Le produciérisme : penser le capitalisme à l’ère de la valorisation de soi (et comment le RN l’utilise)

Depuis le tournant néolibéral des années 1980, les formes de subjectivation et les logiques économiques ont profondément évolué. Michel Feher propose une lecture originale de ces transformations à travers le concept de « produciérisme ». En rupture avec les cadres classiques du marxisme centré sur la figure du travailleur aliéné, Feher analyse les dynamiques contemporaines du capitalisme en mettant l’accent sur une nouvelle modalité de la production : la production de soi comme valeur.

 

Du capitalisme industriel au capitalisme financier : une mutation du régime de valeur

Michel Feher inscrit sa réflexion dans une généalogie du capitalisme, en identifiant une transition cruciale entre le capitalisme industriel (axé sur la production de biens et la force de travail) et le capitalisme financier (axé sur l’évaluation et la valorisation des actifs). Dans ce nouveau régime, ce ne sont plus tant les biens produits qui comptent que la capacité à attirer des investissements. La valeur n’est plus le résultat directement de la production matérielle mais de la valorisation anticipée, un mécanisme central du capitalisme financier. Cette mutation implique une reconfiguration du rôle des individus dans l’économie. Là où le travail salarié structurait l’identité du sujet au sein du capitalisme traditionnel, le sujet néolibéral est sommé de se comporter comme un actif, c’est-à-dire de rendre sa propre personne désirable aux yeux des investisseurs, qu’ils soient employeurs, banques, universités ou followers.

Le terme de produciérisme, forgé par Feher, désigne cette exigence contemporaine qui pousse les individus à produire leur propre valeur. Contrairement au productivisme industriel, le produciérisme n’est pas centré sur la fabrication de biens, mais sur la fabrique de soi. Il s’agit de devenir un sujet « investissable », un entrepreneur de soi capable de démontrer une capacité de croissance, d’innovation ou d’auto-amélioration constante. Dans ce cadre, la performance n’est plus seulement évaluée a posteriori, mais anticipée et projetée : on investit dans un étudiant prometteur, une startup potentielle ou un individu qui « performe » bien sur les réseaux sociaux. Les mécanismes d’évaluation (notations, likes, scoring, ranking) jouent un rôle central dans cette nouvelle économie de l’attention et du potentiel.

L’extension du domaine du capital : économie, éducation, culture, subjectivité

Le produciérisme, tel que l’entend Feher, déborde largement le champ économique au sens strict. Il concerne aussi bien les pratiques éducatives (où les étudiants sont incités à accumuler des crédits et des compétences monétisables), que la vie culturelle (où artistes et créateurs doivent « se vendre » et entretenir leur image publique), ou encore la sphère sociale, dominée par l’injonction à l’auto-promotion sur les réseaux. Cette généralisation du modèle de l’investissement entraîne une redéfinition des normes de réussite, de mérite et même de subjectivité. Le sujet produciériste ne cherche plus à « vendre son travail », mais à mettre en scène sa propre désirabilité, à la manière d’un actif spéculatif.

L’originalité de la pensée de Feher tient à son refus d’adopter une posture simplement dénonciatrice. Il ne s’agit pas, pour lui, de s’opposer au capitalisme financier en rêvant d’un retour au salariat ou au productivisme industriel, mais de détourner la logique de l’investissement au profit de causes sociales et politiques. Dans son ouvrage Le temps des investis (2017), il propose une forme de stratégie néolibérale « inversée », dans laquelle les mouvements sociaux apprennent eux aussi à se rendre « investissables », en mobilisant l’attention, les financements, et en démontrant leur potentiel de transformation. Cette piste ouvre un horizon politique inédit : il ne s’agit plus seulement de résister au néolibéralisme, mais d’habiter ses outils (comme les plateformes, les évaluations, les logiques spéculatives) pour y imprimer d’autres finalités – écologiques, sociales, démocratiques.

le mythe du producteur méritant et l’idéologie de la performance, une nouvelle norme de légitimité sociale

Dans ce modèle Il ne s’agit donc plus simplement de « travailler », mais de se montrer rentable, désirable, performatif. Dans cette perspective : Un influenceur est un producteur s’il génère de l’engagement. Un chômeur est un parasite s’il ne convertit pas son inactivité en projet. Un étudiant est un producteur s’il accumule les compétences valorisables sur le marché. La distinction producteur/parasite ne renvoie pas à une réalité objective, mais à un jugement d’investissabilité : suis-je digne d’intérêt, de capital, d’attention ? Suis-je un « bon pari » ?

La figure du producteur, dans cette logique, n’est pas un héritage du marxisme ou de l’économie réelle : c’est une construction morale et performative. Elle incarne celui ou celle qui : « Se prend en main » (auto-entrepreneur, startuppeur, étudiant motivé). Multiplie les signes de mérite et d’auto-optimisation. Se rend visible et valorisable sur les marchés sociaux, éducatifs, professionnels.

Face à lui, le parasite est celui qui échoue à incarner cette norme, ou pire, qui la refuse. Il devient : L’assisté, Le décrocheur, L’immigré perçu comme profiteur, Le fonctionnaire stigmatisé comme inefficace, L’artiste non rentable.

Ce clivage constitue un outil de stigmatisation, de gouvernement et de hiérarchisation des vies humaines. Cette opposition producteurs/parasites joue un rôle politique fondamental : elle légitime les inégalités et délégitime les revendications sociales. En stigmatisant certaines catégories comme improductives ou « toxiques », elle permet :

  • De justifier les politiques d’austérité (réduction des aides, activation des chômeurs).
  • D’individualiser les échecs (si tu ne réussis pas, c’est que tu n’as pas assez travaillé ton capital personnel).
  • De disqualifier les critiques systémiques comme étant des plaintes de « jaloux » ou de « râleurs inefficaces ».

Paradoxalement, ceux qui tirent profit du système produciériste — startuppers, rentiers, figures médiatiques — sont rarement considérés comme des parasites, même lorsqu’ils vivent de rentes symboliques ou financières. Ce qui compte, c’est l’apparence d’activité et de performance.

Ce clivage producteurs/parasites est aussi un instrument de mobilisation politique. Il est largement repris par les forces populistes de droite (comme le Rassemblement National ou certaines figures libérales autoritaires), qui jouent sur cette opposition en : Présentant les « vrais Français qui travaillent » contre les « assistés ». Désignant des boucs émissaires (immigrés, chômeurs, fonctionnaires, militants) comme « profiteurs du système ». Promouvant une vision morale du mérite et de la dignité. Ce faisant, ces forces renforcent la logique produciériste tout en prétendant la critiquer. Elles ne remettent pas en cause le paradigme de la valeur, mais cherchent à en redéfinir les bénéficiaires légitimes.

 

Comprendre l’évolution du RN par le concept de produciérisme

Le concept de produciérisme tel que développé par Michel Feher permet d’éclairer d’un jour nouveau la stratégie politique du Rassemblement National (RN), en particulier sa manière de se positionner dans un paysage dominé par les logiques néolibérales. Bien que le RN se présente souvent comme un parti anti-système ou populiste, son succès et son évolution peuvent être lus comme une adaptation aux mécanismes du capitalisme financier et de la valorisation de soi.

Le RN, sous la direction de Marine Le Pen puis de Jordan Bardella, a opéré un important travail de rebranding. Ce processus ne consiste pas seulement en une transformation idéologique (de l’extrême droite vers une droite « fréquentable »), mais aussi en une stratégie de valorisation anticipée, au sens de Feher : il s’agit de rendre le parti investissable – électoralement, médiatiquement, financièrement. Cela se manifeste par : Une dédiabolisation continue visant à attirer un électorat plus large (classes moyennes, jeunes, ruraux). Une présence massive sur les réseaux sociaux, où le RN met en scène sa modernité, sa jeunesse (Bardella), et son ancrage populaire. Une capacité à se présenter comme le futur possible, en insistant sur la « préparabilité » à gouverner, quitte à édulcorer certaines positions plus radicales. Ces pratiques relèvent d’une logique produciériste : le RN ne se contente pas d’avoir un programme, il travaille à sa désirabilité et à sa capitalisation politique. À la manière d’une startup politique, le RN : optimise sa visibilité, sélectionne ses profils les plus bankables (ex. : Bardella, très marketé), cultive un storytelling autour de la réussite, de la revanche et de la compétence supposée. Ce fonctionnement reproduit la logique du produciérisme : la valeur du parti est construite par sa capacité à séduire l’électeur-investisseur, à prouver son utilité future, sa solidité identitaire et son efficacité apparente. Le RN devient ainsi un produit politique performant, calibré pour le marché électoral contemporain.

Paradoxalement, le RN tire aussi profit des dégâts du capitalisme néolibéral et produciériste. Dans un monde où les individus doivent sans cesse prouver leur valeur (dans l’emploi, l’éducation, les relations sociales), beaucoup se sentent déclassés, disqualifiés ou oubliés. Le RN capte ce ressentiment en se présentant comme : Le porte-voix des exclus du système de valorisation : ouvriers précaires, classes populaires rurales, petits entrepreneurs menacés. Le défenseur d’un modèle protectionniste et identitaire face à une mondialisation vécue comme humiliante. Mais ce faisant, il instrumentalise le ressentiment provoqué par le produciérisme, sans remettre en cause les logiques néolibérales sous-jacentes (individualisation, compétition, culture du mérite), qu’il reproduit souvent.

Un populisme adapté à l’ère néolibérale

Feher explique que dans le capitalisme financier, le pouvoir n’est plus détenu uniquement par les propriétaires de capital, mais aussi par ceux qui captent l’attention et les investissements. Le RN maîtrise cette logique : Il dramatise les enjeux (insécurité, immigration, souveraineté), Il polarise l’opinion, créant un climat propice à la mobilisation émotionnelle, Il offre une identité prête à consommer, face à l’angoisse de la dispersion néolibérale. Ce populisme n’est donc pas une rupture avec le néolibéralisme, mais une de ses modalités d’adaptation politique, centrée sur la captation de l’attention et la monétisation du ressentiment.

(un article sur la vision populiste contemporaine) 

 

Résister à la vision produciériste du monde

Cela implique de s’attaquer non seulement à un système économique, mais aussi à une forme de subjectivation : celle qui nous pousse à constamment nous valoriser, nous vendre, nous rendre investissables. La lutte contre le produciérisme demande donc des formes d’action multiples, à la fois politiques, culturelles, sociales et existentielles.

Repolitiser la notion de valeur : valoriser autrement

Feher propose une stratégie politique originale : ne pas rejeter l’idée d’investissement, mais la détourner. Il s’agit de créer des espaces où l’on valorise d’autres critères que ceux du capitalisme financier : Soutenir des causes collectives (écologie, justice sociale, entraide) en les rendant « investissables » au sens symbolique, affectif ou économique. Créer des coalitions de valorisation alternative, où les projets communs deviennent objets d’attention, d’engagement et de soin, non pour leur rendement, mais pour leur potentiel transformateur. C’est ce que Feher appelle une contre-économie de l’investissement : réorienter les flux d’attention et de ressources vers des projets non marchands, non compétitifs, non normatifs.

Désactiver les mécanismes de notation, de performance et d’auto-promotion

Une grande partie du produciérisme repose sur des infrastructures d’évaluation permanente : notations scolaires, likes, followers, rankings. Résister à cela peut passer par : La critique et la désobéissance aux dispositifs de mesure : refuser les classements, détourner les algorithmes, pratiquer la sous-performance assumée. La déconnexion partielle des réseaux sociaux, ou leur usage détourné à des fins poétiques, critiques, absurdes. L’éducation à l’esprit critique face à l’injonction à l’optimisation de soi, en valorisant l’imperfection, le tâtonnement, l’inachèvement.

Réhabiliter les formes de subjectivité non productives

Le produciérisme fabrique un sujet performant, attractif, toujours en devenir. Lui résister implique de réaffirmer la dignité de formes de vie improductives, invisibles ou non stratégiques :

  • La lenteur, la fatigue, le retrait, la fragilité.
  • Les pratiques gratuites ou non rentables : soin, art amateur, promenade, silence.
  • Les identités non brandables : queer, dépressives, vieillissantes, décroissantes.

Cela rejoint des pensées comme celles de Roland Gori, Barbara Stiegler, ou Miguel Benasayag, qui appellent à redonner place à l’inaction féconde, à l’attention non rentable, à la santé comme autonomie.

Le produciérisme impose une logique de valorisation individuelle et concurrentielle. Lui résister suppose de créer des espaces de commun : Coopératives, zones autonomes, tiers-lieux : où la reconnaissance ne passe pas par la compétition. Éducation populaire : lieux de savoir non certifiants, non évalués. Monnaies alternatives, réseaux d’échange non marchands, gratuités organisées. Ce sont des expérimentations qui court-circuitent la logique de rentabilité et rendent possible une autre manière d’exister ensemble.

Résister au produciérisme, c’est aussi refuser la temporalité courte, spéculative, opportuniste. Cela implique : Des politiques du soin, de l’attention à la vulnérabilité, aux attachements, aux liens faibles. Une refondation démocratique sur des temps longs, déconnectés des logiques de marketing électoral. Des engagements non spectaculaires, discrets, mais durables. Cela rejoint les idées d’un activisme lent, d’une écologie relationnelle et d’une sagesse de la désescalade face aux logiques de surenchère.

 

Conclusion

Le concept de produciérisme formulé par Michel Feher constitue une contribution majeure à la compréhension du capitalisme contemporain. En articulant critique économique, théorie politique et analyse des formes de subjectivation, Feher met en lumière une dynamique propre à notre époque : la nécessité pour chacun de se constituer en actif investissable. Cette mutation appelle non seulement une vigilance critique, mais aussi une réinvention des formes d’action politique. Il ne s’agit plus seulement de produire ou de travailler, mais de choisir ce que nous voulons valoriser – et comment.

Le Rassemblement National n’échappe pas aux dynamiques du produciérisme, bien au contraire : il les incarne à sa manière. Il se positionne à la fois comme un produit politique valorisé sur le marché électoral, et comme le réceptacle du malaise produit par le système de valorisation néolibéral. Le RN n’est donc pas anti-néolibéral, mais néolibéral dans ses formes et populiste dans ses discours, ce qui en fait un acteur pleinement inscrit dans l’économie politique analysée par Michel Feher.

Résister au produciérisme signifie transformer ses logiques de l’intérieur, en créant des îlots de désintensification, des circuits alternatifs de valorisation, des formes d’attention non spéculatives. Comme le dit Michel Feher, il ne suffit pas de dénoncer le capitalisme financier, il faut habiter ses instruments autrement, en faisant de l’investissement un levier pour des valeurs non marchandes. C’est une lutte autant éthique que politique, à la fois intime et collective.

 

Sources : 

M. Feher. Producteurs et parasites. L’imaginaire si désirable du Rassemblement national

M. Feher. Le Temps des investis : essai sur la nouvelle question sociale