Relancer le mouvement des utopies concrètes : penser l’idéal à l’épreuve du réel

Dans un contexte contemporain marqué par une accumulation de crises systémiques (écologique, sociale, démocratique et existentielle), la capacité des sociétés à se projeter dans des futurs souhaitables semble dramatiquement atrophiée. Cette apathie de l’imaginaire politique se manifeste par une réduction du champ des possibles à ce qui est économiquement rentable ou techniquement faisable. Dans ce paysage désenchanté, Gabriel Perez et Florian Massip plaident pour une relance du mouvement des utopies concrètes.

Loin de toute naïveté, leur proposition s’inscrit dans une filiation philosophique rigoureuse, en particulier dans le sillage d’Ernst Bloch, pour qui l’utopie ne doit pas être abandonnée mais transformée. Dans Le Principe Espérance, Bloch propose une philosophie de l’espérance qui distingue l’utopie abstraite — pure rêverie sans prise sur le monde — de l’utopie concrète, qui s’enracine dans les potentialités du présent pour faire advenir un avenir autre.

 

De l’utopie comme catégorie philosophique à l’utopie concrète

La pensée utopique occupe depuis la modernité une position ambivalente dans l’histoire des idées. D’une part, elle constitue un levier fondamental de critique sociale et de projection d’un monde meilleur. D’autre part, elle est régulièrement disqualifiée comme naïve, irréaliste, voire dangereusement totalitaire lorsqu’elle prétend s’incarner dans des projets politiques autoritaires. Cette double face de l’utopie s’exprime dès son origine chez Thomas More (Utopia, 1516), où l’île imaginaire combine l’idéal de justice avec une forme de rationalisme autoritaire. En effet, historiquement, le mot utopie, forgé par Thomas More au XVIe siècle, désigne un lieu qui n’existe pas (ou-topos), mais aussi, paradoxalement, un bon lieu (eu-topos). Cette tension entre l’inaccessibilité et le souhaitable constitue l’essence même de l’utopie : un projet de société alternatif, souvent radical, qui questionne les fondements de l’ordre établi. Mais l’utopie a aussi mauvaise presse. Elle est accusée d’être irréaliste, voire dangereuse lorsqu’elle se transforme en idéologie totalisante, comme ce fut le cas dans certains régimes du XXe siècle. Face à ces critiques, l’idée d’utopie concrète apparaît comme une tentative de réconcilier la visée idéale avec une inscription dans le réel.

La critique de l’utopie au XXe siècle – notamment après les dérives des régimes totalitaires – a conduit à une méfiance généralisée à l’égard de tout projet de société globalisant. C’est dans ce contexte que le philosophe Ernst Bloch, dans Le Principe Espérance, propose une reconfiguration radicale du concept : l’utopie ne doit pas être abandonnée, mais concrétisée. Pour Bloch, l’utopie concrète se distingue de l’utopie abstraite (purement spéculative) en ce qu’elle est enracinée dans les tendances objectives du présent, dans les « possibles-réels » qui orientent l’histoire vers une amélioration de la condition humaine. Elle est une forme d’anticipation militante, structurée par une tension dynamique entre ce qui est et ce qui pourrait être.

 

Utopies concrètes et expérimentations sociales : la perspective de Perez et Massip

 

Relancer un mouvement des utopies concrètes, c’est reconnaître que ces expériences doivent non seulement exister, mais se relier, s’articuler, se penser comme un courant. Cela implique un double travail :

Politique : organiser les initiatives locales en un réseau solidaire, capable de peser dans le débat public, de proposer des modèles alternatifs de société.

Philosophique : refonder une culture de l’espérance, réhabiliter la puissance de l’imagination critique, et repenser la question du possible.

Gabriel Perez et Florian Massip réactivent cette approche dans une perspective contemporaine. Ils appellent à « relancer » non seulement une réflexion sur les utopies concrètes, mais un véritable mouvement porté par une constellation d’initiatives expérimentales – écovillages, coopératives intégrales, zones à défendre, réseaux d’entraide, monnaies locales, plateformes démocratiques locales – qui témoignent de formes de vie en rupture partielle avec l’ordre capitaliste dominant.

Ce que ces auteurs désignent par « utopies concrètes » ne renvoie pas à un modèle unique de société future, mais à une pluralité de pratiques situées, qui participent d’une logique d’ouverture du possible. Ces expérimentations ne sont pas seulement des alternatives pratiques ; elles incarnent aussi une normativité critique, en ce qu’elles donnent forme, ici et maintenant, à des valeurs (solidarité, autonomie, soutenabilité, démocratie directe) que les structures institutionnelles peinent à promouvoir.

Leur relance du mouvement ne vise donc pas à figer une utopie unique, mais à favoriser une écologie des pratiques alternatives, capable de produire du sens, de la coopération et de la transformation. En ce sens, l’utopie concrète devient à la fois une catégorie critique (qui révèle les impasses du présent) et une matrice heuristique (qui éclaire les bifurcations possibles).

 

Critique des utopies abstraites et des totalisations

L’utopie, dans son acception classique – notamment héritée des Lumières – a souvent été pensée comme un projet rationnel global, orienté vers un avenir idéal, homogène et planifié. Or, selon Benasayag, cette conception conduit à une violence structurelle, car elle nie la pluralité du réel, l’imprévisibilité du vivant et la conflictualité inhérente à toute société. Dans Résister, c’est créer (2002), il affirme que l’abstraction des modèles idéologiques (qu’ils soient néolibéraux ou révolutionnaires) engendre un rapport instrumental à l’humain et au monde. Pour lui, l’erreur des utopies abstraites est de croire que l’on peut appliquer un modèle universel aux réalités locales, sans prendre en compte les situations concrètes, les savoirs situés, les dimensions affectives et singulières des existences humaines. Cette critique rejoint celle de penseurs comme Cornelius Castoriadis, qui oppose l’institution imaginaire de la société à l’hétéronomie des systèmes clos.

L’utopie concrète s’inscrit alors dans une éthique de la résistance, que Benasayag définit comme une manière de « tenir la position », même minoritaire, même précaire, dans les interstices du système dominant. Il ne s’agit plus de tout renverser pour tout reconstruire, mais de cultiver des poches de sens, d’autonomie, de solidarité, là où cela est possible. Ces pratiques sont modestes, localisées, mais porteuses de transformations systémiques. Dans Les passions tristes (2003), il met en lumière la manière dont la souffrance sociale se médicalise et se pathologise, alors qu’elle est souvent le symptôme d’un désajustement structurel entre les individus et le monde. L’utopie concrète, ici, passe par une réappropriation du sens, une relocalisation des pratiques, et la mise en valeur de l’expérience vécue.

 

L’écologie des pratiques : penser la complexité

La pensée de Benasayag s’ancre dans une épistémologie de la complexité, influencée par la biologie, les sciences du vivant, mais aussi par des penseurs comme Edgar Morin. Il insiste sur le fait que le vivant ne peut être réduit à des logiques mécanistes. De même, les transformations sociales ne peuvent obéir à des schémas linéaires ou technocratiques. Dans Le mythe de l’individu (2004), il critique l’illusion d’un sujet autonome, maître de ses choix, au profit d’une pensée relationnelle, où le sujet est traversé, constitué et transformé par ses relations, ses milieux, ses histoires. Cette vision a des implications politiques fortes : l’utopie concrète ne cherche pas à « produire » des sujets conformes à une norme idéale, mais à soutenir les devenirs pluriels et singuliers, dans un cadre collectif respectueux des différences.

Loin d’être une fin à atteindre, l’utopie concrète chez Benasayag est un processus toujours en cours, un devenir ouvert, conflictuel, mais fécond. Elle refuse la clôture, l’accomplissement, pour se penser comme une expérimentation constante, une praxis située. Ce faisant, elle rejoint une tradition pragmatique et existentielle de l’utopie, que l’on peut faire dialoguer avec Ernst Bloch (le « principe espérance ») ou encore Paulo Freire (la pédagogie de la liberté). Benasayag propose une politique de l’immanence : agir ici et maintenant, avec les moyens du bord, dans la complexité du monde.

 

Conclusion

L’utopie concrète chez Miguel Benasayag est à la fois un refus de l’abstraction normative et un appel à l’expérimentation située. En valorisant les résistances locales, les subjectivations singulières, les pratiques relationnelles, elle propose une voie alternative aux logiques de domination et de normalisation. Elle invite à habiter le réel sans le fuir, à penser avec et non contre la complexité du vivant, et à réinventer ensemble les formes du vivre-ensemble. Penser une utopie concrète, ce n’est donc pas fuir la réalité, mais au contraire l’habiter autrement. C’est refuser de considérer l’ordre existant comme le seul possible. Comme le disait Michel Foucault, il ne s’agit pas de rêver d’un autre monde parfait, mais de « rendre possible ce qui paraît aujourd’hui impensable ».

Relancer le mouvement des utopies concrètes, c’est ainsi renouer avec une philosophie active, critique et créatrice. Une philosophie qui ne se contente pas de décrire le monde, mais cherche à le transformer. En cela, l’utopie concrète n’est pas un luxe : elle est une nécessité.

 

Source : 

À la fin du monde il fera beau

les travaux de Miguel Benasayag