Dans un monde où les crises sociales, économiques et écologiques s’aggravent, les appels à un changement radical des structures politiques et sociales deviennent de plus en plus pressants. Quelles ressources pouvons-nous mobiliser pour opérer une transformation radicale ? Parmi les réponses possibles, la compassion, souvent considérée comme une vertu privée et individuelle, pourrait devenir un vecteur puissant de changement politique radical.
Parmi les forces qui façonnent notre vécu, deux opposées s’affrontent avec une acuité particulière : d’une part, le brutaliste, une vision du monde rigide et intransigeante, et, d’autre part, la compassion, cette capacité à comprendre et à partager la souffrance de l’autre. Le brutaliste, qu’il soit une posture architecturale, sociale ou même psychologique, se caractérise par son rejet des formes douces et des compromis. Il se traduit par une architecture imposante et peu accueillante, par des comportements parfois inhumains ou dénués de nuance, et par une perception du monde où la dureté, la force et la simplicité sont les valeurs dominantes. Face à cette vision, la compassion, qui implique une ouverture de cœur, une écoute profonde des souffrances d’autrui, et un désir de soulagement mutuel, apparaît comme un rempart essentiel pour préserver notre humanité. Sur un plan social et psychologique, le brutaliste peut être vu comme une réaction à la fragilité de l’existence humaine. Il exprime une volonté de rationaliser, de structurer le monde de manière nette, parfois en écrasant la complexité des expériences humaines.
Theodor W. Adorno et la culture de masse
Theodor Adorno, philosophe et sociologue allemand, a porté un regard critique sur les formes de culture de masse qui ont émergé dans la société moderne, souvent vues comme déshumanisantes et aliénantes. Dans ses écrits, il critique une forme de culture et de pensée qui déshumanise les individus en les réduisant à des unités dans une machine sociale. Les constructions brutales, avec leur froideur et leur manque de diversité esthétique, s’inscrivent dans cette critique d’une société où l’individu est écrasé par des forces impersonnelles.
Michel Foucault et la rationalisation de la société
Michel Foucault, avec sa critique des institutions et de la rationalisation de la société moderne, pourrait aussi être perçu comme critique du brutalisme, notamment dans le cadre des institutions de pouvoir. Dans ses travaux sur les prisons et les hôpitaux psychiatriques, Foucault analyse comment l’architecture de ces lieux reflète une organisation brutale et déshumanisante de la société, qui cherche à contrôler et à normaliser les individus. Bien que Foucault ne parle pas explicitement du brutalisme architectural, sa critique des formes de pouvoir qui déshumanisent les individus résonne avec les critiques contemporaines du brutaliste, souvent perçu comme un style architectural de domination et de contrôle social.
Zygmunt Bauman et la liquidité de la modernité
Zygmunt Bauman, sociologue polonais, a décrit la condition moderne comme étant marquée par la « liquidité », une société de flux où les relations humaines sont devenues de plus en plus superficielles et instables. Il critiquait la modernité tardive pour sa tendance à éliminer les formes de solidarité et de compassion, ce qui résonne avec une critique du brutalisme. Les constructions brutalistes, avec leur rigidité et leur froideur, peuvent être perçues comme un reflet de cette modernité liquide, où l’individu est souvent laissé seul face à une société intransigeante et désolidarisée.
La Compassion : Un Rempart Contre la Brutalité
La compassion, dans sa forme la plus pure, est un acte de réceptivité face à la souffrance de l’autre. Contrairement au brutaliste, qui rejette les formes douces et humaines, la compassion reconnaît la valeur intrinsèque de chaque individu et cherche à apaiser ses peines. Elle n’implique pas une forme de soumission ou de faiblesse, mais plutôt une force morale qui refuse l’indifférence. Philosophiquement, la compassion peut être vue comme un principe fondamental dans de nombreuses traditions de pensée, de l’éthique aristotélicienne, qui prône la bienveillance et l’empathie, aux enseignements bouddhistes, où la compassion est au cœur de la voie vers l’illumination. Elle transcende les barrières sociales, économiques et culturelles, et permet de construire des ponts là où le brutaliste érige des murs.
Dans le domaine de la politique sociale, par exemple, la compassion peut se manifester par une politique inclusive, prenant en compte les besoins et les souffrances des plus vulnérables, là où une approche brutale, axée uniquement sur la rentabilité ou l’efficacité immédiate, aurait tendance à exclure ou ignorer ces voix. La compassion cherche l’équité et la solidarité.
Plusieurs philosophes ont porté un regard politique sur la compassion, en la considérant comme une perspective politique, comme un principe de justice sociale, de solidarité et de responsabilité collective. Voici quelques philosophes qui ont réfléchi à la dimension politique de la compassion
Jean-Jacques Rousseau
Jean-Jacques Rousseau, dans Du Contrat social (1762), aborde indirectement la question de la compassion à travers ses idées sur la société et la politique. Rousseau met l’accent sur la nécessité de réconcilier les individus avec la société pour permettre un vivre-ensemble harmonieux. Dans son concept de « volonté générale », il évoque une forme de solidarité où les citoyens sont appelés à s’inquiéter du bien-être des autres. Bien que Rousseau ne parle pas explicitement de la compassion, son projet politique repose sur une forme de solidarité qui implique la reconnaissance des souffrances et des besoins des autres membres de la communauté. La compassion, dans ce cadre, devient une force politique qui lie les individus et les pousse à agir collectivement pour le bien de tous.
Martha Nussbaum
Martha Nussbaum, une des principales philosophes contemporaines de la théorie politique, a développé une approche appelée « approche des capacités », qui cherche à garantir que chaque individu puisse atteindre un certain niveau de bien-être et de développement humain. Nussbaum a explicitement intégré la compassion dans sa philosophie politique en soulignant que la compassion doit être au cœur des politiques publiques, car elle permet de prendre en compte les inégalités sociales et les souffrances des individus. Pour Nussbaum, la compassion est une réponse morale et politique nécessaire face à l’injustice, car elle encourage la reconnaissance des vulnérabilités humaines et l’action collective pour améliorer la condition des plus démunis.
Emmanuel Levinas
Emmanuel Levinas a développé une éthique de la responsabilité qui met l’accent sur la relation à l’autre comme principe fondamental de l’existence humaine. Levinas place la « compassion » au centre de ses réflexions sur la justice et la politique. Pour Levinas, la rencontre avec l’autre, qui est toujours un autre dans sa singularité et sa différence, suscite un devoir moral immédiat. Cette rencontre appelle une réponse politique sous forme de justice, où l’on reconnaît la souffrance de l’autre et où l’on se sent responsable d’y répondre. La compassion, dans la pensée levinasienne, dépasse la simple émotion : elle devient un fondement éthique et politique qui appelle une action concrète envers autrui.
Pankaj Mishra
Pankaj Mishra, un philosophe et essayiste indien, a réfléchi sur la compassion dans le contexte de la mondialisation et des inégalités mondiales. Dans son ouvrage La violence et la compassion (2017), Mishra analyse les tensions mondiales actuelles et propose une approche politique fondée sur la compassion, non seulement à l’échelle individuelle, mais aussi sur la scène internationale. Il critique l’individualisme et l’inhumanité des sociétés modernes, soulignant que la compassion pourrait jouer un rôle majeur dans la résolution des crises mondiales, telles que les conflits géopolitiques, les inégalités économiques et les crises écologiques. Dans sa perspective, la compassion devient un principe politique crucial pour repenser la justice sociale à une échelle globale.
Simone Weil
Simone Weil, philosophe et militante politique française, a abordé la compassion dans un contexte profondément politique, en lien avec sa réflexion sur l’injustice sociale et l’oppression. Elle a écrit que « l’attention », qui est une forme profonde de compassion, est essentielle pour comprendre la souffrance d’autrui et pour agir politiquement contre l’injustice. Pour Weil, l’attention portée à la souffrance humaine, qu’elle soit celle des opprimés, des pauvres ou des marginalisés, est un principe moral fondamental qui doit guider l’action politique. Sa pensée soutient que l’attention, et donc la compassion, devrait être le fondement de toute politique authentiquement humaine, notamment dans le cadre de la solidarité entre les peuples et les classes sociales.
Axel Honneth
Axel Honneth, philosophe allemand de l’École de Francfort, a développé une théorie de la reconnaissance, qui intègre la compassion comme un élément essentiel des relations sociales et politiques. Pour Honneth, la reconnaissance des besoins et des souffrances des autres est un principe fondamental pour la justice sociale. La politique doit ainsi inclure une dimension de solidarité et de compassion, qui permet de reconnaître et de répondre aux inégalités et aux discriminations. Sa conception de la justice repose sur l’idée que les individus doivent être reconnus dans leur dignité et leur humanité, ce qui implique une politique de compassion, où la souffrance des autres est prise en compte dans la répartition des ressources et des droits.
La Compassion peut donc être un outil de Résistance Politique
L’histoire regorge de mouvements sociaux qui ont su se saisir de la compassion pour proposer un changement radical. Par exemple, dans les luttes pour les droits civiques aux États-Unis, des figures comme Martin Luther King Jr. ont utilisé la compassion comme un principe politique central. King, dans son discours et dans ses actions, appelait à la solidarité avec les opprimés, tout en prônant une forme de résistance non-violente fondée sur l’empathie et le respect de l’autre. Son message ne se limitait pas à une revendication de droits, mais à une transformation fondamentale de l’ordre moral et social, où l’empathie et la compassion devenaient les moteurs de l’action collective.
Une approche politique fondée sur la compassion permet de dépasser l’individualisme et de privilégier une vision collective du bien-être humain. Dans cette perspective, la compassion devient un principe actif de résistance contre les systèmes de pouvoir qui exploitent, divisent et marginalisent. Elle appelle à une politique de l’écoute et de l’attention aux plus vulnérables, renversant ainsi la logique cynique qui prévaut souvent dans les sphères de pouvoir, où l’indifférence et la froideur sont des stratégies efficaces pour maintenir le statu quo.
La Compassion : Un Pilier de la Justice Sociale
La compassion ne se contente pas de réagir à la souffrance ; elle incite également à agir pour y remédier. En ce sens, elle devient un pilier central d’une politique de justice sociale radicale. Par exemple, l’éthique des capacités de Martha Nussbaum met en avant la nécessité de créer des conditions permettant à chaque individu de vivre une vie digne, ce qui inclut la reconnaissance de la souffrance humaine et la réponse appropriée aux injustices sociales. La compassion dans cette perspective n’est pas seulement une réponse émotionnelle à la souffrance, mais un principe structurant pour la redistribution des ressources, l’amélioration des conditions de vie et la réduction des inégalités.
La compassion permet ainsi d’imaginer une société où l’on ne se contente pas de traiter les symptômes de l’injustice, mais où l’on remodèle les structures sociales pour en éradiquer les causes profondes. Ce type de transformation radicale va au-delà de la simple répartition des richesses : il s’agit d’une refondation des relations sociales sur une base de solidarité et de reconnaissance mutuelle. Lorsque l’on place la compassion au cœur des décisions politiques, les priorités changent : le bien-être collectif prime sur l’accumulation de richesses ou la défense des intérêts de quelques-uns. La justice sociale devient une question de responsabilité partagée et de réponse aux besoins fondamentaux de chacun.
La Compassion et la Déconstruction des Structures de Pouvoir
La compassion peut être un moyen puissant de déconstruction des structures de pouvoir. Lorsque l’on comprend la souffrance de l’autre et que l’on l’accepte dans sa pleine humanité, les hiérarchies injustes deviennent plus difficiles à justifier. La compassion remet en cause les mécanismes d’oppression qui reposent sur la déshumanisation de l’autre. Dans cette optique, elle devient une force révolutionnaire, un moyen de résistance aux logiques politiques qui se construisent sur l’exploitation, la division et l’indifférence. En invitant chacun à reconnaître et à répondre à la souffrance d’autrui, la compassion déconstruit les récits dominants et les systèmes qui renforcent l’inégalité et la violence.
Conclusion : Vers une Politique de Compassion Radicale
La compassion, loin d’être un simple sentiment ou une vertu individuelle, peut constituer une force politique radicale de transformation. En réorientant la politique autour de la reconnaissance de la souffrance et des besoins des autres, elle peut agir comme un levier pour une réorganisation des structures sociales et économiques. Une politique de compassion, qu’elle soit appliquée à l’échelle locale ou mondiale, pousse à une action collective pour la justice, la solidarité et l’équité. Elle transcende l’individualisme et la froideur des politiques néolibérales pour instaurer une société plus juste, où les souffrances humaines sont prises en compte, et où chaque individu, en tant qu’être humain, trouve sa dignité reconnue. Dans un monde en crise, la compassion pourrait bien être le moteur du changement politique radical dont nous avons désespérément besoin.
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