou L’Amour foudre, il insiste sur la dimension orale, incarnée du conte, qui ne saurait être réduit à un simple récit structuré.

« Un conte est une parole née dans la bouche de quelqu’un qui n’avait rien d’autre pour vivre que son âme et ses rêves. »

Cette parole vient du peuple, des racines profondes de l’humanité. Elle ne prétend pas dire la vérité factuelle, mais la vérité du cœur, celle qui touche, qui émeut, qui éclaire l’existence autrement.

Henri Gougaud voit dans les contes une forme de sagesse populaire, souvent née dans des temps où les voix dissidentes étaient interdites. Le conte, dans cette perspective, devient un mode de résistance symbolique, un moyen pour les opprimés, les humbles, les marginaux, de transmettre des vérités sans heurter directement le pouvoir.

Dans ses récits, souvent empruntés aux traditions celtiques, africaines, orientales ou occitanes, il met en lumière la manière dont les contes disent l’essentiel sous couvert de fantaisie. Par l’humour, le merveilleux ou la métaphore, ils abordent des sujets aussi graves que l’injustice, la liberté, l’amour, la mort, la peur ou le courage.

« Le conte est la voix du peuple qui murmure dans l’ombre ce qu’il ne peut crier au soleil. »

 

Henri Gougaud développe aussi une vision très spirituelle du conte. Pour lui, raconter ou écouter une histoire, ce n’est pas fuir le réel, mais l’élever. Le conte ouvre des portes intérieures, révèle des vérités oubliées, réenchante la vie moderne souvent rongée par la rationalité sèche. Cette dimension spirituelle n’est pas religieuse au sens institutionnel, mais profondément humaniste : croire dans la puissance des récits, c’est croire que les humains peuvent encore rêver, guérir, aimer et se relier au mystère.

Henri Gougaud voit dans le conte un lien fondamental entre les êtres. Il le compare souvent à un feu de camp autour duquel on se rassemble. Il rappelle que dans les sociétés traditionnelles, raconter était un acte sacré, un moment de partage, un vecteur de transmission entre générations. Le conte est mémoire vivante, tissée de toutes les histoires humaines. Il permet à chacun de se reconnaître dans des archétypes, de renouer avec l’enfance, avec les ancêtres, avec le mystère.

Réécritures contemporaines : l’actualisation de la critique

Les réécritures contemporaines du conte, qu’elles soient féministes, postcoloniales ou engagées, prolongent et actualisent cette fonction critique. Angela Carter, dans The Bloody Chamber (1979), réinvente des contes traditionnels pour dénoncer les violences de genre et subvertir les rôles imposés aux femmes. Les contes deviennent alors des outils de déconstruction des stéréotypes et d’ouverture à d’autres possibles sociaux.

De même, les auteurs issus de contextes postcoloniaux ou diasporiques, comme Nalo Hopkinson ou Ken Bugul, utilisent le conte pour interroger les effets du colonialisme, les tensions identitaires ou les rapports Nord/Sud. Le conte retrouve ici sa fonction première : être le vecteur d’un savoir populaire, d’une mémoire collective, et d’une critique implicite ou explicite de l’ordre établi.

Conclusion

Le conte, loin d’être un simple divertissement pour enfants, est un outil puissant d’analyse sociale et politique. Dans ses formes orales comme littéraires, anciennes comme contemporaines, il donne voix aux sans-voix, interroge les normes, et imagine des renversements symboliques du pouvoir. À travers le détour du merveilleux, il offre une grille de lecture critique du réel, et participe ainsi, à sa manière, à la transformation des imaginaires sociaux.