L’égalité et l’équité, horizons nécessaires d’une paix sociale

On entend parfois, dans certains cercles réactionnaires, une critique tenace : la démocratie moderne, avec son goût pour l’égalité et sa passion pour la justice sociale, ne serait qu’une illusion dangereuse. Ce « démocratisme », dit-on, nierait les différences naturelles, effacerait les hiérarchies et mènerait les sociétés à l’effondrement par excès d’égalitarisme.

Ce procès n’est pas nouveau. Il repose sur une vision du monde où l’ordre se confond avec la domination, où la diversité humaine ne trouve de sens que dans des rapports hiérarchiques figés. Mais il mérite d’être déconstruit, car il oublie que l’égalité et l’équité ne sont pas des chimères : elles sont les conditions concrètes d’une coexistence pacifique dans un monde traversé par les inégalités.

 

 

L’égalité n’est pas l’uniformité

L’un des malentendus les plus persistants à propos de l’égalité est de croire qu’elle impliquerait l’effacement des différences. Comme si, en reconnaissant chaque individu comme égal en dignité, on voulait gommer les singularités, lisser les particularités et transformer les êtres humains en copies interchangeables. Cette caricature, souvent brandie par les adversaires de la démocratie, oublie l’essentiel : l’égalité n’est pas l’uniformité, mais la condition pour que la diversité puisse s’exprimer pleinement. Être égaux, ce n’est pas être identiques. L’égalité n’a jamais signifié qu’il fallait abolir les différences de culture, de langue, de genre, de croyance ou de parcours. Elle signifie que ces différences n’accordent à personne un privilège ou une domination. Elle trace un socle commun : chaque être humain mérite le même respect et les mêmes droits fondamentaux. Ainsi, l’égalité ne supprime pas les particularités, elle les protège. C’est parce que nous sommes égaux en dignité que nous pouvons être libres d’exprimer nos singularités. Sans ce socle, la diversité devient hiérarchie, et les différences se transforment en rapports de domination.

Une société égalitaire ne cherche pas à homogénéiser ses membres, mais à créer les conditions pour que chacun contribue selon sa voix propre. C’est ce que souligne le philosophe Charles Taylor avec son idée de la « reconnaissance » : les individus n’ont pas seulement besoin d’être traités comme semblables, mais d’être reconnus dans ce qui les rend uniques. Dans ce sens, l’égalité est la matrice d’une pluralité vivante. Elle permet à la diversité d’être une richesse, et non une fracture. L’histoire de l’art en est un bel exemple : la Renaissance florentine n’aurait pas été ce qu’elle fut si les artistes avaient dû se conformer à un canon unique. C’est parce que chaque singularité a pu s’exprimer dans un cadre commun qu’une explosion de créativité a vu le jour.

Ivan Illich parlait de « convivialité » pour désigner la capacité d’une société à accueillir des modes de vie multiples dans un cadre partagé. L’égalité n’uniformise pas, elle rend possible cette convivialité : vivre ensemble sans que la diversité se transforme en conflit permanent.

Prenons un exemple contemporain : les démocraties pluralistes. Leur force n’est pas de réduire tout le monde à un modèle unique, mais d’articuler des identités multiples (ethniques, religieuses, culturelles) dans un cadre commun de droits et de devoirs. Là où l’inégalité domine, la diversité devient prétexte à la ségrégation et à la violence. Là où l’égalité prévaut, elle devient source de dialogue, d’échanges et d’innovation. Dire que l’égalité est une richesse de diversité, ce n’est pas une formule idéaliste : c’est une réalité politique et sociale. Les sociétés qui favorisent l’égalité sont aussi celles qui libèrent le plus de créativité, qui génèrent le plus de confiance collective et qui réduisent le mieux les tensions liées aux différences. Elle est l’horizon qui permet à chaque singularité de s’exprimer non contre les autres, mais avec les autres. Et c’est peut-être là, dans cette danse des différences sur un sol commun, que se joue la vraie richesse des sociétés humaines.

 

L’équité comme traduction concrète de la justice

Une société n’est pas juste parce qu’elle proclame des droits abstraits. Elle l’est lorsqu’elle permet réellement à chacun de les exercer. John Rawls l’avait formulé : la justice exige que les institutions corrigent les déséquilibres pour que les moins favorisés aient de véritables chances. Ainsi comprise, l’équité n’est pas l’opposée de l’égalité : elle en est l’accomplissement. Là où l’égalité ouvre un horizon, l’équité en dessine les chemins. L’exemple de Nelson Mandela est ici emblématique : il ne s’agissait pas seulement d’abolir les lois de l’apartheid (égalité formelle), mais aussi de construire des politiques permettant aux populations noires longtemps discriminées d’accéder concrètement à l’éducation, à la santé et aux institutions (équité réelle).

 

La liberté absolue, masque du plus fort

Un autre point est trop souvent négligé : la liberté absolue, sans cadre ni limite, n’avantage jamais le faible. Livrée à elle-même, elle devient la loi du plus fort. Rousseau le rappelait déjà : « Céder à la force est un acte de nécessité, non de volonté ». Sans contrat social, la liberté de chacun se réduit à une guerre permanente où seuls les puissants triomphent. La législation démocratique, en revanche, est ce qui permet au faible d’exister. Elle n’est pas une contrainte arbitraire, mais une protection commune. Elle limite l’arbitraire des dominants et transforme la liberté sauvage en liberté partagée. On le voit dans l’histoire des luttes ouvrières : la « liberté de contracter » sans législation sociale permettait aux patrons d’imposer des conditions inhumaines. Ce n’est que par les lois sur le travail, les syndicats et les droits sociaux que les plus faibles ont pu conquérir une place. La loi n’est pas l’ennemie de la liberté : elle est la condition pour que la liberté devienne un bien partagé.

 

Autorité et autoritarisme : deux logiques opposées

Un autre amalgame nourrit la critique réactionnaire : la confusion entre autorité et autoritarisme. L’autorité véritable est donnée par les autres. Elle repose sur la légitimité qu’un individu inspire par son savoir, son expérience, sa droiture ou sa capacité à guider. Elle s’incarne dans l’enseignant respecté par ses élèves, dans le médecin suivi par ses patients, ou dans le chef d’orchestre reconnu par ses musiciens. Elle naît de la reconnaissance et suscite l’adhésion. L’autoritarisme, à l’inverse, est une autorité imposée. C’est le pouvoir qui commande sans légitimité, qui exige l’obéissance sans dialogue. Là où l’autorité ouvre, l’autoritarisme ferme ; là où l’une élève, l’autre écrase. Un exemple historique illustre cette différence : Charles de Gaulle pendant la Résistance exerçait une autorité reconnue, car elle émanait d’un courage et d’une vision qui inspiraient. À l’inverse au moment où par le vote d’un référendum, la population choisie de ne plus suivre de Gaulle, celui-ci démissionne et quitte le pouvoir pour justement ne pas basculer dans une forme autoritariste. La démocratie n’est pas une société sans figures d’autorité : elle est un régime qui distingue l’autorité légitime de l’autoritarisme arbitraire. Égalité et équité garantissent que l’autorité circule et s’exerce de façon juste, au lieu de se figer dans des rapports verticaux.

 

Paix sociale et justice partagée

L’histoire est riche d’exemples : ce ne sont pas les sociétés égalitaires qui s’effondrent, mais celles qui tolèrent des écarts insupportables. Lorsque les inégalités deviennent gouffres, elles nourrissent le ressentiment, la violence et la désintégration du lien social. La paix ne se décrète pas par la force. Elle naît d’un sentiment de justice partagée, d’un cadre où chacun se sent reconnu et protégé. Ivan Illich parlait de « convivialité » pour désigner cette condition : la possibilité de vivre ensemble dans une dignité mutuelle.

 

L’égalité comme force et non comme faiblesse

Contrairement à ce qu’affirme la pensée réactionnaire, l’égalité ne fragilise pas la vitalité d’une société : elle la renforce.

  • Économiquement, les sociétés plus égalitaires connaissent moins de violence et davantage d’innovation, car les talents ne sont pas gaspillés par l’exclusion.
  • Politiquement, elles génèrent plus de confiance et moins de tentation autoritaire.
  • Culturellement, elles stimulent la créativité en permettant à des voix diverses d’émerger.

Barbara Stiegler, dans ses travaux, appelle à « réapprendre à vivre », c’est-à-dire à concevoir nos sociétés comme des organismes capables de s’adapter. Cette adaptabilité ne se nourrit pas de hiérarchies rigides, mais d’un socle partagé d’égalité et d’équité.

 

Conclusion : l’égalité comme promesse d’avenir

La critique du « démocratisme » rêve d’un monde hiérarchisé où la paix viendrait de la soumission. Mais cette vision est une illusion dangereuse : elle méconnaît la force explosive des inégalités laissées sans régulation. La liberté absolue, loin d’être un idéal, est le masque du pouvoir du fort sur le faible. Seule la loi commune, inscrite dans un horizon d’égalité et d’équité, rend possible une liberté véritablement partagée. De même, seule l’autorité reconnue par les autres peut être légitime : l’autoritarisme imposé ne produit que violence et servitude. De Mandela à Luther King, de la Résistance à la chute de l’apartheid, l’histoire nous rappelle que l’égalité et l’équité ne sont pas des utopies naïves. Elles sont la condition d’un avenir habitable dans un monde inégalitaire. Elles garantissent que la différence ne se transforme pas en domination, et que la diversité ne devienne pas fracture. La démocratie n’est pas la négation des différences : elle est la promesse qu’elles trouveront un espace de justice et de reconnaissance. Non pas un poids, mais une promesse de vitalité et de paix.

 

Repenser l’autorité, et l’idée de génie personnel