La distinction entre « sciences dures » et « sciences molles » n’est pas une donnée neutre. Elle relève d’une hiérarchie symbolique héritée du positivisme du XIXᵉ siècle, qui valorisait la mathématisation et l’expérimentation comme gages d’objectivité. Jared Diamond, biologiste devenu historien, renverse ce cliché : les sciences humaines et sociales ne sont pas moins rigoureuses, elles sont au contraire confrontées à un objet d’étude plus complexe, donc plus exigeant.
Les sciences humaines et sociales (SHS) traînent une réputation ambiguë. Aux yeux de certains, elles ne seraient pas de « vraies » sciences, mais des discours approximatifs, teintés d’idéologie, incapables de fournir des résultats universels et vérifiables. Cette suspicion s’est renforcée à l’ère de la technoscience, où la valeur de vérité est trop souvent confondue avec la mathématisation et l’expérimentation de laboratoire. Pourtant, réduire les SHS à de simples discours idéologiques, c’est ignorer leur robustesse théorique, leur rigueur méthodologique et leur capacité à produire des connaissances qui transforment nos sociétés.
Diamond souligne que les sciences de la nature reposent sur des objets stables : les lois de la gravité ou de la chimie sont universelles et reproductibles. Les sciences humaines, elles, se confrontent à des sociétés changeantes, à des récits multiples, à des contingences historiques.
D’un point de vue épistémologique, cela signifie que la reproductibilité, critère central du modèle expérimental classique, est en grande partie inapplicable. Comme l’avait déjà noté Karl Popper, la science progresse par falsification d’hypothèses ; or, dans les sciences sociales, falsifier est difficile car les contextes ne se répètent jamais à l’identique. La « dureté » tient donc au défi méthodologique de produire du savoir dans l’irrépétition.
Morin a mis en évidence un point épistémologique crucial : les sciences dures tendent à réduire la complexité en isolant des variables, tandis que les sciences humaines doivent composer avec des systèmes ouverts. Son appel à une « pensée complexe » est une critique du réductionnisme méthodologique, encore dominant dans la tradition positiviste. Les sciences humaines, en intégrant la pluralité des registres (biologique, symbolique, historique), incarnent peut-être plus que toute autre discipline ce pluralisme méthodologique.
Bourdieu, s’inspirant de Gaston Bachelard, rappelle que toute science suppose une « rupture épistémologique » : briser les évidences premières pour construire des objets. Dans Le métier de sociologue, il montre que la sociologie est particulièrement exigeante car son objet est saturé de prénotions. Là où la physique se protège derrière l’étrangeté de ses objets (aucun préjugé spontané sur un quark), la sociologie affronte des réalités quotidiennes. L’épistémologie bachelardienne prend ici toute sa force : la dureté des sciences sociales réside dans l’obligation de désapprendre ce que l’on croit déjà savoir.
Avec Foucault, l’épistémologie prend un tour archéologique : toute connaissance est produite dans un cadre historique, un « régime de vérité ». Ainsi, ce qui fait la dureté des sciences humaines n’est pas seulement la complexité de leurs objets, mais aussi leur réflexivité : elles doivent analyser les conditions mêmes de leur production. En ce sens, elles sont plus « dures » que les sciences naturelles, car elles doivent inclure dans leur démarche critique le savoir qui les constitue. Comme le notait Georges Canguilhem, les sciences humaines affrontent une normativité constitutive : l’humain qu’elles étudient est aussi celui qui les produit.
Bruno Latour déconstruit l’idée de hiérarchie épistémologique. En étudiant la fabrication des faits scientifiques, il montre que même les sciences « dures » reposent sur des pratiques sociales, des négociations, des dispositifs matériels. Les sciences naturelles ne sont pas « dures » en soi : leur dureté est le résultat d’une construction collective stabilisée. Latour invite donc à renverser la perspective : toutes les sciences sont « sociales », mais les sciences humaines ont la particularité d’assumer cette dimension réflexive au lieu de la masquer.
La solidité des sciences humaines : contre le soupçon d’idéologie
Contrairement au préjugé, les sciences humaines disposent d’outils méthodologiques solides :
- La construction de l’objet (Bourdieu, Chamboredon, Passeron, Le métier de sociologue) : toute enquête en SHS suppose une rupture avec les préjugés du sens commun. Loin d’être une simple opinion, la démarche sociologique s’astreint à une vigilance critique permanente.
- La triangulation des données : les sciences sociales mobilisent des méthodes variées, statistiques, observations ethnographiques, analyses textuelles, et les croisent pour renforcer la robustesse des résultats.
- La réflexivité : l’une des forces des SHS est de prendre en compte la position du chercheur, ses biais, son inscription sociale. Là où les sciences naturelles prétendent souvent à une neutralité illusoire, les SHS assument et objectivent cette dimension.
Ces dispositifs garantissent que la production de savoir n’est pas arbitraire, mais ancrée dans des procédures de validation collectives. Les SHS ne prétendent pas à l’universalité intemporelle des lois physiques. Leur scientificité est contextuelle : elles produisent des connaissances sur des sociétés situées, des cultures particulières, des époques données. Cela ne les rend pas moins robustes. Comme l’a montré Michel Foucault, toute science est inscrite dans une « épistémè », un régime de vérité. Les SHS, en assumant cette historicité, se donnent les moyens de penser le changement, les ruptures, les transformations, choses que les sciences exactes, dans leur quête d’invariance, tendent à ignorer.
Le rôle de la critique : une force et non une faiblesse
Être accusées d’idéologie est paradoxalement une preuve de vitalité pour les sciences humaines. Elles travaillent sur des objets saturés de valeurs (école, famille, genre, religion, pouvoir) et leur fonction critique est constitutive de leur scientificité. Comme le rappelait Canguilhem, les sciences humaines affrontent des réalités normatives : elles interrogent les manières dont les sociétés définissent le normal et le pathologique, le juste et l’injuste. Loin de les invalider, cette confrontation avec la normativité les rend essentielles : elles produisent un savoir qui éclaire les choix collectifs.
La robustesse des SHS se mesure aussi à leur pouvoir transformateur :
- Les travaux de Durkheim sur le suicide et la solidarité sociale ont structuré des politiques publiques.
- Les analyses de Bourdieu sur l’école et la reproduction sociale éclairent encore les débats éducatifs.
- Les recherches féministes et postcoloniales ont profondément renouvelé nos manières de penser l’égalité.
Ces effets concrets démontrent que les SHS produisent des connaissances opératoires, testées dans la réalité sociale.
Conclusion : une autre idée de la science
L’opposition traditionnelle entre sciences « dures » et sciences « molles » se révèle, à l’épreuve de l’analyse, un cliché trompeur. Jared Diamond l’avait pressenti : comprendre les trajectoires humaines, leurs récits, leurs institutions, est une tâche plus ardue que décrire des lois universelles de la nature. Là où les sciences de la matière isolent des variables stables, les sciences humaines affrontent l’imprévisible, le contradictoire, l’historique.
Les grands penseurs français, Morin, Bourdieu, Foucault, Latour, ont chacun approfondi cette intuition. Morin en montrant que seule une pensée complexe peut rendre justice au réel ; Bourdieu en rappelant que la rupture épistémologique est d’autant plus exigeante que l’objet est familier ; Foucault en dévoilant les régimes de vérité qui traversent tout savoir ; Latour en soulignant que les sciences dites « exactes » sont elles aussi des constructions sociales stabilisées.
Du point de vue épistémologique, cette inversion des hiérarchies prend tout son sens. Les sciences humaines ne se jugent pas selon les critères des sciences de la nature, reproductibilité mécanique, invariance universelle, mais selon leurs propres normes de scientificité : la construction rigoureuse de l’objet, la réflexivité, la pluralité méthodologique, la capacité critique. Comme l’ont montré Bachelard et Canguilhem, toute science est rupture, historicité, normativité. Les sciences humaines ne sont donc pas moins scientifiques : elles incarnent une autre idée de la science, où la fragilité devient la condition même de la robustesse. Enfin, leur force se mesure à leur puissance de transformation. Loin d’être de simples discours idéologiques, les SHS éclairent et modifient nos manières de vivre ensemble : elles ont inspiré des politiques publiques, transformé nos représentations de l’école, du genre, de la santé, de la culture. Leur robustesse est pragmatique autant que théorique : elles transforment le monde autant qu’elles le décrivent.
Ainsi, ce qui est réputé « mou » est peut-être le plus « dur » : parce que les sciences humaines assument l’incertitude, parce qu’elles pensent le vivant et l’historique, parce qu’elles interrogent les normes et les pouvoirs. Leur tâche est de produire du sens dans l’instabilité, de rendre intelligible ce qui échappe à la prédictibilité. Fragiles en apparence, elles sont robustes en vérité : une science de l’humain qui, au lieu de fuir la complexité, en fait son ressort.
pour allez plus loins : articlde de Diamond