« La culture est l’adaptation des hommes à leur contexte ». Cette définition de Clair Michalon met en lumière un aspect très intéressant pour nous faire entrer dans l’acceptation des logiques culturelles qui ne sont pas les nôtres, autrement dit pour entrer dans l’interculturalité : une culture ne sort pas de nul part, elle n’est jamais le fruit d’un hasard ou d’une idée qui aurait survécu au passage du temps sans être particulièrement porteuse de sens. Les peuples construisent leur culture en cohérence avec le contexte dans lequel ils vivent.
Par conséquent, quand une variable culturelle différente des miennes me parait illogique, je peux au moins soupçonner qu’elle ne l’est en fait pas tant que ça. Au contraire, elle correspond à une logique qui m’est certes étrangère, mais tout à fait cohérente avec le contexte dans lequel elle est cultivée. Et bien sûr, les peuples qui partagent des contextes communs, même à des milliers de kilomètres de distance, partageront également des variables culturelles communes.
Voici une définition de la tradition : c’est l’ensemble des dispositions qu’un groupe en milieu hostile prend pour éviter qu’une erreur individuelle ne mette en péril la survie du groupe.
Toutes les traditions correspondent tout à cette définition. Bonjour monsieur pourquoi se serre ont la main ? c’est une tradition, comme si c’était une explication. Si vous voulez l’explication c’est parce qu’à la fin du moyen-âge vers le XVème siècle on sortait d’une époque extrêmement violente et si on voulait parler avec quelqu’un sans avoir de mauvaises intentions il fallait prouver qu’on n’est pas de couteau dans la main. C’est donc bien dans un rapport à la mort, d’ailleurs nous le savons quand même, si vous tendez la main à quelqu’un qui refuse de là vous insérez vous vous sentez agressé.
Sur une plateforme pétrolière qui n’est pas non un lieu très touristique. Vous êtes sur un tas de ferraille de 300 mètres de long 60 mètres de large trois cent mille tonnes de pétrole dans les cuves une torchère qui brûlent nuitées jour. À bord 200 ingénieurs de 20 nationalités différentes d’environ 30 ans. Sur ces installations qui sont technologiquement absolument impressionnante à tout point de vue, si on leur demande : « mais ici qu’est-ce que vous avez comme liberté d’initiative ? » La réponse serra bien entendu : « aucune ! Enfin on respecte les procédures ! »
Ce qui veut dire que quand ça concerne un ingénieur ça s’appelle une procédure ; l’ensemble des dispositions qu’un groupement pour éviter qu’une erreur individuelle ne mette en péril la survie du groupe. Si ça concerne des paysans on nomme ça une tradition. Deux mots pour maintenir la fiction de deux mondes différents. Parce que si on comprend que les mécanismes sont rigoureusement les mêmes alors ça va nous obliger à penser deux choses : la première est déjà assez désagréable pour certain.es, c’est qu’en fait ça voudrait dire qu’un paysan noir ça fonctionne comme un ingénieur blanc ; ce n’est déjà pas une bonne nouvelle pour des gens ; mais si vous allez jusqu’au bout ça va vous obliger à admettre qu’en réalité en ingénieurs blanc ça fonctionne comme un paysan noir. Et ça ça devient insupportable pour bien des personnes, alors vaut beaucoup mieux garder deux mots.
Les gens en précarité sont pas du tout opposés au changement, à condition que ce changement ne remet pas en cause la survie.
Autrement dit, tu peux nous aider à faire mieux, c’est vachement bien, à condition de respecter les pratiques de ceux qui ont survécu. Pour une raison très simple, tous les gens qui ont fait différemment sont morts. Et là vous se dessine le chemin de l’innovation dans un milieu précaire. Que je sois dans une cité très difficile la banlieue parisienne, ou au fin fond d’un village burkinabé, c’est la même démarche logique. Comment on introduit le changement dans cette logique qui n’est par conservatrice mais conservatoires ?
Un exemple pour illustrer ça : Imaginez que vous soyez attaché à une corde qui s’élève le long d’une falaise à 50 mètres de haut … Il y a de grande chance que vous vous sentiez mal. Et là, quelqu’un qui a fait de grandes études vous dit : « mais quand même c’est complètement idiot de faire comme ça il y a un escalier 10 mètres à gauche ! » Il vous fait donc une suggestion d’améliorations « lâche donc la corde puis attrape l’escalier » Sautez vous de la corde pour prendre l’escalier ? Il y a de grande probabilité que vous n’ayez pas envie de lâcher la corde.
Dans ce cas, la personne qui vous a conseillé l’escalier vous considérera comme une personne conservatrice qui refuse le changement. « À cet endroit ils sont très rétifs au changement, on ne sait pas pourquoi mais ça fait des années qu’on leur dit de faire autrement ils ne veulent pas ! » Mais ils ne veulent pas, parce que tout simplement, si elle commence par lâcher la corde devant notre bel escalier, le risque de ressembler à un vieux flanc bas de la falaise dans un délai record, est fortement présent et pas vraiment tentant, ne serait-ce que pour des raisons esthétiques. En revanche, si l’on vous demande de tenir fermement la corde et de tenter de vous balancer pour atteindre l’escalier, il est probable que vous soyez prêt à essayer. Vous avez là, deux façons d’introduire le changement. Dans un contexte précaire la plus mauvaise idée mais très courante, consiste à procéder par substitution : lâcher la corde puis attraper l’escalier. La seconde manière au contraire, procède par addition : continue à faire ce que vous avez toujours fait mais en plus essayer autre chose. En plus et non à la place. L’innovation ne peut se faire que par addition et non par substitution sinon le système bloque. C’est une donnée d’anthropologie général qui fait que devant la précarité les gens n’ont pas le droit de se tromper sinon il meurt.
« Le droit à l’erreur est le produit de l’ensemble des instruments sociaux, économiques, politiques mais aussi techniques et réglementaires qui visent à rendre supportables pour les individus et la collectivité, les initiatives de chacun et leurs conséquences lorsqu’elles sont malheureuses. Sécurité sociale, retraite, allocations familiales, assurances de tous ordres… sont autant de protections qui rendent possibles les initiatives, minimisent les incertitudes qui pèsent sur le devenir de chaque individu. Elles composent un dispositif complexe de gestion des aléas de la vie quotidienne. Du fait de leur histoire (…) certaines sociétés sont loin de disposer du droit à l’erreur. Ce sont les plus nombreuses », Clair Michalon les nomme « sociétés de précarité ». A l’inverse, d’autres (…) ont conçu ce droit et l’ont légué à leurs héritiers. » Il les appelle « sociétés de sécurité ».
Il est donc important de définir ce qu’on appelle le risque.
Bruno David, président du Muséum national d’Histoire naturelle, expliquait que le risque est le croisement d’un aléa (la probabilité que survienne un événement comme un tremblement de terre, par exemple) et d’une vulnérabilité (relative à la préparation de chacun : par exemple, ma maison est-elle antisismique ?). Les risques, même « naturels », sont ainsi relatifs au comportement humain.
Mais la sociologie apporte une dimension encore plus subjective à la définition des risques. « Il y a une confusion massive entre risques et dangers. On a tendance à naturaliser les risques alors qu’ils ne sont que des construits sociaux. La notion de risque a émergé comme l’expression d’une “pensée calculante”, qui calcule les chances de réussir ou de s’en sortir, et rejette la dimension tragique attachée à toute activité humaine », nous dit Dominique Pécaud, sociologue et directeur de l’Institut de l’homme et de la technologie à l’université de Nantes.
Cette notion de risque est à ce point subjective que l’on peut constater une double dynamique historique paradoxale : alors que le monde n’a jamais été aussi sûr et moins violent qu’aujourd’hui, comme le souligne notamment l’auteur et professeur de psychologie Steven Pinker, notre tolérance aux risques n’a semble-t-il cessé de diminuer au fil du temps. « Plus la société se pacifie, plus la tolérance à la violence et à l’aléa diminue », confirme Gaëlle Clavandier, sociologue et anthropologue. « Ce paradigme du risque est une réponse rationnelle reposant sur la pensée des Lumières, sur une vision progressiste du temps. Des événements tels qu’une pandémie peuvent néanmoins nous confronter à une vision du monde fondée sur les catastrophes plutôt que sur les risques, c’est-à-dire sur l’imprévu et l’inédit. Cela suppose une forme de renoncement à une logique de totale maîtrise », répond Gaëlle Clavandier.
Revenons à la différence entre les « sociétés de précarité » où le risque est inhérent à celle-ci, et les « sociétés de sécurité » qui tente de rejeter celui-ci.
Clair Michalon a élaboré un outil très intéressant et très convaincant pour expliquer les différences culturelles entre les individus et les sociétés. Sa grille de lecture pourrait donc être synthétisée par le titre « précarité/sécurité » : selon le niveau de précarité ou de sécurité d’un individu, sa mentalité, son rapport au monde, aux autres, au progrès, au corps, au temps… diffère.
Dans une situation de précarité, un individu ou un groupe perçoit l’initiative comme un danger ; il est dans une logique conservatoire, attaché à ce qui a toujours fonctionné, avec comme objectif social la survie ; alors qu’en situation de sécurité, l’initiative – la prise de risques – est valorisée, elle place les individus dans une logique évolutive, cherchant à améliorer son niveau de vie. Les conséquences de cette perception du risque, et donc du droit à l’erreur, sont nombreuses. En situation de précarité, l’échelle de valeurs repose sur un principe relationnel, et les structures sont marquées par une allégeance relationnelle : on se définit comme le fils d’untel ou le frère d’untel, on respecte les anciens et on s’attache à une personne physique (et non morale : l’Etat n’est pas considéré). Dans cette situation, rembourser une dette peut être perçue comme la rupture de la relation, car tant qu’on est endetté on est en relation. Les solidarités sont donc généralement fortes dans des sociétés qui répondent à ces critères, mais elles peuvent aussi apparaître contraignantes : difficile de rejeter le vieil oncle ou l’arrière-neveu qui s’incruste à la maison!
En situation de sécurité, c’est plutôt le contraire, l’échelle des valeurs repose sur un principe fonctionnel : chacun se définit par rapport à ce qu’il fait (son métier, ses hobbies). Le chômage est ainsi très mal perçu, pas seulement pour ses conséquences financières, mais aussi sociales et psychologiques : le chômeur ne « fait rien », il est donc perçu comme « n’étant rien ». D’ailleurs, les structures sont elles-mêmes soumises à des allégeances fonctionnelles : la hiérarchie repose sur la fonction (le chef de service, le directeur), la règle est légitime, la personne morale (Etat, entreprise) est respectée. Il en découle une grande liberté, mais aussi, souvent, une grande solitude.
La sécurité mise en avant à tout sujet de manière radicale en occident, a contribué, très involontairement à détruire le lien social dans nos sociétés modernes. Cela a augmenté un sentiment de perte de sens généralisé. Chaque individu se retrouve à se demander quel est le sens de sa vie et de notre société. En un demi-siècle la perte de sens est colossale. Les présidents et politiques actuels ont des niveaux de préoccupations de comptable. C’est utile mais largement insuffisant. Cela résulte d’une confusion totale entre un résultat à atteindre et un objectif à fixer.
En cela, nous pouvons observer que la pandémie, nous à fait passé d’une société de sécurité à un fonctionnement des sociétés précarisé. À ce propos l’anthropologue Ghassan Hage (2021) décrit avec subtilité ce qu’il nomme « l’héroïsme de l’être confiné », un héroïsme qui valorise davantage « le contrôle de soi en temps de crise » plutôt que la prise de risques, d’initiatives et la mise en mouvement pour s’extraire de la situation subie. Comme dans l’avons vu dans la gestion de crise du Coronavirus : « ce n’est pas ce que l’on accomplit à travers l’action ou la créativité qui fait de soi un héros, mais sa capacité à s’en sortir et à rester immobilisé de la bonne manière pour ainsi dire. » (Hage ; 2021).
L’objectif politique, au sens véritable du terme, dépasse l’individu et contribue à lui donner le sentiment d’appartenance à un collectif en mouvement. Cela doit se terminer par un équilibre budgétaire, qui n’est qu’une obligation de long terme, non un objectif. Ce regard neuf d’enchantement que nous pouvons poser sur le monde, peut tout autant être poser collectivement, pour faire alors surgir une direction collective qui puissent nourrir des dynamiques et des constructions sociales. Il est temps de ne plus laisser les utopies et les rêves aux films et séries dans les quelles on s’évade, mais de se les réapproprier, de les discuter pour construire une direction sociale entre poésie et réalité.
Le tableau différencie précarité et sécurité et non pas richesse et pauvreté. Les gens peuvent être riches, mais avoir un sentiment de précarité très fort bien sûr. Il y a aussi des gens très pauvres qui ont le sentiment de sécurité très fort. On ne sait pas en réalité, quel est le sentiment de précarité des gens, avant d’entrer en relation avec eux. Et ce, quel que soit l’endroit du monde où l’on se rend. Il est donc important de commencer par mesurer le sentiment de précarité des gens, sans aucune idée préconçue. Donc sans se fier aux bagnoles dans lequel la personne roule et au dollar qu’ils ont dans leur portefeuille. Aucune importance, ce sont les gens qui vont dire quel sera leur degré de précarité.
Pour Aller plus loin :
Le conteur et le comptable : lire les différences culturelles pour rapprocher les Hommes. de Clair Michalon
à lire en complément :
penser autrement la relation nature-humanité (les 4 systèmes ontologiques de Descola)