Depuis les travaux dans les années 1970, la notion de biais cognitifs s’est imposée dans les sciences humaines, les politiques publiques et la culture populaire. Présentés comme des erreurs systématiques de jugement, ces biais seraient le signe d’une rationalité humaine défaillante face à l’incertitude et à la complexité. Or, si cette grille de lecture a permis de dévoiler certaines failles dans les raisonnements humains, elle pose aussi de nombreux problèmes : réductionnisme psychologique, instrumentalisation politique, et dépolitisation des problèmes sociaux.
Un réductionnisme cognitiviste : l’humain ramené à un calculateur imparfait
L’approche des biais cognitifs repose sur une vision normative de la rationalité, inspirée de la logique formelle ou de la théorie des probabilités. Toute déviation de cette rationalité idéale est alors interprétée comme un biais. Cette perspective suppose une conception de l’humain comme agent informationnel, devant maximiser ses décisions selon des critères d’optimalité. Cependant, ce modèle est largement contesté. La rationalité humaine ne se réduit pas à des algorithmes de décision. Elle est située, incarnée, affective, et souvent orientée vers des buts sociaux ou moraux. Ainsi, ce qui est identifié comme un biais peut parfois être une stratégie heuristique efficace dans un environnement donné (Gigerenzer et Todd). L’effet d’ancrage, le biais de confirmation ou l’aversion à la perte ne sont pas nécessairement irrationnels : ils peuvent refléter une rationalité écologique, adaptée à des contextes incertains ou ambigus.
Une pathologisation implicite du jugement ordinaire
En désignant les jugements ordinaires comme biaisés, la psychologie cognitive crée un effet de pathologisation des individus. Le citoyen, l’électeur, le patient ou le consommateur sont vus comme faillibles, manipulables, incapables de prendre des décisions éclairées. Cette posture renforce une asymétrie entre experts (éduqués, rationnels, débiassés) et profanes (irrationnels, influencés, biaisés). Cette rhétorique a été dénoncée par des auteurs comme Barbara Stiegler (2019) : elle s’inscrit dans une logique de gouvernementalité néolibérale, où l’on prétend corriger les comportements des individus plutôt que de transformer les structures sociales. Par exemple, les « nudges » s’appuient sur l’idée que les citoyens sont trop biaisés pour choisir librement, et qu’il faut donc orienter leurs choix « pour leur bien ». Cette approche technocratique remplace le débat démocratique par une ingénierie comportementale.
Une dépolitisation des problèmes sociaux
En mettant l’accent sur les biais cognitifs, on tend à attribuer les problèmes sociaux à des erreurs de perception ou de raisonnement individuel. Par exemple, l’inaction face au changement climatique serait due à un biais d’optimisme ou à une aversion au risque à long terme. Mais une telle lecture évacue les dimensions économiques, politiques et institutionnelles du problème. Cela permet d’éviter les questions de responsabilité structurelle, de rapports de pouvoir ou de conflits d’intérêts. Les biais cognitifs deviennent ainsi un alibi pour l’inaction politique ou pour des politiques paternalistes.
Conclusion
La vision portée par la théorie des biais cognitifs, si elle a apporté des éclairages intéressants sur les limites de certains raisonnements, présente des effets délétères : elle réduit l’humain à un agent déficient, légitime des formes de gouvernement paternalistes, et évacue les dimensions sociales et politiques des problèmes. Une critique épistémologique de cette approche est donc nécessaire pour restaurer une conception plus riche, située et dialogique de la rationalité humaine.
Source
- Stiegler. « Il faut s’adapter » : Sur un nouvel impératif politique
- les travaux de Rolang Gori et Miguel Benasayag