Sociologue reconnu pour son approche critique de la sociologie bourdieusienne et pour ses travaux sur la pluralité des dispositions, Bernard Lahire développe depuis plusieurs années une vaste entreprise intellectuelle : une anthropologie psychologique et sociale. À rebours des approches qui séparent radicalement l’individuel du collectif, le psychologique du social, il cherche à mettre en lumière les structures fondamentales des sociétés humaines comme conditions de possibilité de toute vie collective et individuelle. Son travail engage une réflexion interdisciplinaire articulant sociologie, psychologie, anthropologie, linguistique et neurosciences.
Une approche transversale : l’unité anthropologique de l’humain
Lahire part du constat qu’il existe des invariants anthropologiques, c’est-à-dire des structures fondamentales communes à toutes les sociétés humaines connues. Ces structures sont pour lui psychosociales : elles s’incarnent dans les pratiques sociales, mais aussi dans les formes mentales et les capacités cognitives des individus. Il ne s’agit donc pas de structures sociales extérieures à l’individu, mais de structures intériorisées, fruits de socialisations multiples. Dans Les structures fondamentales des sociétés humaines, Lahire en dresse un inventaire provisoire à partir de nombreuses disciplines. Il insiste sur le fait que ces structures ne sont pas immuables, mais constituent un socle minimal partagé, sur lequel reposent les variations culturelles.
Les grandes structures fondamentales selon Lahire
La narration : une structure cognitive et sociale centrale
Lahire accorde une place centrale au récit comme forme fondamentale de mise en ordre du monde. Toutes les sociétés humaines produisent des récits : mythes, histoires, biographies, fictions. Le récit permet de structurer le temps, d’expliquer l’origine, de transmettre des normes, de donner un sens à l’existence. Pour Lahire, cette capacité narrative est une structure psychique et sociale fondamentale. Elle est liée aux capacités de mémoire, de projection, d’imagination, et elle sert de support aux institutions, aux croyances, et aux identités.
La symbolisation : langage, classification, abstraction
Le langage, sous ses formes verbales, gestuelles ou graphiques, est une infrastructure symbolique essentielle. Il permet la transmission culturelle, la communication, l’abstraction, et la coordination sociale. La capacité à classifier (catégoriser) le monde est également universelle : les humains divisent, hiérarchisent, nomment. Lahire souligne ici la nécessité d’une grammaire cognitive partagée, qui rend possible la construction de mondes sociaux stables et communicables. Il rejoint en cela les travaux de Durkheim et Mauss sur les classifications primitives, mais les renouvelle à partir des données contemporaines des sciences cognitives.
La mémoire sociale et individuelle
La mémoire est une structure à la fois biologique et sociale. Lahire montre que les sociétés humaines construisent des dispositifs de mémoire collective (récits, rituels, monuments, archives) et que les individus intègrent en eux une mémoire incorporée de leurs socialisations passées. C’est ce qu’il appelle l’homme pluriel, porteur d’un grand nombre de dispositions acquises dans des contextes variés. Cette pluralité est une structure universelle : tous les humains vivent dans une hétérogénéité de normes, de rôles, et d’expériences.
L’institutionnalisation
Lahire identifie l’institution comme un processus fondamental par lequel les sociétés stabilisent des règles, des rôles, des récits. L’école, la famille, le droit, la religion, sont autant d’institutions qui structurent les pratiques humaines et les formes de subjectivité. Mais ces institutions ne sont pas simplement extérieures : elles sont intériorisées. L’individu devient ainsi un produit de l’institution, mais aussi un porteur des institutions.
L’interdépendance et la coopération
Toutes les sociétés humaines se fondent sur des formes d’interdépendance : division du travail, solidarité, soins, transmission. Lahire insiste sur la nature relationnelle de l’être humain, qui se développe dans des contextes d’attachement, de reconnaissance et de dépendance. Il rejoint ici les perspectives de Norbert Elias ou de Marcel Mauss : la société est une configuration de relations, non une somme d’individus.
Une critique des oppositions classiques
Lahire critique frontalement les dualismes classiques de la pensée occidentale : individu/société, nature/culture, corps/esprit, social/psychique. Il propose une approche intégrative qui dépasse ces oppositions en montrant que les structures sociales sont aussi des structures psychiques, que la société vit en et par les corps et les esprits. Il plaide ainsi pour une sociologie psychologique, où les dispositions individuelles ne sont pas réduites à des effets mécaniques de structures, mais reconnues comme des synthèses singulières de trajectoires sociales multiples.
Conclusion : vers une anthropologie intégrative
L’ambition de Bernard Lahire est de proposer une théorie générale de l’humain qui unifie les apports de la sociologie, de la psychologie, de l’anthropologie et des sciences cognitives. Les structures fondamentales des sociétés humaines qu’il identifie ne sont pas des formes abstraites, mais des matrices concrètes de socialisation, d’intériorisation et d’interaction. En reconnaissant à la fois la diversité des mondes humains et leur socle partagé, Lahire offre une anthropologie à la fois universaliste et pluraliste, capable d’éclairer les défis contemporains : éducation, transmission, inégalités, recompositions identitaires. Son œuvre appelle à une réconciliation du social et du psychique, pour penser la complexité de l’humain dans toutes ses dimensions.