Anomie : dissolution du lien social et mécontentement social

L’anomie est une condition sociale dans laquelle il y a désintégration ou disparition des  normes et des valeurs qui étaient auparavant communes à la société. Le concept, considéré comme «sans norme», survient pendant et suit des périodes de changements radicaux et rapides des structures sociales, économiques ou politiques de la société. Il s’agit, d’une phase de transition dans laquelle les valeurs et les normes communes à une période ne sont plus valables, mais de nouvelles n’ont pas encore évolué pour prendre leur place.

Les personnes qui ont vécu pendant des périodes d’anomie se sentent généralement déconnectées de leur société parce qu’elles ne voient plus les normes et les valeurs qui leur sont chères reflétées dans la société elle-même. Cela conduit au sentiment que l’on n’appartient pas et n’est pas véritablement connecté aux autres. Pour certains, cela peut signifier que le rôle qu’ils jouent (ou ont joué) et leur identité ne sont plus valorisés par la société. Pour cette raison, l’anomie peut favoriser le sentiment de manque de but, engendrer le désespoir et encourager la déviance et le crime.

 

La préoccupation politique contemporaine, aussi bien nationale, européenne qu’internationale, exprime par défaut une inquiétude quant à la préservation de la cohésion des sociétés nationales. (En France, un « Plan national de cohésion sociale » a été décrété en 2005) Cette préoccupation croissante pour la cohésion sociale dans le cadre national tend à suggérer que l’unité de la société, et en particulier de la société française, est aujourd’hui problématique. Les définitions de la cohésion et le sentiment de sa dissolution se formulent sur l’horizon des représentations qu’une société se fait d’elle-même. À travers la référence à la cohésion sociale se joue la façon dont on envisage l’unité sociale et ce qui constitue une « société ». Or « l’idée de société est devenue l’objet d’un conflit majeur d’interprétations » (Dubet et Martuccelli)

Dans le champ de la sociologie française, l’inquiétude concernant la cohésion s’exprime selon diverses modalités et dans les termes de la déconversion sociale, de l’individualisme négatif, de la vulnérabilité de masse, de l’invalidation sociale, de la désaffiliation ou de la dissociation (Castel). Ces évolutions contemporaines sont également interprétées en termes de dyssocialisation, soulignant que le discours dominant, orienté vers la reconnaissance de l’individu et fondé sur la valorisation de l’autonomie et de la créativité personnelle, véhicule des injonctions contradictoires déstabilisatrices, pour ceux qui doivent assumer cette liberté sans avoir les moyens de le faire (Chauvel).

Le terme d’anomie vient du grec anomia qui signifie absence de règle, de norme ou de loi. Durkheim a créé le concept d’anomie, c’est l’un des plus importants de la théorie sociologique. Il caractérise la situation où se trouvent les individus lorsque les règles sociales qui guident leurs conduites et leurs aspirations perdent leur pouvoir, sont incompatibles entre elles ou lorsque, ébranlées par les changements sociaux, elles doivent céder la place à d’autres. Durkheim a montré que l’affaiblissement des règles imposées par la société aux individus a pour conséquence d’augmenter l’insatisfaction et, comme diront plus tard Thomas et Znaniecki, la « démoralisation » de l’individu.

 

 

Anomie, désorganisation et démoralisation sociales : une voie suicidaire

Il y a plus de cent ans Durkheim montrait que le nombre des suicides était un indicateur de malheur moyen. En partant du rôle de la régulation sociale dans les sociétés modernes, le mécontentement est une notion centrale qui permet de comprendre comment Durkheim relie le suicide à la question de l’anomie. En effet, l’affaiblissement de règles ou l’incertitude de l’avenir résulte un état de mécontentement individualisé qui accroît les chances de suicide.

Un être égoïste est celui qui tire ses règles de conduite et de vie non d’une autorité morale extérieure, mais de lui-même. L’égoïste est celui dont les valeurs sont d’ordre individuel tandis que le non-égoïste obéit à des valeurs qui dépassent sa propre personnalité. Le résultat est que l’égoïste, se sentant moins porté par la collectivité, a plus de difficultés à trouver un sens à son existence. Durkheim a démontré que l’égoïsme était une des sources du suicide : le taux des suicides est plus élevé chez les égoïstes que chez les autres. L’égoïsme traduit la libération éprouvée par l’individu à l’égard des sources de valeurs qui lui sont imposées de l’extérieur. Quant à l’anomie, elle est décrite ici de manière plus précise que dans “De la division du travail social”. Elle caractérise le fait que les situations sociales où les désirs de l’individu peuvent se manifester librement sans être bornés par des règles. Au niveau du suicide, l’anomie est définie comme caractéristique des situations où la société cesse d’exercer une fonction de régulation sur les passions. Le suicide « anomique », qui vient de ce que l’activité des hommes est déréglée et de ce qu’ils en souffrent, a tendance à se multiplier en période de crise politique.

Dans le cas où les causes de mécontentement ne peuvent pas être supprimées, pour empêcher que la réaction au mécontentement individualisé tombe dans l’acte suicidaire, il est nécessaire que la force sociale de résistance des individus se renforce. L’apport de la théorie sociologique de Durkheim nous permet de proposer qu’autant l’appartenance aux institutions protectrices (famille, syndicat, association, etc.) pour l’individu est forte et diversifiée, autant les chances du passage du mécontentement à l’acte suicidaire sont diminuées.

Du concept d’anomie au concept d’exclusion :

Alors que les articles convoquant la notion d’anomie ou interrogeant la tradition dans laquelle ce concept a émergé fleurissent durant les années 1960-1980, les études postérieures explorant l’évolution du lien social tendent à mobiliser préférentiellement la notion d’exclusion.

L’usage raisonné de la notion d’exclusion suppose d’abandonner son acception immédiate, fondée sur une représentation spatiale de la société ménageant la possibilité d’un « hors de ». Cette notion désigne plutôt une modalité spécifique du lien social, impliquant que ce dernier ne soit pas aboli. Pour prendre l’exemple du pauvre, celui-ci n’est pas hors de la société mais dans la société à une place assignée. Ainsi, « les pauvres se situent d’une certaine manière à l’extérieur du groupe ; mais cela n’est rien de plus qu’un mode d’interaction particulier qui les unit à l’ensemble ».

L’image d’une société fragmentée se construit négativement en référence à une société homogène. La désaffiliation répond à une représentation de la société constituée de cercles concentriques d’inclusion où la périphérie est opposée au « centre ». Lorsque l’exclusion est conçue en référence à des sphères de biens sociaux, la représentation sur laquelle on s’appuie n’est pas celle d’une société duale marquée par des barrières sociales mais d’une société d’égalité des chances, garantissant à chacun l’accès à des biens sociaux.

Il serait plus appropriée pour décrire cela, d’utiliser une interprétation en termes d’intensité, associée à une évaluation des opportunités d’accès et de participation offertes à chacun aux sphères socio-politico-économique de la vie en société. Non seulement ce double paradigme permet de rendre compte de la situation des exclus – c’est-à-dire de la dégradation des liens sociaux de certains individus – mais ainsi de donner sa juste place à la notion d’exclusion et à l’analyse de la dissolution des liens sociaux dans l’interprétation de la cohésion d’une société. La prise en compte de l’intensité de la participation individuelle aux sphères de l’activité sociale se justifie dans la mesure où l’exclusion se décline selon des degrés puisque, le plus souvent, on est plus ou moins exclu.

L’intérêt pour des degrés relatifs de la relégation permet de se défier de toute catégorisation absolue et contribue à rendre compte de chaque situation, dans sa spécificité. Spatialement figuré, ce modèle interprétatif d’inclusion par degré trouve un écho dans l’interprétation, proposée par R. Castel, de l’inclusion sociale selon des sphères concentriques d’inclusion. Par exemple, certaines femmes participent à la sphère du travail sans avoir accès à un emploi, correspondant à leur niveau de formation ou de diplômes – lorsqu’elles en possèdent un – ni à des postes à temps plein. Certaines participent plus que d’autres aux sphères d’activités politiques, économiques, sociales. Or cette variabilité, lorsqu’elle n’est pas due aux choix des individus, est en elle-même problématique. La variété des conditions d’accès à la citoyenneté donne lieu à des phénomènes d’inclusion et d’exclusion variés : les modèles de citoyenneté ouvrent ou limitent les possibilités d’action et, par là même, déterminent, pour les minorités des degrés d’exclusion de la communauté nationale, envisagée comme système de droits et/ou comme champ de participation politique et de participation à l’espace politique public. On voit ainsi que l’inclusion/exclusion est toujours partielle.

Elle suppose, dans le champ politique par exemple, de prendre en compte l’accès aux lieux du politique, les possibilités de contrôle et de critique effectives par les citoyens des institutions et des pratiques politiques, les politiques culturelles et éducatives de discrimination positive, la parité dans la représentation politique, la participation à la prise de décision démocratique, aux activités civiques, à la régulation des médias et à l’espace public, au secteur associatif. L’ensemble de ces dimensions permet d’apprécier la réalité de la parité de participation politique des citoyens au-delà du seul droit, détenu formellement, et de la simple possibilité – ne représentant qu’un accès théorique – de participer aux processus de décision politique et d’influencer les choix collectifs. Ce n’est que lorsque ces conditions sont validées que les citoyens deviennent des acteurs reconnus comme légitimes et effectivement capables de maîtriser leur destin.

 

Quelle place Durkheim a-t-il réservée au sentiment de mécontentement lorsqu’il se penchait sur le lien social (intégration et régulation sociale) pour expliquer l’acte suicidaire? L’acte suicidaire peut être considéré comme une réaction individuelle au mécontentement crée par les facteurs sociaux. Pour Durkheim, le nombre de suicides qui n’apparaissent guère qu’avec la civilisation, est l’indicateur qui explique les variations d’intensité du mécontentement moyen suivant les sociétés. Selon lui, le progrès économique et l’extension du marché ne réussissent pas à constituer « un solide capital de bonheur » sur lequel on peut vivre aux jours d’épreuves. Les excitants agréables ne présentent pas tous des conditions favorables à supprimer les causes de méconten­tement. L’intensité du bonheur humain est donc limitée et il y a un maximum qu’elle ne peut pas dépasser. Selon Durkheim, le malheur augmente, « soit que les causes de souffrance se multiplient, soit que la force de résistance des individus diminue ». Dans le cas où les causes de mécontentement ne peuvent pas être supprimées, pour empêcher que la réaction au mécontentement individualisé tombe dans l’acte suicidaire, il est nécessaire que la force sociale de résistance des individus se renforce. Selon Durkheim, un état d’équilibre entre les effets de la personnalité, de la communauté et du progrès pourrait mettre l’individu à l’abri contre toute idée de suicide, lorsqu’il exprime « Il n’y a pas d’idéal moral qui ne combine, en des proportions variables selon les sociétés, l’égoïsme, l’altruisme et une certaine anomie. L’influence de cet état d’équilibre peut dépendre des trois facteurs: la nature des individus qui composent la société, la nature de l’organisation sociale et les événements inattendus.

Il est donc indispensable de pouvoir aider les personnes qui se retrouvent exclues de la société, les sans : sans domicile fixe, sans travail, sans papiers, sans utilité sociale, etc. Cependant lutter pour cela créer une nouvelle difficulté. Que l’on puisse militer pour posséder ce qu’offre le système renforce celui-ci, car ses principes apparaissent alors comme les seuls naturellement désirables. De fait les personnes qui ne se retrouvent pas dans le cadre proposé se retrouve dans un sentiment d’anomie renforcé. L’objectif est non plus de voir comment faire lien à côté ou de manière différente de la proposition d’un système uniformisant, mais de chercher à rentrer dans cette uniformité qui s’effrite et montre sur de nombreux points, ses limites. Si les mouvements des “sans” débordent d’une position passive d’attente / demande, c’est parce que, de par leur seule existence, ils mettent le doigt sur un défaut majeur du système : son caractère non-extensible à tous. Il faudrait donc qu’ils montrent qu’ils expérimentent au quotidien les frontières extérieures du système monde en montrant que ce qui nous est présenté comme “le monde” n’est qu’une dimension restreinte de la réalité.

Sources :

Durkheim et le mécontentement social

ANOMIE, EXCLUSION, DÉSAFFILIATION : DISSOLUTION DE LA
COHÉSION SOCIALE OU DU LIEN SOCIAL