L’être (in)complet : et sa réponse politique [4]

 

Il n’y a jamais eu qu’un pas du primat de la raison pratique à la haine pour la théorie. T. W. Adorno

 

Le mouvement des Gilets jaunes ne cesse d’embarrasser le pouvoir, ses défenseurs et ses interprètes médiatiques privilégiés. Il met sur le devant de la scène des questions gênantes. Non pas qu’elles soient nouvelles, mais les gouvernants en ont perdu depuis longtemps les réponses. Ou plutôt, les institutions par lesquelles ils gouvernent se sont largement fondées sur le refoulement de ces questions, leur oubli. De la question de l’impôt, du juste prix des choses, des moyens de vivre décemment, c’est cette vieille question de la démocratie qui revient : pourquoi, au fond, faudrait-il que ce soit toujours les mêmes qui décident, ces professionnels de la politique, au langage en bois, aux jeux obscurs et au mépris du peuple affiché ?

 

Pourquoi donc le peuple ne pourrait-il pas faire ses affaires lui-même, de temps à autre, au moins pour les choses importantes ? Refleurissent alors, à côté des revendications de justice économique, les propositions de justice politique : contre les privilèges des élu.e.s, pour un contrôle étroit par le peuple, et surtout pour le référendum d’initiative citoyenne (RIC).

 

 

La place de l’Etat dans notre système démocratique (5eme république)

L’État se confond souvent avec la nation. Lorsqu’il devient un État-nation, il adopte une forme unitaire bien connue : un gouvernement central et un parlement censés représenter le peuple. Mais l’expérience historique montre que cette représentation est toujours partielle, que l’État tend à s’éloigner progressivement des citoyens qu’il prétend incarner. Dans une démocratie unitaire, la majorité élue impose ses lois à la minorité, révélant un paradoxe structurel : le pouvoir qui se veut expression du peuple devient instrument d’exclusion.

Pour contourner cette tension, l’idéologie dominante propose de dépasser les frontières nationales et de créer des unions supra-nationales. Le postulat est simple : l’union harmoniserait les intérêts, et l’économie, pivot central, permettrait de transcender les conflits culturels ou historiques. L’émergence de l’« homo œconomicus » illustre cette vision : un acteur rationnel, calculateur, placé au centre de la gouvernance. L’Union européenne, à travers la monnaie unique, la réduction des frontières et l’harmonisation législative, illustre cette ambition. Mais malgré ces changements d’échelle, le paradigme reste inchangé : l’État continue de fonctionner comme une superstructure, et la démocratie, déplacée vers un niveau supérieur, se trouve paradoxalement encore plus éloignée du citoyen. La logique ultime de ce cheminement serait un gouvernement mondial, conceptuellement détaché de la population et de la démocratie participative concrète.

Dans ce contexte, la politique professionnelle se définit par la compétition partisane, où l’accès au pouvoir est réservé à ceux qui maîtrisent ses codes. Elle se construit autour de visions du monde antagonistes, les idéologies, traduites en programmes électoraux entre lesquels les citoyens sont sommés de choisir. Ceux qui refusent ce cadre se trouvent marginalisés, invisibilisés dans l’espace public. Cette hégémonie partisane ne se limite pas aux politiciens : journalistes, sondeurs, chercheurs en sciences politiques, tous partagent une compréhension fine des institutions et des alignements idéologiques. Ils connaissent la place de chaque parti sur l’axe gauche-droite, les alliances possibles, et interprètent l’ensemble de la réalité politique à travers ces codes. Pour le citoyen ordinaire, ce système est souvent opaque : la politique n’est plus un espace de décision collective, mais un univers codifié, réservé à ceux qui savent en lire les signes et maîtriser ses symboles.

 

Maintenant, quelle est la place du peuple dans ces formes de politiques professionnelles ?

Dans le système actuel, l’électeur ne choisit jamais proposition par proposition, mais vote pour un programme conçu comme un bloc homogène. Il est presque inévitable qu’il en ressorte partiellement déçu, car aucune personne ne peut être en accord total avec toutes les mesures proposées. Cette tension structurelle nourrit un phénomène observable : la démobilisation, le désenchantement, le retrait progressif du citoyen face à des promesses qui ne correspondent jamais entièrement à ses attentes.

Pour pallier ce décalage, le champ politique ne revient pas à la source, c’est-à-dire à un dialogue réel sur les besoins et les désirs des citoyens, mais s’engage dans des stratégies détournées. Les campagnes électorales se transforment en spectacle publicitaire : conseillers en communication, construction d’images idéalisées, et surtout attaque systématique de l’adversaire. L’électeur, devenu méfiant vis-à-vis des programmes, ne vote plus pour, mais contre. L’élection ne consiste plus à choisir une vision ou un projet, mais à exclure l’adversaire. Dans ce cadre, la logique est devenue presque mécanique : présenter une image féérique de soi-même tout en fournissant à l’électeur des armes pour rejeter l’autre.

Résonance et politique de l’imprévu

Mais la politique authentique ne se réduit pas à la performance ou à la mise en scène de l’exclusion. La réussite ne consiste pas à imposer une voix particulière, mais à créer une résonance entre les voix, à inventer des agirs collectifs qui dépassent les simples antagonismes. Il s’agit de se libérer de la vision schmittienne du politique, qui consiste à trancher entre amis et ennemis, pour imaginer un espace de co-agir, un faire-ensemble capable d’inventer le nouveau.

La psychanalyste Ruth Cohen propose une voie médiane entre toute-puissance et impuissance, que l’on pourrait appeler « semi-puissance » : accepter l’indisponible, l’imprévisible, non pas comme un obstacle, mais comme une force créatrice. Laisser place à l’imprévu tout en conservant un pouvoir d’action, c’est permettre l’émergence de solutions collectives qui ne seraient jamais dictées ou totalement contrôlées.

Or, tout semble s’opposer à cet imprévu. Les fronts idéologiques se sont solidifiés, les lignes sont figées, et la politique se retrouve souvent prisonnière d’une logique binaire. Retrouver une politique qui accueille l’inattendu, qui permette la nouveauté et la co-création, devient alors un défi majeur, mais essentiel, si l’on souhaite que le politique ne se réduise pas à une machine à exclure et à communiquer, mais reste un espace vivant de sens et de résonances partagées.

 

 

Mais alors quelle place devrait avoir l’Etat, devrait-on le supprimer ?

Aujourd’hui, et notamment à travers le mouvement des Gilets jaunes, émerge une vision renouvelée de la politique que l’on peut appeler « citoyenniste ». Elle repose sur l’idée centrale de déprofessionnaliser le politique : restituer le pouvoir aux citoyens eux-mêmes, faire entendre la voix authentique du peuple, sans médiation. Dans cette perspective, le peuple n’est plus un ensemble fragmenté par les partis, mais un tout uni, addition d’individus libres, dont la volonté peut être recueillie par des dispositifs simples : une question posée directement, ou un tirage au sort permettant à un groupe de citoyens d’élaborer en conscience des propositions pour le collectif. Cette politique du consensus repose sur une posture essentiellement morale : d’un côté les citoyens et leur bon sens, de l’autre, des élites souvent déconnectées, surpayées, privilégiées, parfois corrompues. Refusant les cadres traditionnels de la politique partisane, le citoyennisme n’est pas seulement ouvert à la « récupération », cet art subtil des partis de capter des mouvements populaires, il aspire à être approprié par tous, diffusé sans barrière ni langage codifié, véritablement démocratique dans son accès et sa pratique.

Démocratie directe et égalité réelle

Alors que la politique professionnelle repose sur la concentration du pouvoir entre les mains de représentants, la politique citoyenniste, via le référendum ou le tirage au sort, vise à donner le pouvoir à chacun, à tous, à égalité. Dans ce cadre, la démocratie se définit comme le règne du peuple agissant directement, tandis que l’élection reste une procédure aristocratique, confiant le pouvoir à une élite.

Le débat contemporain sur la démocratie directe, largement diffusé sur internet et dans les mouvements sociaux, met en lumière ces tensions. Certains la jugent utopique, d’autres la défendent comme instrument de réappropriation politique. Mais elle n’est pas sans risque : comme le rappellent les philosophes depuis l’Antiquité, les sophismes, raisonnements faux mais séduisants, peuvent tromper et manipuler. Plus le nombre de participants augmente, plus le risque d’influence irrationnelle s’accroît. Ceux qui disposent de ressources, cours de rhétorique, formation, capital culturel, sont mieux armés pour convaincre, tandis que d’autres restent silencieux. Rousseau voyait la pureté de la volonté populaire, mais Spinoza nous rappelle que l’homme est traversé de passions et prêt à manipuler pour parvenir à ses fins. Heureusement, des travaux comme ceux de Clément Viktorovitch permettent à chacun d’apprivoiser la rhétorique et de développer une vigilance critique, essentielle à une démocratie véritablement partagée.

Tirage au sort et apprentissage politique

Certains proposent de réapproprier la constitution et les lois, parfois par tirage au sort. Mais une question se pose : faut-il repartir systématiquement de zéro et ignorer le travail de ceux qui maîtrisent déjà les domaines concernés ? Une telle approche, proche de la vision du « bon sauvage » de Rousseau, réduit la valeur de la transmission, de la compétence et de l’expérience pratique. Il ne suffit pas de choisir au hasard pour garantir la pertinence des décisions. Pourtant, des expériences comme la Convention citoyenne pour le climat ont montré que des citoyens tirés au sort, informés et accompagnés techniquement, peuvent produire des propositions de loi cohérentes et pertinentes, dépassant la simple improvisation.

La démocratie directe et les limites de la délibération rationnelle

La démocratie directe se fonde sur l’idée que la légitimité d’une décision naît de la qualité de la délibération. Dans ce modèle, ce n’est pas le pouvoir coercitif qui légitime l’action, mais l’échange lui-même : des citoyens qui confrontent leurs arguments, réfléchissent collectivement, confrontent leurs expériences et tentent d’atteindre ce que l’on pourrait appeler la « meilleure décision » ou le « jugement le plus équilibré ». La force de ce processus repose sur la capacité des participants à écouter, à évaluer, à discuter rationnellement, et à accepter que le résultat de la délibération ne reflète pas un pouvoir individuel mais une intelligence collective.

Pourtant, cette vision idéaliste rencontre rapidement ses limites dès qu’on tente de l’appliquer à la complexité du réel. La réduction de la politique à un simple échange rationnel suppose que tous les participants disposent des mêmes ressources cognitives, des mêmes connaissances et d’une égale capacité à articuler leurs idées. Or, dans des sociétés structurées par l’inégalité, ces conditions sont rarement réunies. Des critiques féministes et sociales ont souligné que ce modèle, en théorie universel, tend à exclure certaines voix, celles des groupes historiquement marginalisés, minoritaires ou économiquement défavorisés. Ce que l’on croyait égalité dans le dialogue rationnel peut se révéler inégalité dans l’expression effective : certaines paroles dominent, d’autres restent inaudibles.

Chantal Mouffe met en garde contre cette idéalisation de la démocratie délibérative. En cherchant à réduire le politique à un consensus rationnel, on ignore la dimension intrinsèquement conflictuelle de la vie démocratique. Le politique n’est jamais neutre : il est traversé par des antagonismes d’intérêts, de valeurs, d’idéologies et de visions du monde. Masquer ce conflit sous le vernis du dialogue rationnel produit ce qu’elle appelle une « exclusion implicite » : en supprimant les tensions, on efface les désaccords légitimes et on réduit la capacité de la démocratie à accueillir la pluralité. Loin de pacifier le débat, cette approche peut uniformiser les échanges au détriment de ceux qui n’ont pas accès aux codes dominants de la raison publique.

On peut aller plus loin et considérer que la démocratie délibérative, lorsqu’elle ignore les rapports de pouvoir structurels, finit par naturaliser certaines dominations. Les inégalités économiques, culturelles et symboliques ne disparaissent pas parce que l’on prétend fonder les décisions sur le raisonnement rationnel : elles se reproduisent dans la mesure où certains participants sont mieux armés pour convaincre et influencer les autres. Ainsi, la rationalité devient un filtre social et non une garantie d’égalité. La qualité d’une décision n’est plus seulement fonction des arguments présentés, mais aussi de la position sociale, de l’accès au savoir et de la maîtrise des codes discursifs.

Une lecture élargie de ce phénomène invite à repenser la démocratie directe non comme un idéal de pure rationalité, mais comme un processus vivant, capable de conjuguer confrontation et coopération, conflit et consensus. La légitimité ne peut être dissociée de la reconnaissance des antagonismes, de l’expression des divergences, et de la capacité à intégrer des voix diverses, y compris celles qui n’ont pas été formées à la logique dominante. La démocratie directe doit alors devenir un espace où le conflit n’est pas évacué mais institutionnalisé, où l’écoute critique coexiste avec l’expression des passions et où l’inclusion n’est pas seulement formelle mais réelle.

En ce sens, le défi contemporain est de concilier la rigueur de la délibération avec la reconnaissance du conflit comme moteur de la vie démocratique. Une démocratie qui ne sait plus accueillir l’antagonisme, même dans ses formes les plus légitimes, s’expose à devenir une machine à produire des consensus artificiels, éloignés de l’expérience et des besoins réels des citoyens. L’enjeu n’est donc pas de supprimer le conflit, mais de le rendre audible et structurant, afin que la décision collective naisse d’un dialogue à la fois rationnel, pluraliste et profondément politique.

 

la politique citoyenniste problématique ?

La force du mouvement citoyenniste puise dans un double héritage : d’une part, le mécontentement légitime envers la politique partisane et ses promesses souvent trahies ; d’autre part, une longue aspiration démocratique qui traverse l’histoire des sociétés modernes. Mais elle s’alimente également à la montée des cadres de pensée technocratiques, de ces gouvernements d’experts qui veulent transformer la politique (politics) en une suite de mesures techniques (policies), néolibéralisme en tête. Le citoyennisme, en ce sens, apparaît comme le pendant démocratique du macronisme : tous deux proclament la fin des idéologies, tous deux réduisent la politique à un ensemble de problèmes à résoudre et de questions à traiter. La différence tient à la forme de la participation : l’un s’en remet aux experts, l’autre propose de confier ces décisions aux citoyens eux-mêmes via le référendum ou le tirage au sort. Mais le fond idéologique reste étonnamment similaire : une politique conçue comme instrument de gestion, plutôt que comme espace de confrontation des visions du monde.

Dans ce modèle, le citoyen est envisagé comme un acteur homogène, rationnel et neutre, capable d’exprimer ses préférences politiques avec la même régularité que l’économiste imagine un consommateur sur un marché. Les rapports de force, les antagonismes sociaux, les héritages historiques, les conflits d’intérêts et de valeurs qui structurent réellement la société sont largement ignorés. La citoyenneté ainsi fantasmée se transforme en mythe : un peuple uni et harmonieux, capable de décider par référendum ou par tirage au sort, masquant l’irréductible dimension conflictuelle de la politique.

Rien de nouveau sous le soleil, en réalité. L’historienne Nicole Loraux l’a déjà montré à propos de l’Athènes démocratique : la glorification de l’unanimité populaire et du caractère réglé des institutions servait à occulter l’autre visage de la démocratie, celui du conflit (statis), qui fait toujours courir le risque de dissension, voire de guerre civile. Par son refus des partis, entendus comme organisations en compétition pour le pouvoir, le citoyennisme tend à effacer la possibilité d’exprimer les divisions internes à la cité. Or, ces divisions, ces conflits politiques, sont constitutifs de la démocratie, tout autant que l’inclusion directe de tous les citoyens.

Ainsi, derrière la promesse séduisante d’une démocratie pure, directe et désintéressée, se cache un risque : celui d’une vision lissée de la politique, où le conflit légitime et les antagonismes nécessaires sont refoulés, au prix d’un appauvrissement du débat public et de la vitalité démocratique elle-même. La citoyenneté réelle ne peut se réduire à un mécanisme de consultation neutre : elle exige de reconnaître et d’intégrer les désaccords, et de faire du conflit non pas une menace, mais un moteur de délibération et d’invention collective.

La place des idées en politique

Évacuer les idéologies de la sphère politique pour se concentrer uniquement sur des techniques et des outils censés créer une société apaisée constitue, paradoxalement, une pente glissante vers une forme d’autoritarisme. Roland Gori nous met en garde contre cette transformation du monde en simple « gestion du monde », débarrassée de toute symbolique et de tout horizon idéologique, et qui entraîne inévitablement de nombreuses impasses. Le problème fondamental de la politique contemporaine, tel que le diagnostiquent de nombreux philosophes, réside précisément dans cette sortie des idées. La politique se réduit alors à une gestion économique d’un pays comme d’une entreprise, internalisant les logiques et valeurs des grandes entreprises au point de restreindre notre capacité à penser hors du cadre managérial. Même en psychologie, dans les manuels de développement personnel, parler de « gestion des émotions » est devenu un lieu commun, alors qu’il eût été inconcevable il y a seulement quelques décennies : preuve que cette logique gestionnaire a envahi toutes les sphères de la pensée.

Or, la richesse de la politique réside dans la multiplicité des idées et des visions du monde. Elle exige l’acceptation des conflits inhérents à la condition humaine, ces tensions qui confrontent des expériences singulières et souvent inégales, et qui stimulent la réflexion collective. Oublier cela revient à perdre de vue ce qu’est véritablement la politique : un espace où les divergences et les antagonismes ne sont pas des obstacles mais des instruments de création et de transformation sociale.

Aujourd’hui, beaucoup tendent à croire qu’un pays pourrait être gouverné en neutralisant ces clivages, comme en témoigne l’exemple de certains courants politiques contemporains. La campagne présidentielle de 2017, avec un candidat affirmant vouloir dépasser les idéologies pour instaurer une gestion managériale du pays, illustre cette tentation : réduire la politique à l’efficacité technique. Cette approche se heurte cependant aux extrêmes, qui réaffirment leurs visions idéologiques du rôle de l’État et de la place du citoyen. Le néolibéralisme managérial rejoint ici, de manière paradoxale, certains courants anarchistes ou libertariens, convaincus que c’est la structure ou la technique qui pose problème, bien plus que les valeurs et les visions du monde. La politique se retrouve ainsi déconnectée des rapports sociaux analysés depuis longtemps par la philosophie et la psychologie sociale. Comme le rappelle Renaud Payre, une société sans clivage n’existe pas : la démocratie repose sur cette réalité.

Paul Ricoeur nous propose une définition éclairante : « Est démocratique, une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité d’associer à parts égales chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage. » Cette définition souligne trois points essentiels. Premièrement, la démocratie admet que la société est structurellement divisée : intérêts divergents des grands patrons, petits entrepreneurs, travailleurs, chômeurs… créant tensions et conflits sociaux. Deuxièmement, elle affirme l’égalité de chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, une liberté d’expression qui transcende les hiérarchies sociales, amplifiée par les révolutions numériques et la démocratisation de la parole publique. Enfin, elle insiste sur la délibération comme cœur de la démocratie : le débat politique ne vise pas à imposer un verdict par une élite, mais à confronter les perspectives et les expériences des citoyens pour parvenir à un arbitrage légitime. Une réponse définitive ou unilatérale, en ce sens, relève déjà d’une forme d’autoritarisme.

Mais cette capacité de penser, de discuter et de délibérer ne naît pas spontanément : elle s’acquiert par l’éducation politique ou populaire. Comme le rappelait Condorcet, « le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux Hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. » Otto Kirchheimer, attentif à la fragilité de la démocratie, soulignait combien l’affaiblissement du bagage idéologique des partis favorisait l’émergence des « partis attrape-tout », capables de séduire un électorat désorienté mais peu éduqué politiquement. Défendre les clivages, loin d’être un obstacle, est une condition nécessaire si l’on souhaite que les élections ne se réduisent pas à des « spectacles contrôlés » (Colin Crouch) ou à de simples prétextes pour occuper les masses dans une post-démocratie.

Ainsi, réfléchir politiquement ne consiste pas à rejeter d’emblée une idéologie ou une démarche politique, mais à recréer le débat, à confronter les visions, à comprendre les logiques sous-jacentes de chaque proposition. Il s’agit de déchiffrer les philosophies qui fondent chaque position pour rechercher le compromis, l’intérêt commun, et nourrir une démocratie vivante. Ce travail préparatoire permet de mettre en lumière les pièges et les biais des idéologies, d’éviter les écueils des visions adverses et communes, et de redonner à la politique ses lettres de noblesse. La méthode n’est pertinente qu’après ce travail : comprendre, confronter, critiquer, puis construire ensemble.

 

Méthode et rôle des citoyens : vers une démocratie incarnée

Si la politique ne peut être réduite à une gestion technique ou à l’élimination des clivages, alors la question de la méthode devient centrale. La démarche politique ne consiste pas simplement à voter ou à élire, mais à s’engager dans un processus de pensée collective, où chaque citoyen est à la fois acteur et interprète du monde commun. L’enjeu n’est pas de parvenir à une unanimité illusoire, mais de reconnaître et d’accepter la pluralité des perspectives, les antagonismes et les tensions qui traversent la société. Car c’est précisément cette confrontation, lorsqu’elle est guidée par le respect et la raison, qui nourrit la vitalité démocratique. L’éducation politique, au sens le plus large, se révèle ici indispensable. Elle ne se limite pas à transmettre des connaissances factuelles ou des règles de droit, elle consiste à former des citoyens capables de comprendre les dynamiques sociales, économiques et idéologiques qui façonnent le monde, mais aussi à apprendre à analyser, critiquer et délibérer.

La méthode politique, dans cette perspective, repose sur quelques principes fondamentaux. D’abord, la délibération collective : il ne s’agit pas d’imposer une vision unique, mais de créer un espace où les arguments peuvent circuler, se confronter et se renforcer mutuellement. Ensuite, la reconnaissance de l’inévitable conflit : la politique ne peut exister sans antagonismes, sans tensions qui stimulent la réflexion et empêchent l’endormissement d’une pensée uniforme. Enfin, la recherche du compromis éclairé, de l’intérêt commun, non comme un simple arbitrage technique mais comme un processus incarné, où les décisions prennent sens à travers la participation et la conscience collective.

Dans ce cadre, le rôle des citoyens n’est pas seulement de voter, mais de participer activement à la construction de la cité, d’être présents dans le débat, dans la critique, dans l’appropriation des connaissances et des outils d’analyse. Tirage au sort, consultations, forums participatifs ou dispositifs expérimentaux comme la convention citoyenne pour le climat sont autant d’outils qui, correctement encadrés, permettent de redonner au peuple la place qui lui revient : celle de co-créateur de son destin collectif, et non plus de spectateur passif.

La démocratie retrouvée se mesure alors à sa capacité à faire résonner les voix, à accueillir l’imprévu, à faire émerger le nouveau, et non à contrôler ou uniformiser l’opinion. Redonner à la politique sa noblesse, c’est ainsi réinscrire l’idée que le débat, la confrontation des idées et la délibération partagée sont les véritables instruments de la démocratie. Ce n’est qu’en acceptant la complexité, le conflit et l’inattendu que la citoyenneté cesse d’être un mot vide et redevient un acte, une expérience collective où le peuple, enfin, retrouve son rôle fondateur.

 

Complément : 

Les différentes conceptions de la démocratie : une pluralité de sens pour un même idéal

 

 

 

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