L’Universalisme de J. Baschet et les Échos Zapatistes : Un Dialogue Interculturel

Par-delà les slogans, les manifestations et les prises de position enflammées, un débat profond traverse aujourd’hui les gauches occidentales : faut-il prioritairement défendre chaque minorité dans sa spécificité, ou œuvrer à l’édification d’un universel commun, inclusif et partagé ? Ce dilemme, qui se décline en opposition entre universalisme et différentialisme, ne se réduit pas à une divergence doctrinale. Il engage une conception du langage, du sujet et du commun.

L’universalisme repose sur une neutralité lexicale qui cherche à dépasser les différences pour affirmer l’égalité abstraite des individus, tandis que le différentialisme, ou communautarisme, valorise au contraire la reconnaissance des minorités et l’expression spécifique de leurs expériences.

 

 

L’universalisme et le langage de la neutralité

L’universalisme, dans sa filiation des Lumières, de Rousseau à Kant, a toujours prétendu se situer au niveau de l’humanité commune. Le langage qui l’accompagne tend donc à se débarrasser des particularismes pour ne retenir que des termes génériques comme « individu », « citoyen » ou « personne ». Cette abstraction, censée protéger le commun, a trouvé une reformulation moderne dans la théorie habermassienne de la délibération, où seule une parole débarrassée de ses appartenances contingentes pourrait permettre l’accord rationnel. Mais cette neutralité linguistique se révèle souvent trompeuse. Les critiques féministes et postcoloniales ont largement montré que l’universel proclamé n’était jamais qu’un particulier qui s’ignore. Joan Scott a souligné que le neutre se confondait avec la norme masculine, tandis qu’Iris Marion Young a révélé combien l’effacement des différences reconduisait en silence les structures de domination. Ainsi, le langage universaliste, pensé comme inclusion, peut se transformer en instrument d’exclusion subtile. Les combats anticoloniaux ont révélé les contradictions d’un universalisme occidental qui proclamait l’égalité tout en justifiant l’exploitation impériale. Les luttes féministes ont mis au jour le caractère masculin de l’universel prétendument neutre, et les mouvements LGBTQ+ ont montré combien l’horizon égalitaire reconduisait une norme hétérosexuelle implicite. Ces critiques n’ont pas seulement déconstruit le discours universaliste, elles ont ouvert la voie à des reformulations possibles de l’idée même d’universel.

 

Le différencialisme et la politique de la reconnaissance

Face à cette abstraction, le différencialisme (aussi nommé communautarisme) entend restaurer la visibilité des différences. Il ne s’agit plus de neutraliser le langage mais de le marquer, de revendiquer des appartenances, de dire « nous » là où l’universel se contente d’un « tous ». Charles Taylor a théorisé cette orientation en parlant de « politique de la reconnaissance » : l’identité des individus et des groupes n’existe qu’à travers un langage qui la nomme et la légitime. Judith Butler, en analysant la performativité du langage, a montré combien le fait de proclamer un « nous, femmes » ou « nous, queer » ne décrivait pas une réalité préexistante mais produisait un sujet politique capable d’agir. Ce langage de la reconnaissance assume la pluralité des voix et la juxtaposition des récits singuliers.

Mais cette pluralisation n’est pas sans risque. En multipliant les voix et en les posant comme autant de centres de légitimité, elle peut fragmenter l’horizon commun et conduire à une forme de cacophonie identitaire. Ce danger s’est particulièrement manifesté dans les sociétés anglo-saxonnes, où la politique des identités a permis de rendre visibles des expériences longtemps niées, mais où elle a aussi favorisé une logique d’archipélisation des luttes. Iris Marion Young, pourtant défenseuse d’une politique de la différence, reconnaissait ce paradoxe : à trop insister sur la spécificité des appartenances, les groupes minoritaires risquent de se constituer en communautés incommensurables, réduisant leur capacité à se rencontrer et à construire des alliances. Wendy Brown a également pointé cette ambivalence, en montrant que l’accent mis sur la blessure peut figer le sujet dans une identité victimaire, au lieu de l’ouvrir à des formes de subjectivation collective.

Dans le contexte français, ce risque prend une dimension particulière, car il entre en tension directe avec l’universalisme républicain. Héritée de 1789 et consolidée par la laïcité, cette tradition valorise un espace neutre de citoyenneté où les appartenances religieuses, culturelles ou communautaires sont reléguées à la sphère privée. Toute revendication identitaire y est rapidement lue comme une menace de « séparatisme » ou comme une atteinte au commun. Or, face à des discriminations persistantes, les groupes minorisés cherchent à se rendre visibles par des discours spécifiques, souvent en rupture avec la rhétorique universaliste dominante. Il en résulte une confrontation entre un universalisme qui redoute la balkanisation de l’espace public, et un différentialisme qui voit dans cette neutralité proclamée une forme d’aveuglement à la réalité des inégalités.

Ce face-à-face est encore complexifié par les transformations culturelles des sociétés contemporaines. Comme l’a analysé Christopher Lasch dans La culture du narcissisme, et plus récemment Alain Ehrenberg dans La fatigue d’être soi, la modernité tardive valorise l’expression individuelle, la singularité et l’authenticité personnelle. L’injonction à « être soi-même » tend alors à se conjuguer avec les revendications communautaires, accentuant le risque que chaque identité se conçoive comme un monde clos, centré sur sa propre reconnaissance. Dans un tel contexte, le langage politique devient le lieu d’une compétition de subjectivités : chacun réclame la validation de sa différence, parfois au détriment de la construction d’un horizon partagé. La cacophonie identitaire trouve ainsi un terrain fertile dans une société marquée par l’individualisation des existences. Plus les appartenances se fragmentent et se revendiquent comme irréductibles, plus elles deviennent vulnérables à la logique néolibérale, qui transforme la différence en niche de marché, en capital symbolique ou en ressource médiatique. Ce paradoxe est redoutable : ce qui devait être une lutte pour la reconnaissance et l’émancipation peut se retourner en instrument d’atomisation, renforçant l’isolement des individus et la dissolution du commun.

Pour autant, il serait réducteur de condamner la pluralisation des voix. Celle-ci reste indispensable pour briser le silence imposé par l’universalisme abstrait et pour visibiliser les expériences minorées. Mais elle appelle un travail constant de médiation et d’articulation, sans lequel l’espace public se réduit à une juxtaposition d’expressions incommensurables. Le véritable enjeu n’est pas de choisir entre universalité et pluralité, mais de trouver une grammaire politique qui permette à des voix singulières de résonner ensemble.

 

Les nouvelles formes d’universalisme : du commun au pluriversel

De nombreux penseurs contemporains cherchent à dépasser l’alternative entre l’abstraction universaliste et la fragmentation communautariste. L’universel, soutiennent-ils, n’a pas à être abandonné, mais doit être réinventé. Jérôme Baschet propose de penser un universalisme « latéral », où l’universel n’est pas donné d’avance mais se construit dans la mise en relation des différences, dans un « commun pluriversel » qui accueille sans réduire. Arturo Escobar, inspiré des cosmologies autochtones, défend l’idée d’un pluriversalisme où l’universel cesse d’être homogénéisant pour devenir une coexistence de mondes multiples. Boaventura de Sousa Santos insiste sur l’importance des « épistémologies du Sud » et du cosmopolitisme subalterne, qui visent à intégrer dans l’espace commun des rationalités invisibilisées par la modernité occidentale. Enrique Dussel, quant à lui, propose une philosophie de la libération où l’universel se pense non depuis le centre, mais depuis les marges et les périphéries, comme ouverture éthique à l’altérité. Ces approches convergent pour déplacer l’idée même d’universel. Il ne s’agit plus d’un universel surplombant et abstrait, mais d’un universel relationnel, polyphonique, né de la résonance des différences et de la capacité à tisser des liens sans réduire les singularités.

 

L’universalisme plurivers selon Jerôme Baschet

Dans un monde fracturé par les crises climatiques, les inégalités massives et les désaffiliations existentielles, cette dialectique entre identités et commun pourrait dessiner les contours d’une nouvelle gauche, non pas hégémonique, mais écosystémique, non pas pyramidale, mais rhizomatique (sans centre ni sommet, faite de connexions multiples entre les éléments, ouverte et dynamique, capable de pousser dans toutes les directions, résistante, car même coupée, elle repousse ailleurs) Et si l’enjeu n’était plus de trancher entre identités et universalité, mais de recomposer le lien entre les luttes et le vivant, entre les récits de soi et les récits du monde ? Une gauche qui se ferait jardinier de la diversité, bâtisseur d’utopies concrètes, tisseur de mondes à venir. Une gauche qui entendrait, dans chaque cri d’injustice, l’écho d’un appel à l’humanité commune.

Jérôme Baschet, philosophe et sociologue, qui cherche à faire émerger un commun réinventé, fondé sur l’égalité substantielle des conditions d’existence et la pluralité conviviale des subjectivités. Il propose une réflexion originale sur l’universalisme, s’éloignant des conceptions traditionnelles souvent associées à des visions abstraites et eurocentrées de l’humanité. Son approche, profondément ancrée dans les réalités du monde contemporain, trouve des échos fascinants dans le mouvement zapatiste, né au Mexique et engagé dans une lutte pour la justice sociale et l’autonomie. Pour Baschet, les luttes identitaires sont indispensables, elles révèlent les angles morts de l’émancipation et dévoilent les formes multiples de l’oppression. Mais elles ne sauraient constituer un projet politique en soi. Il plaide pour une articulation entre les singularités et un horizon commun, entre les voix multiples et la nécessité d’un monde habitable pour tous. Son projet, hérité de la pensée zapatiste et nourri par les critiques de la postmodernité occidentale, invite à penser l’autonomie locale, la décolonisation des imaginaires et la mise en commun des moyens d’existence. Il appelle à sortir d’une logique de l’État-nation, du marché globalisé et de l’anthropocentrisme destructeur pour inventer un commun des singularités, ancré dans les territoires, les pratiques relationnelles, les formes de vie partagées. La perspective de Baschet, dans cette optique, n’est pas une négation des différences, mais une tentative de leur tressage dans une trame politique qui ne soit ni uniformisante, ni fragmentaire. Il ne s’agit pas de fondre les identités dans un tout abstrait, mais de faire de la diversité même la condition d’un universel en mouvement.

Pour Baschet, l’universalisme ne peut pas se construire sur une vision abstraite de l’homme, détachée de son contexte historique et culturel. Il critique l’idée d’un « homme universel » qui, en réalité, n’est souvent qu’une projection de l’homme occidental. Il propose un universalisme « concret », qui s’appuie sur la diversité des cultures et des expériences vécues. Baschet met en avant la notion de « commun planétaire », un espace où les différentes cultures peuvent coexister et dialoguer, sans se réduire à une homogénéisation culturelle. Ce commun planétaire n’est pas un espace abstrait, mais un lieu de rencontre et d’échange, où les différentes perspectives peuvent s’enrichir mutuellement. Baschet refuse la notion de « continuité » et préfère celle de « basculement ». Il souligne que l’histoire n’est pas un processus linéaire, mais une succession de ruptures et de transformations. Ces basculements offrent des opportunités de construire un avenir plus juste et plus égalitaire.

 

Le Mouvement Zaptiste : Une Réponse Concrète à l’Universalisme de Baschet

Le mouvement zapatiste, né dans les montagnes du Chiapas au Mexique, incarne de manière concrète plusieurs des idées de Baschet.

  • La Défense de la Diversité Culturelle : Les Zapatistes défendent la culture indigène et la lutte contre l’homogénéisation culturelle imposée par le système néolibéral.
  • L’Autonomie et la Décentralisation : Le mouvement zapatiste prône l’autonomie des communautés et la décentralisation du pouvoir, s’opposant à la concentration du pouvoir dans les mains de l’État.
  • La Justice Sociale et l’Égalité : Les Zapatistes s’engagent dans une lutte pour la justice sociale et l’égalité, défendant les droits des peuples indigènes et des plus démunis.
  • La Non-Violence et la Résistance Pacifique : Le mouvement zapatiste utilise la non-violence et la résistance pacifique comme moyens de lutte, s’opposant à la violence et à l’oppression.

 

Un Dialogue Interculturel : Vers un Universalisme Concret

L’universalisme de Baschet et le mouvement zapatiste, bien que nés dans des contextes différents, convergent vers une vision commune : un universalisme qui se construit à partir de la diversité et de l’inclusion, qui s’engage pour la justice sociale et l’autonomie des peuples. Le concept de « commun planétaire » est central dans la pensée de Baschet. Il s’agit d’un espace de dialogue et de rencontre entre les différentes cultures, où les échanges et la réciprocité sont privilégiés. Ce « commun » n’est pas un espace homogène, mais un lieu de convergence où les différences sont reconnues et valorisées. Il permet de construire un monde où les cultures se nourrissent mutuellement et où les échanges interculturels enrichissent l’humanité dans sa globalité.

 

Le Basculement : Un Processus Dynamique de Transformation :

Baschet rejette la notion de « continuité » et met en avant celle de « basculement ». Il souligne que l’histoire n’est pas un processus linéaire, mais une succession de ruptures et de transformations. Ces basculements, souvent liés à des crises ou des mouvements sociaux, offrent des opportunités de construire un avenir plus juste et plus égalitaire. Il s’agit de saisir ces moments de rupture pour transformer les structures sociales et politiques qui engendrent les inégalités et les injustices.

 

Un Universalisme Concret pour un Monde Plus Juste :

L’universalisme de Baschet, loin d’être une théorie abstraite, propose un chemin concret pour construire un monde plus juste et plus égalitaire. Il s’agit de :

  • Reconnaître et valoriser la diversité culturelle : La diversité est une richesse, et non une menace. Il faut s’engager à lutter contre toutes les formes de discrimination et d’exclusion basées sur l’origine, la culture, la religion ou le sexe.
  • Promouvoir le dialogue interculturel : Le dialogue est essentiel pour comprendre les différentes perspectives et pour construire des solutions communes aux défis mondiaux.
  • S’engager pour la justice sociale : La lutte contre les inégalités économiques, sociales et politiques est une condition sine qua non pour un monde plus juste et plus égalitaire.
  • Soutenir les mouvements sociaux : Les mouvements sociaux sont des acteurs clés de la transformation sociale. Il faut les soutenir et les encourager à lutter pour un monde plus juste et plus égalitaire.

 

L’universalisme proposé par Jérôme Baschet se distingue par sa volonté de prendre en compte la diversité culturelle et les expériences vécues. Cependant, dans un monde globalisé, plusieurs limites et défis se posent à cette approche. Voici quelques points clés à considérer :

La Compétition des Identités

  • Dans un monde globalisé, les identités culturelles sont souvent en compétition. L’universalisme de Baschet, qui prône un dialogue interculturel, peut se heurter à des tensions entre différentes identités qui cherchent à s’affirmer. Cela peut mener à des conflits plutôt qu’à une compréhension mutuelle.

L’Homogénéisation Culturelle

  • La mondialisation tend à favoriser une homogénéisation des cultures, souvent au détriment des spécificités locales. L’universalisme de Baschet, qui valorise la diversité, doit donc faire face à ce phénomène qui risque de réduire les cultures à des stéréotypes ou à des versions simplifiées.

Les Inégalités Économiques et Sociales

  • Les inégalités croissantes dans un monde globalisé peuvent rendre difficile la mise en œuvre d’un universalisme concret. Les luttes pour la justice sociale, qui sont au cœur de la pensée de Baschet, peuvent être compromises par des structures économiques qui favorisent l’exploitation et l’exclusion.

La Politique de l’Identité

  • L’essor des mouvements politiques basés sur l’identité peut également poser un défi à l’universalisme de Baschet. Ces mouvements, qui cherchent à défendre des intérêts spécifiques, peuvent parfois s’opposer à une vision universelle qui cherche à inclure tout le monde.

La Résistance au Dialogue

  • Dans un contexte globalisé, le dialogue interculturel est essentiel, mais il peut être entravé par des préjugés, des stéréotypes et des méfiances. La mise en pratique de l’universalisme de Baschet nécessite un engagement actif pour surmonter ces obstacles.

La Complexité des Interdépendances

  • La mondialisation crée des interdépendances complexes entre les nations et les cultures. L’universalisme de Baschet doit naviguer dans cette complexité, en reconnaissant que les solutions aux problèmes globaux ne peuvent pas être unidimensionnelles.

 

Conclusion

L’opposition entre universalisme et communautarisme engage deux conceptions du langage : l’une tend à effacer les différences pour préserver un horizon commun, l’autre cherche à les visibiliser pour corriger les angles morts de l’égalité abstraite. Mais l’histoire des luttes sociales et l’émergence de nouvelles formes de pensée politique montrent que cette opposition n’est pas irréductible. En explorant la voie d’un universalisme pluriversel, relationnel et décentré, il devient possible de penser un langage qui conjugue neutralité et reconnaissance, abstraction et incarnation. La tâche de la gauche contemporaine ne consiste plus à choisir entre l’universel et la pluralité, mais à inventer la grammaire d’un commun capable d’accueillir la polyphonie des mondes.

L’universalisme de Baschet et le mouvement zapatiste offrent des pistes de réflexion importantes pour comprendre les enjeux de notre époque et pour construire un avenir plus juste et plus durable. Néanmoins, cet universalisme doit faire face à des défis significatifs dans un contexte globalisé. La reconnaissance de la diversité, le dialogue interculturel et la lutte contre les inégalités sont des éléments essentiels pour surmonter ces limites.

 

À lire : La rébellion zapatiste de Jérôme Baschet

 

 

La relation au monde, est-elle une question d’identité ?