Dans les méandres de la modernité, le mot liberté résonne comme une incantation. On le brandit, on le revendique, on le proclame. Pourtant, son sens se délite dès qu’on tente de le saisir. Entre la liberté comme absence de contrainte et la liberté comme capacité d’agir selon la raison, l’histoire de la pensée occidentale a tracé une tension féconde, et parfois dramatique. Cette tension, que les médiévaux nommaient déjà libertas indifferentiae (liberté d’indifférence) et libertas intelligentiae (liberté éclairée), interroge jusqu’à nos pratiques contemporaines du soin, de la politique et du vivre-ensemble.
La maxime libérale : une fausse évidence
« La liberté de l’un s’arrête là où commence celle d’autrui ».
Cette maxime peut permettre d’intégrer de manière inconsciente un rapport de forces et de violence entre les individus. En effet, parmi les différentes manières de concevoir la liberté, on en confond souvent deux. Pourtant, ces deux conceptions s’opposent en tout. Une vision de la liberté est portée par la philosophie libérale ; l’autre par la philosophie anarchiste, qu’on appelle aussi libertaire. C’est pourquoi il me semble important de clarifier les choses. Je propose de se pencher sur des questions philosophiques de la liberté. Explication
Si ma liberté s’arrête là où commence celle de l’autre, il y a du coup des frictions aux frontières et nous sommes dans une forme symbolique de guerre de territoires. Un enfant grandit en accroissant ses prises sur le monde, son autonomie, c’est-à-dire sa liberté. Cette maxime revient à le persuader qu’il ne peut en effet accroître sa liberté qu’au détriment de celle d’autrui. Car si ma liberté s’arrête là où commence celle d’autrui, alors, en agrandissant ma liberté, la logique voudrait que je me retrouve à réduire celle d’une autre personne à partir d’un certain moment. Envisager la recherche de liberté comme on envisage la conquête de parts de marché revient à promouvoir un regard néolibéral sur toute forme de liberté.
Effectivement, selon les philosophes libéraux, la liberté est la possibilité pour un individu de faire tout ce qu’il veut. Pour le philosophe Ruwen Ogien par exemple,« être libre n’est rien d’autre et de plus que le fait de ne pas être soumis à la volonté d’autrui ». Ce n’est pas faux. Quand on est soumis à la volonté d’autrui, on n’est pas libre. Mais c’est une drôle de façon de poser le problème qui oppose les individus les uns aux autres. Les bornes de la liberté, c’est le droit. Dans cette vision de la liberté, « avoir le droit », c’est avoir la possibilité de faire tout ce qui n’est pas interdit. « Avoir le droit » serait synonyme de « être libre de ». Cette philosophie libérale postule qu’à la naissance les individus seraient chargés de tous les droits, que la société (comprendre : l’État) limitera dans certains cas. On voit bien que cette conception pense la liberté uniquement à l’échelle individuelle, comme si chacun était une petite bulle de volonté qui ne demandait qu’à marcher sur les pieds de son voisin (qui lui-même n’a qu’un désir, empiéter sur mes plates-bandes). C’est l’idéologie d’une société des individus atomisés, séparés, et qui se vivent comme aliénés par l’existence des autres. On comprend que cette conception de la liberté est aussi une vision pessimiste de l’être humain. En effet, même si pour les libéraux la liberté est d’abord un « silence de la loi » (Ruwen Ogien), le monde étant peuplé d’individus égoïstes et qu’on veut éviter le Chaos à la Mad Max, il est nécessaire que des institutions interviennent pour réguler la loi de la jungle. La vision individualiste libérale n’est donc que la déduction de ce que propose cette maxime pour pouvoir évoluer. D’une autre part cette vision promue une pulsion de mort comme mode de rapports entre les hommes, puisque la concurrence veut d’abord la mort symbolique de l’autre. Si ma liberté s’arrête à l’autre, en supprimant l’autre, j’agrandis ma zone de liberté.
La liberté des anarchistes : un monde en commun
À contrario, les anarchistes proposent une autre définition de la liberté, qui n’oppose pas individu et collectif. La liberté étant une question sociale, la liberté des autres est indissociable de la mienne. Notre liberté grandit avec autrui, car en nombres nous acquérons plus de pouvoir, plus de capacité d’action que tout seul. S’allier permet d’ouvrir le champ des possibles vers du coup plus de liberté. Les alternatives lorsque nous nous retrouvons dans une impasse viennent bien plus souvent d’un groupe que d’une personne isolée. Que ce soit des réunions brainstorming en entreprise, des associations qui font émerger des alternatives aux niveaux des citoyens, des militants qui se regroupent pour porter un message, le collectif est créateur de liberté jusque-là inaccessible. C’est une conception optimiste de l’être humain, dans cette conception, le rôle des structures sociales est simplement d’être des médiations entre les individus. Dans cette conception, « avoir le droit », c’est être en capacité matérielle (et pas seulement théorique) d’exercer ce droit. Car pour s’exercer réellement, la liberté requiert une égalité réelle, pas exclusivement une égalité des droits ou des chances. Comme le dit Bakounine, « la véritable liberté n’est pas possible sans l’égalité de fait (économique, politique et sociale) ».
De plus, l’idée même d’une liberté qui « s’arrêterait » est parfaitement erronée. Et cela, autant dans des domaines très différents, que ce soi dans un domaine rempli de règles et de rigueur comme les mathématiques à son inverse comme l’art. Il s’invente à peu près, nous dit-on, des centaines de nouveaux théorèmes chaque année pour ce qui est de la question des mathématiques. Pour le côté artistique, l’illustration est encore plus évidente lorsque l’on voit les domaines comme la musique, la peinture, la sculpture… où la création et la liberté de chaque auteur est sans limites une fois la technique maîtrisée. Résumons. La liberté pour s’exercer nécessite l’égalité économique, sociale et politique des individus. Cette égalité réelle permet l’exercice réel de la liberté, qui n’est pas un simple mot, mais une pratique. La liberté est faite de liens, non d’arrachements au monde : ce sont bien ces liens, formalisés sous la forme d’institutions sociales qui donnent sens à nos vies et nous rendent capables d’agir sur le monde et de trouver notre place dans celle-ci. Exposées ainsi, on voit mal comment deux conceptions aussi différentes pourraient être confondues. Cependant, il faut se souvenir que depuis les années 1970, la déstructuration des collectifs de travail produit une individualisation rampante de la société. Or, l’idéologie la plus adaptée à un monde du travail individualisée, c’est une idéologie individualiste. C’est probablement ainsi que le libéralisme est devenu l’idéologie dominante des sociétés occidentales.
Mais cette question philosophique a des implications très concrètes. Ainsi, quand des mouvements de lutte oublient les aspects sociaux d’une question et renvoient chacun et chacune à leur « libre choix » individuel. La question se pose. En effet, si ma liberté est individuelle, au nom de quoi les décisions collectives (d’autrui, donc) m’impliqueraient-elles ? D’ailleurs, si chacun n’est maître que de lui-même, si la liberté ne se partage pas, au nom de quoi se regrouper et prendre des décisions collectives ? Nous nous privons ainsi de la possibilité de penser ensemble le monde avec des êtres égaux et différents. De nous attacher à des lieux et à des gens. L’échec de ces liens et de ces luttes, pour la grande majorité cela veut signifie repli sur la vie de famille et le travail. Pour d’autres la dépression rampante, Netflix et les réseaux sociaux. Cela vaut donc la peine de nous interroger sur la façon dont nous concevons la liberté. Il ne s’agit en effet pas que d’un combat philosophique, mais aussi de reconstruire matériellement des solidarités démolies par les politiques anti-sociales, et d’en inventer de nouvelles. Contre la spirale de l’individualisme, défendons des pratiques collectives enthousiastes.
La liberté de l’indifférence : entre pouvoir et vacuité
La liberté de l’indifférence désigne, selon la tradition scolastique, la faculté de choisir entre plusieurs possibles sans être déterminé par autre chose que sa propre volonté. Elle célèbre le pouvoir de dire « oui » ou « non », indépendamment de toute raison supérieure. Cette liberté, pure puissance de choix, devient dans la modernité le socle de l’individualisme libéral : être libre, c’est pouvoir tout choisir, sans justification.
Mais cette conception de la liberté recèle une ambiguïté vertigineuse. Car, détachée du bien, elle glisse vers une indifférence généralisée. Choisir pour choisir devient l’ultime horizon. Dans nos sociétés saturées d’options, identitaires, consuméristes, relationnelles, la liberté de l’indifférence se mue en liberté de zapping. Tout devient possible, mais plus rien n’est désirable. C’est la liberté du supermarché existentiel : indéterminée, mais vide. L’anthropologue ou le clinicien pourrait dire que cette indifférence est une pathologie du trop-possible. Elle rend le sujet flottant, détaché, parfois anxieux. La volonté, déliée du sens, s’épuise dans la multiplicité des directions qu’elle pourrait prendre. La liberté devient alors un fardeau plutôt qu’une conquête.
Cette liberté de l’indifférence nourrit la logique néolibérale : la liberté conçue comme marché, où chaque volonté devient un agent économique en compétition avec les autres. Plus j’accrois ma liberté, plus je rogne celle d’autrui ; si ma liberté s’arrête à la tienne, il me faut reculer tes frontières pour respirer. L’idéologie de la concurrence se déguise en philosophie de la liberté. Le philosophe Ruwen Ogien, dans une perspective libérale, définissait la liberté comme « le fait de ne pas être soumis à la volonté d’autrui ». Cette affirmation, juste dans sa première lecture, devient problématique dans la seconde : elle suppose que toute rencontre est une menace de soumission. L’autre y devient obstacle, et non partenaire de croissance. La liberté de l’indifférence n’est donc pas neutre : elle fabrique des subjectivités isolées, des citoyens fatigués, et une économie des affects fondée sur la méfiance. C’est une liberté de séparation, où l’on croit s’émanciper en s’extrayant du monde.
La liberté éclairée : du discernement à la responsabilité
À l’opposé de cette indifférence se dresse une autre conception : la liberté éclairée, celle qui naît du discernement et de la connaissance. Déjà chez Thomas d’Aquin, être libre ne consiste pas à pouvoir tout choisir, mais à choisir le bien, c’est-à-dire ce qui fait croître la vie, en soi et chez autrui. Cette vision irrigue les humanismes de la Renaissance et de la modernité critique. Chez Kant, la liberté n’est pas de faire ce que l’on veut, mais de vouloir ce que l’on doit. Elle est autonomie, non arbitraire. Chez Spinoza, elle s’accomplit quand la raison éclaire les affects et les oriente vers la joie active. Et dans la tradition spirituelle, notamment chrétienne, la liberté n’est plénitude que lorsqu’elle s’accorde à une lumière intérieure : celle de la conscience éveillée.
Les traditions libertaires du XIXᵉ siècle reprendront cette intuition sous un angle politique. Pour Bakounine, « la liberté d’autrui, loin d’être une limite, est la condition même de ma liberté ». Le collectif ne restreint pas l’individu : il l’engendre. L’union des forces humaines crée une puissance d’agir que nul ne possède seul. Dans cette perspective, la liberté n’est pas un espace privé, mais un milieu commun, un champ d’interdépendance où l’égalité n’est pas un correctif moral, mais une condition ontologique. Ainsi, la liberté n’est plus absence de liens, mais qualité des liens. Elle n’est plus négative (« ne pas être empêché ») mais affirmative : pouvoir avec.
Ainsi, la liberté éclairée suppose une maturation. Elle ne se donne pas comme un droit, elle se conquiert comme une sagesse. Elle est le fruit d’un travail de lucidité, de mise en dialogue avec le réel, et de reconnaissance des interdépendances.
L’égalité comme condition de la liberté
Le libéralisme a fait de la liberté une affaire de droit ; le libertarisme en fait une affaire de capacité. La première s’exerce théoriquement : j’ai le droit. La seconde s’éprouve concrètement : j’en ai les moyens. Bakounine insistait : « La liberté n’est pas possible sans l’égalité de fait. » Il ne s’agit pas d’égalitarisme moral, mais de conditions matérielles d’existence : sans ressources, sans accès au savoir, sans reconnaissance, la liberté devient un mot creux. Ce point, décisif, déplace le centre de gravité de la pensée politique : la liberté ne se garantit pas seulement par le droit, mais par le soin des conditions de possibilité de l’agir.
C’est ici que rejoint la pensée d’Ivan Illich : la liberté suppose des institutions conviviales, c’est-à-dire des structures qui augmentent la puissance d’agir des individus sans les capturer. Là où la société industrielle confisque la liberté au nom du progrès, une société conviviale la redistribue à travers des relations d’entraide et de réciprocité. Cette liberté-là, éclairée par le commun, ne s’arrête pas à autrui : elle s’y déploie.
Vers une anthropologie du discernement
Pour sortir de l’alternative stérile entre liberté absolue et contrainte collective, il nous faut penser une liberté du discernement. Celle-ci n’oppose pas l’individu au monde, mais les réconcilie dans une éthique de la lucidité et du lien. Le discernement, au sens fort, n’est pas jugement moral ; c’est l’acte de voir clair. Être libre, ce n’est pas faire ce qu’on veut, mais savoir pourquoi on le veut. C’est reconnaître ce qui, dans nos désirs, relève de l’aliénation ou de la création. C’est, pour reprendre Ricoeur, « vouloir la liberté, mais aussi vouloir ce qui rend la liberté possible pour autrui ». Cette liberté du discernement invite à une écologie du vouloir : à ralentir, à sentir les interdépendances, à préférer la justesse à la toute-puissance. Elle redonne au mot autonomie son sens étymologique : non pas indépendance, mais nomos propre, une manière singulière d’habiter le monde sans s’en abstraire.
Conclusion : la liberté comme œuvre commune
La liberté n’est pas un territoire, mais une lumière partagée. Elle n’est pas la propriété d’un sujet, mais la respiration d’un monde en commun. Elle ne se mesure pas à la distance entre les êtres, mais à la qualité de leur résonance. Entre la liberté de l’indifférence et la liberté éclairée se joue l’avenir du lien social : voulons-nous des existences juxtaposées ou des vies tissées ? La première produit la solitude armée ; la seconde, la fraternité lucide.
Entre l’indifférence et la lumière, la liberté demeure un chantier. Elle ne se résume pas à un droit abstrait, mais s’incarne dans la manière dont chacun apprend à habiter le monde, avec lucidité, responsabilité et espérance. La véritable liberté, peut-être, n’est pas celle de celui qui dit « je fais ce que je veux », mais celle de celui qui peut dire, avec paix : « je veux ce que je fais, parce que je comprends ce que je sers ». Remplaçons donc la maxime des frontières par une autre du commencement venant de Kropotkine : « La liberté commence là où commence celle des autres. »
Et peut-être alors pourrons-nous dire, avec Arendt, que la liberté n’est pas un état, mais un commencement perpétuel, un acte de naissance qui se répète chaque fois que des êtres consentent à vivre ensemble sans se réduire, et à éclairer le monde, non de leur éclat propre, mais de la lumière qu’ils s’échangent.