Le grand malentendu démocratique

La modernité s’est rêvée comme un chantier d’émancipation. Elle a voulu arracher l’humanité aux structures hiérarchiques du patriarcat et de l’autoritarisme, convaincue que l’horizon de la démocratie passerait par l’égalisation des conditions et la libération de toute tutelle. Mais, dans son geste libérateur, elle a souvent jeté le principe d’autorité avec l’eau du pouvoir. Ce rejet, en apparence salutaire, a engendré une crise plus sourde et plus complexe : celle de la légitimité.

Car l’autorité, au sens fort du terme, auctoritas, ce qui fait croître, n’est pas la domination, mais la médiation symbolique qui relie les générations et rend possible la transmission. En l’abolissant, notre modernité s’est privée d’un socle invisible : celui qui permet d’enseigner, de soigner, d’éduquer, d’habiter ensemble.

Le désarroi parental : quand la légitimité vacille

Le premier théâtre de cette crise est celui de la famille. Jadis, les parents pouvaient s’appuyer sur une autorité transcendante : Dieu, la tradition, la loi du père ou la norme sociale. Aujourd’hui, ils doivent justifier chaque geste, chaque limite, dans un contexte où toute contrainte semble suspecte d’abus. L’autorité parentale s’est dévêtue de ses symboles, laissant l’adulte seul face à sa responsabilité, démuni de toute instance tierce à laquelle se référer. Ce désarmement produit un paradoxe cruel : les parents deviennent coupables de la limite qu’ils imposent, responsables du désamour qu’elle provoque. Alors, pour ne pas blesser, ils cèdent à la tentation d’une éducation sans négatif, fondée sur le jeu, la séduction ou la négociation. Ils se font « copains » de leurs enfants, espérant ainsi éviter la douleur du manque. Mais c’est précisément cette douleur, ce heurt avec la frustration, qui ouvre à la pensée et fonde le sujet. Dans cette confusion, l’enfant, lui, apprend à se détourner de la perte, trouvant dans la permissivité parentale un miroir complaisant. De là naît ce que l’on pourrait nommer une communauté du déni, où adultes et enfants se confortent mutuellement dans l’illusion d’un monde sans conflit ni altérité.

Le déni du manque : naissance du néo-sujet postmoderne

La modernité tardive a radicalisé son idéal d’autonomie. En déclarant la mort de Dieu, elle a voulu s’émanciper de tout ordre hétéronome. Mais ce vide du ciel n’a pas pour autant aboli le besoin d’un Autre. Il l’a simplement déplacé. La science, puis le marché, ont pris la relève : nouveaux garants d’une rationalité sans transcendance, mais aussi nouvelles figures d’une autorité déniée.

Nous sommes ainsi devenus les enfants de la science, puis les enfants de personne. Le libéralisme culturel et économique a porté cette fiction d’un individu auto-engendré, sans dette, sans manque, sans altérité constitutive. Dans cette perspective, chacun cherche à se « remplir » seul, à se réaliser sans médiation. L’autre n’est plus celui qui me confronte à mon incomplétude, mais un simple auxiliaire de mon développement personnel.

Or, comme le rappelle quand la négativité disparaît du lien, la société tout entière devient le théâtre d’une jouissance sans frein, où la violence, faute d’adresse, se retourne contre soi ou se diffuse indistinctement dans le corps social. C’est la montée simultanée des souffrances psychiques, du ressentiment collectif, et des explosions de haine ou de nihilisme.

De la confusion égalitaire à l’indistinction

L’autre versant de cette crise de l’autorité se loge dans le malentendu démocratique que Tocqueville et Arendt avaient pressenti : à force de vénérer l’égalité, nous avons confondu la différence avec la discrimination. La passion de l’égalité, disait Tocqueville, tend à tout niveler. Elle rend difficile la reconnaissance des places symboliques : celle du maître, du parent, du médecin, du juge, non comme figures de domination, mais comme gardiens de la transmission. Dans ce culte de l’équivalence, toutes les opinions paraissent respectables, toutes les positions interchangeables. On ne sait plus s’il faut débattre avec les discours de haine ou les condamner. La démocratie, pourtant, ne vit pas de l’indistinct, mais de la séparation, entre le religieux et le politique, entre le savoir et l’opinion, entre l’adulte et l’enfant. En perdant ces seuils, elle perd le sens même de sa liberté.

Arendt et la crise de l’éducation : le maître ou le miroir

Hannah Arendt, dans La crise de la culture, voyait déjà venir cette dérive. En prétendant libérer l’enfant de l’autorité des adultes, disait-elle, on l’a livré à une tyrannie plus terrible : celle de la majorité, du groupe, du « tout le monde ». Sous l’influence d’une pédagogie positiviste, la figure du professeur s’est effacée derrière celle du technicien de l’apprentissage. On ne lui demande plus de maîtriser un savoir, mais de gérer des compétences. Le magister, celui qui transmet ce qu’il sait, s’efface au profit d’un « facilitateur » interchangeable, supposé enseigner « n’importe quoi ». Or, sans ce savoir incarné, sans cette autorité légitime née de la compétence et du désir de transmettre, il n’y a plus d’éducation possible. Le goût du savoir s’éteint avec la disparition de la confiance. Et le vide laissé par l’autorité authentique est aussitôt rempli par un autoritarisme bureaucratique, stérile et sans âme.

Retrouver la légitimité : la limite comme matrice du collectif

Ce qui se joue ici dépasse le cadre éducatif : c’est la question du cadre symbolique de nos sociétés. Repenser la légitimité ne signifie pas restaurer l’autoritarisme, mais reconnaître la valeur structurante de la limite.

La frustration, loin d’être un échec de la relation, en est la condition de possibilité. Elle enseigne à transformer la perte en désir, la contrainte en sublimation. C’est elle qui permet de passer du fantasme de toute-puissance à la création, du caprice à la culture. Redonner à l’autorité sa dignité, c’est redonner à l’autre sa place dans notre vide. C’est accepter qu’une société se fonde sur un manque partagé, plutôt que sur des complétudes imaginaires. Faute de cela, le risque est grand de voir ressurgir, sous d’autres formes, un autoritarisme compensatoire, qui viendrait répondre au besoin inconscient de cadre et de repères que la démocratie a méconnu.

Conclusion : pour une poétique de la limite

L’enjeu de notre temps n’est plus seulement politique ou éducatif : il est anthropologique.
Nous devons réapprendre à faire de la limite non pas une entrave, mais une ressource. Retrouver la verticalité symbolique, non celle du pouvoir, mais celle du sens. Il devient essentiel de repenser, de manière structurante, la fonction de la limite : non comme simple interdiction, mais comme médiation nécessaire, portée par la frustration du manque. Celle-ci permet de transformer le désir de toute-puissance en énergie créatrice, d’orienter les pulsions primaires vers le collectif et de reconnaître la place indispensable de l’autre. Il s’agit de restaurer, à la fois sur le plan individuel et collectif, la légitimité de cette instance de cadre, de redonner à l’autorité sa densité symbolique, avant que le vide laissé par son absence ne se remplisse d’un autoritarisme mortifère, une réponse inconsciente à ce besoin structurel de repères pour guider le sujet et la société dans leur devenir.

 

Complément : repenser l’autorité, et l’idée de génie personnel

 

Suite de la réflexion ici :  entre idéalisme et réalité