L’éducation populaire : histoire et perspectives d’un mouvement d’émancipation

 

L’éducation populaire désigne un ensemble de pratiques, de courants et de dispositifs visant à mettre le savoir, la culture et la formation au service de l’émancipation individuelle et collective, hors ou en complément du cadre scolaire. Elle s’inscrit dans une tradition où l’apprentissage est conçu comme un outil de transformation sociale, démocratique et culturelle. Loin d’être monolithique, ce mouvement s’est développé par vagues successives, traversé par des tensions entre militantisme et institutionnalisation.

 

 

Les racines (fin XVIIIᵉ – XIXᵉ siècle) : l’éducation comme droit universel

L’idée fondatrice apparaît à la fin du XVIIIᵉ siècle, dans la lignée des Lumières et de la Révolution française. Condorcet (1792) propose un plan d’instruction publique où la formation de l’esprit critique est considérée comme condition de la démocratie. Au XIXᵉ siècle, la montée des inégalités sociales et les révolutions industrielles suscitent des initiatives parallèles à l’école publique :

  • Le christianisme social (Marc Sangnier, mouvement Le Sillon) et les patronages catholiques qui visent à instruire et moraliser les classes populaires.
  • Le mouvement ouvrier (Bourses du travail, Universités populaires) qui promeut un savoir émancipateur et critique.
  • Les associations laïques, telles que la Ligue de l’enseignement, qui défendent la gratuité et la laïcité.

Caractéristique : un militantisme éducatif fortement lié à des projets de société, souvent en opposition ou en complément de l’État.

 

La seconde vie (1945–années 1970) : l’âge d’or et la démocratisation culturelle

Après la Seconde Guerre mondiale, l’éducation populaire connaît un essor inédit. Dans le contexte de la reconstruction et de la création de l’État-providence, elle se structure autour de fédérations et d’associations nationales (Fédération Léo Lagrange, Foyers ruraux…).
Les objectifs sont multiples :

  • Démocratiser l’accès à la culture (influences de Malraux et des Maisons de la culture).
  • Favoriser la participation citoyenne via les mouvements de jeunesse et d’éducation populaire (MJC, Centres sociaux).
  • Développer le loisir éducatif comme prolongement du temps scolaire.

Caractéristique : l’éducation populaire bénéficie de financements publics, mais garde un ancrage militant fort. La notion de « culture pour tous » domine.

 

La troisième vie (années 1980–2000) : professionnalisation et tensions identitaires

À partir des années 1980, le mouvement se transforme sous l’effet de la décentralisation, des politiques contractuelles et de la montée de la gestion par projet.

  • Les animateurs deviennent des professionnels qualifiés (BAFA, BPJEPS), mais la spécialisation tend à réduire la polyvalence éducative.
  • Les objectifs politiques sont parfois dilués dans des missions techniques, répondant davantage à des logiques institutionnelles qu’aux aspirations militantes.
  • La fragmentation entre associations de terrain et grandes fédérations rend plus difficile la construction d’un projet commun.

Des tentatives de redynamisation apparaissent dans les années 1990–2000 (Rencontres pour l’avenir de l’éducation populaire, initiatives comme Le Pavé ou les Crefad), cherchant à réaffirmer une finalité d’émancipation.

 

L’éducation populaire aujourd’hui : un mouvement en recomposition

L’éducation populaire contemporaine conserve l’héritage de ses trois grandes périodes : La vocation émancipatrice héritée de Condorcet, de la Ligue de l’enseignement ou des universités populaires. L’ancrage communautaire et culturel qui a marqué l’âge d’or d’après-guerre avec les MJC, les foyers ruraux et les centres sociaux. La professionnalisation apparue dans les années 1980, avec ses diplômes, ses métiers spécialisés et ses financements conditionnés. Mais ce socle historique se trouve aujourd’hui déplacé : les grands réseaux nationaux cohabitent avec une multitude de petites structures autonomes, parfois hors des cadres institutionnels, qui inventent de nouvelles formes d’action — tiers-lieux culturels, collectifs de formation politique, ateliers artistiques participatifs, éducation populaire numérique.

L’un des traits marquants de la recomposition actuelle est l’hybridation des pratiques. Les frontières traditionnelles entre culture, social, politique et éducation deviennent poreuses. Les tiers-lieux et fablabs combinent médiation numérique, culture collaborative et formation citoyenne. Les initiatives écologiques intègrent des outils d’éducation populaire pour sensibiliser à la transition et développer l’auto-organisation. Les pratiques artistiques engagées (théâtre-forum, cinéma participatif, podcast militant) deviennent des leviers de conscientisation. Les mouvements sociaux utilisent formations et débats horizontaux pour construire un rapport critique au monde. Ces expériences transversales renouent avec l’idéal d’« éducation mutuelle », où chacun est tour à tour apprenant et transmetteur.

La recomposition actuelle s’accompagne de contradictions : Autonomie vs. dépendance : beaucoup d’initiatives dépendent de subventions publiques ou de financements privés, au risque de voir leur marge critique réduite. Professionnalisation vs. engagement bénévole : si la compétence technique est valorisée, elle peut éloigner des formes d’engagement spontané et horizontal. Finalité politique vs. prestation de services : certaines structures peinent à maintenir un projet émancipateur clair face aux logiques de gestion par projet ou de contractualisation avec des commanditaires institutionnels. Ces tensions nourrissent des débats internes sur ce que doit être l’éducation populaire au XXIᵉ siècle : service public de la culture ? espace autonome de critique sociale ? ou laboratoire de transition démocratique ?

Face à ces défis, plusieurs pistes émergent : Réinventer la formation en s’appuyant sur les méthodes d’éducation populaire historique (co-formation, analyse collective de pratiques, théâtre de l’opprimé) adaptées aux enjeux numériques et écologiques. Renouer avec le conflit démocratique en assumant un rôle de contre-pouvoir, capable de questionner les politiques publiques et les modèles économiques dominants. Tisser des alliances inédites entre associations, collectifs citoyens, chercheurs, artistes et acteurs économiques solidaires. Expérimenter des modèles économiques alternatifs (coopératives, financements mutualisés, communs numériques) pour réduire la dépendance institutionnelle.

L’éducation populaire, loin d’être un vestige du passé, traverse une métamorphose qui pourrait bien annoncer une « quatrième vie ». Elle se déploie dans des espaces inattendus, hackerspaces, fermes collectives, radios libres en ligne, et adopte des formes moins centralisées, plus souples et plus interconnectées.

Dans un monde traversé par la crise démocratique, la fragmentation sociale et l’urgence écologique, elle reste un outil irremplaçable pour construire des savoirs partagés, forger des consciences critiques et réenchanter la démocratie. Comme un vieux fleuve qui retrouve des sources nouvelles, l’éducation populaire, aujourd’hui en recomposition, porte encore cette promesse : apprendre à vivre et agir ensemble pour transformer le monde.

 

 Différences conceptuelles entre l’éducation populaire et l’université ouverte.

Il importe de distinguer l’Université ouverte de l’éducation populaire, bien que les deux partagent un horizon émancipateur.

L’éducation populaire, héritière des mouvements ouvriers du XIXᵉ siècle et des initiatives de formation militante (notamment celles du Front populaire et des MJC), repose sur une visée claire : rendre accessibles aux classes dominées les savoirs nécessaires à leur autonomie sociale et politique. Elle demeure ainsi finalisée par la transformation sociale et centrée sur la conscientisation des rapports de domination (Besse, 2019).

L’Université ouverte, en revanche, ne se donne pas pour mission première la politisation ou l’émancipation d’un public déterminé. Elle cherche à déhiérarchiser les régimes de vérité : à mettre sur le même plan le savoir scientifique, l’expérience vécue, la parole poétique, la connaissance écologique. Là où l’éducation populaire vise une démocratisation par le partage des savoirs, l’Université ouverte vise une démocratisation par la transformation du savoir, par la mise en commun et la recomposition des cadres de pensée. Autrement dit, l’éducation populaire part du social pour aller vers le savoir ; l’Université ouverte part du savoir pour réinventer le social.

 

L’Université ouverte : entre émancipation du savoir et refondation du commun

Dans un contexte de marchandisation du savoir, de rationalisation managériale de la recherche et de standardisation pédagogique, le concept d’Université ouverte émerge comme un contre-modèle et une utopie critique. Loin d’être une simple dénomination institutionnelle, elle constitue une pratique politique du savoir, une tentative de désinstitutionnalisation de l’acte d’apprendre et de reliance entre les formes de connaissance (Stengers, 2013). Cette ouverture ne renvoie pas à une accessibilité logistique, des cours en ligne ou des diplômes sans prérequis, mais à un geste épistémologique et éthique : celui de rompre avec la hiérarchie entre savoirs légitimes et savoirs situés, entre rationalité académique et expérience vécue.

L’Université ouverte s’inscrit dans la filiation critique de plusieurs courants intellectuels du XXᵉ siècle : la pédagogie critique de Paulo Freire, la déscolarisation d’Ivan Illich, la pensée de la complexité d’Edgar Morin, ou encore les travaux sur le commun de Pierre Dardot et Christian Laval. Freire défendait une éducation qui émancipe, non pas en transmettant des savoirs, mais en rendant le sujet conscient de sa condition. Illich proposait, dans Une société sans école, de libérer l’apprentissage des structures institutionnelles qui transforment l’éducation en instrument de reproduction sociale. Ces pensées ont ouvert la voie à l’idée que l’apprentissage est un processus social, politique et communautaire, non un parcours certifiant.

L’Université ouverte, dans cette lignée, ne vise pas seulement à corriger l’Université, mais à la réinventer comme espace de co-construction du sens. Elle tente de redonner à universitas sa signification originelle : une communauté de savoirs en dialogue, sans clôture disciplinaire ni hiérarchique.

 

Une pédagogie dialogique et transdisciplinaire

L’Université ouverte repose sur une épistémologie du dialogue et une pédagogie de la reliance (Morin). Elle se déploie sous des formes variées : séminaires autogérés, rencontres interprofessionnelles, cercles citoyens de recherche, universités des communs ou initiatives de recherche-action. Sur le plan pédagogique, elle s’oppose à la logique de l’évaluation normative et de la production capitalisable du savoir (Foucault ; Boltanski & Chiapello). Elle privilégie des formes processuelles d’apprentissage : ateliers de recherche, conversations ouvertes, pratiques d’écoute et d’interprétation collective. Le savoir y devient un espace de rencontre, non un produit fini.

Par son fonctionnement même, l’Université ouverte engage une praxis politique : elle met en œuvre ce qu’elle pense. Elle s’oppose à la gouvernementalité néolibérale qui instrumentalise la connaissance au service de la performance et de l’employabilité.
Elle revendique le droit à la gratuité, à la lenteur et à la complexité. Dans cette perspective, elle peut être comprise comme un commun épistémique (Dardot & Laval) : un espace où le savoir est produit, partagé et régulé collectivement, en dehors des logiques de propriété intellectuelle. Elle rejoint également les propositions de Bruno Latour pour une écologie des savoirs, où la connaissance s’inscrit dans une éthique de la cohabitation entre humains et non-humains. Ainsi, l’Université ouverte n’est pas simplement un lieu d’apprentissage, mais une forme de résistance culturelle : elle réinvente le savoir comme relation, comme écosystème de sens, comme commun vivant.

 

Conclusion : pour une écologie du savoir

L’Université ouverte n’est ni une école, ni une université alternative, ni un dispositif de formation populaire. Elle est une forme d’attention politique au monde, une écologie du savoir où la connaissance redevient un bien partagé et incarné. Elle ne vise pas l’émancipation des seuls individus, mais la guérison d’un lien social et cognitif brisé par la marchandisation. En cela, elle rejoint les intuitions d’Illich : « la convivialité est la condition d’une société libre ». En ouvrant l’Université, on ne démocratise pas seulement le savoir : on rend à la pensée sa vocation première, celle de relier, d’inventer, de soigner le monde.

 

 

Sources :

  • Bakhtine. Esthétique et théorie du roman.
  • Besse. L’éducation populaire : entre émancipation et institution.
  • Boltanski, L., & Chiapello. Le nouvel esprit du capitalisme.
  • Dardot, P., & Laval, C. Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle.
  • Foucault. Surveiller et punir.
  • Freire. Pédagogie des opprimés.
  • Illich. Une société sans école.
  • Morin. La tête bien faite : repenser la réforme, réformer la pensée.