La philosophie, en tant qu’elle se définit comme l’amour de la sagesse, peut être comprise comme étant à la fois le désir de la science, de la connaissance, de la sophia ; mais aussi de la vertu. En effet, le terme de sagesse peut être également compris au sens de vertu ; comme cette force, cette puissance par laquelle nous sommes en mesure d’affronter le réel dans ce qu’il peut avoir de plus violent et de plus imprévisible. Or, affronter le réel, ce n’est pas pour autant s’y opposer systématiquement et vouloir que ce qui est ne soit pas. Ce serait folie, en effet, pour reprendre la distinction établie par Épictète entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas, de vouloir que ce qui ne dépend pas de nous ne se produise pas :
« Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux. »
Mais ne faut-il pas interpréter cette attitude face aux événements comme une forme de résignation qui prétendrait fonder une sagesse ? Si l’on entend par sagesse, une synthèse de la science et de la vertu, on peut s’interroger sur la capacité qu’aurait la résignation à produire une connaissance, un savoir susceptible de nous donner cette puissance d’affronter le réel tel qu’il est. L’idée de résignation évoque plutôt la passivité et la soumission. N’y aurait-il pas dans ces conditions une contradiction dans les termes à vouloir penser une sagesse qui se fonderait sur la résignation ?
Il est, certes, difficile, voire impossible, de fonder une sagesse sur un déni de réalité. Il nous faut, en effet, prendre en considération les choses telles qu’elles se présentent à nous pour éclairer nos actions et orienter notre existence. Mais comment le sage doit-il s’y prendre pour que son attitude reste active et ne puisse être interprété comme une soumission ?
Comment faire en sorte que cette prise en compte du réel puisse donner lieu à une véritable affirmation de soi et non à une perception de la réalité vécue comme une fatalité écrasante et totalement irrationnelle ?
Que pourrait donc être une sagesse fondée sur la résignation ?
Il semble donc nécessaire pour résoudre cette difficulté de procéder à une distinction entre la résignation et l’acceptation. Accepter signifie comprendre, adhérer à un réel qui ne s’impose pas arbitrairement, mais dont on a intégré la nécessité et, par conséquent, envers lequel on est en mesure d’agir efficacement. Par exemple, accepter la maladie, ce n’est pas se résigner à être malade, c’est comprendre ce qu’est la maladie pour, en même temps, mieux lutter contre elle.
La notion de sagesse, nous l’avons dit, procède à la fois de la connaissance et de la vertu, selon qu’on la comprenne en tant que sophia ou en tant que phronesis. La phronesis renvoie, selon la définition qu’en donne Aristote, à cette prudence, mais aussi à cette sagacité, qui permet à l’homme de poursuivre le Bien en délibérant sur les moyens de l’action et qui conduit à la vie bonne. Elle est, comme le souligne Pierre Aubenque dans son ouvrage, La prudence chez Aristote, « l’habileté des vertueux ». Elle est cette vertu intellectuelle orientée vers la pratique et qui permet de poursuivre le bonheur, de mener une vie pleinement humaine, une vie qui mérite d’être vécue. C’est cette vertu qui nous permet d’affronter les événements et de juger du moment opportun pour bien agir, elle consiste donc à prendre en considération le réel tel qu’il est pour agir comme il convient.
Peut-on encore, dans ces conditions, comprendre cette capacité à intégrer les contraintes extérieures dans la détermination des modalités de l’action comme une résignation ?
Dans l’idée de résignation, il y a celle de soumission à ce qui est de l’ordre du fait, c’est-à-dire à ce qui peut être perçu comme relevant de l’inexplicable et de l’arbitraire, en tout cas du contingent, de l’imprévisible. Le fait, c’est ce qui s’impose à nous malgré nous, il est de l’ordre du « c’est comme ça ». Il possède à la fois le caractère arbitraire de la contingence et le caractère inévitable de la nécessité puisqu’on ne peut faire qu’il ne soit pas. Se résigner consiste donc à céder devant les faits et peut relever de la passivité, voire de la souffrance dans la mesure où se résigner consiste à subir, à se laisser dominer par une réalité perçue comme pouvant être absurde et arbitraire. C’est d’ailleurs sous cette forme que l’opinion commune perçoit le plus souvent la philosophie et la sagesse. Être philosophe consisterait à prendre les choses comme elles viennent, les bonnes comme les mauvaises. Cependant, n’y a t-il pas là une contradiction à vouloir fonder la sagesse sur la résignation ? à vouloir allier la disposition à subir, en quoi consiste la résignation, et le désir de connaître et comprendre qui est propre au philosophe qui recherche la sagesse et qui a besoin pour cela de s’affirmer comme pensée en acte, comme pensée libre ne subissant aucune limite pouvant provenir d’une cause extérieure et étrangère à la pensée elle-même ? Or, la résignation n’est-elle pas, par définition, la négation même de cette liberté ? N’est-elle pas, dans ces conditions, dans l’incapacité de fonder une véritable sagesse ?
L’acte de fonder consiste en effet à établir les bases d’un édifice, le fondement désigne ce sur quoi l’on s’appuie pour construire quelque chose, il est donc également de l’ordre de la fondation.
Or, dans l’idée de construire, d’édifier, il y a une dimension indiscutablement active qui semble totalement opposée au caractère passif de la résignation. Cependant toute fondation et tout fondement nécessite le recours à un point d’appui extérieur à celui qui construit ou qui édifie, le fondement n’est pas seulement en soi, il est aussi hors de soi. Pour ce qui concerne la sagesse, il est d’ailleurs prise en compte de ce qui est hors de soi pour mieux édifier sa propre humanité, c’est pourquoi d’ailleurs le chemin vers la sagesse relève tout autant d’une instruction que d’une construction.
Toute la question est donc désormais de savoir s’il est possible de progresser en sagesse en fondant celle-ci sur la prise en considération de facteurs extérieurs (qui ne dépendent pas de nous) sans pour autant intégrer ces facteurs sur le mode passif de la résignation.
La sagesse n’est pas un refus aveugle du réel
Si la sagesse peut se définir comme la puissance d’affronter le réel pour mieux tendre vers le bien, elle ne peut consister en un refus aveugle du réel. Il y a bien, qu’on le veuille ou non, des faits qui s’imposent à nous et contre lesquels on ne peut rien. Cependant, si ces faits ne dépendent pas de nous, ils n’en sont pas pour autant incompréhensibles. S’ils peuvent nous paraître contingents, ils ne sont pas pour autant sans cause, s’ils nous paraissent absurdes, ils ne sont pas pour autant sans raison.
La sagesse consiste donc plutôt à affronter le réel en connaissance de cause, à comprendre le réel pour mieux s’accorder avec lui ; ce qui renvoie d’ailleurs à l’un des sens du terme de bonheur qui évoque l’idée d’une rencontre, d’une adéquation de l’homme avec lui-même et avec le reste du monde. Mais justement, en quoi un tel accord peut-il différer d’une pure et simple résignation ? S’efforcer d’être en accord avec l’ordre des choses ne signifie pas nécessairement être d’accord avec tout ce qui nous arrive. Épouser activement le réel, ce n’est pas s’y soumettre, c’est aussi se donner les moyens de le changer, d’agir sur lui pour le bien des hommes.
Ainsi lorsque Descartes affirme dans la morale par provision dont il énonce les règles dans la troisième partie du Discours de la méthode :
« Ma troisième maxime était de tâcher toujours plutôt à me vaincre que la fortune, et à changer mes désirs que l’ordre du monde ».
Cela peut se comprendre de deux manières différentes. On peut y voir, dans un premier temps, une forme de résignation, une soumission à la fortune, aux événements aléatoires et imprévisibles. Mais, dans un second temps, en approfondissant la lecture de cette maxime, on peut également y percevoir l’expression d’une volonté qui vise une certaine maîtrise de la nature. Si Descartes poursuit l’énoncé de cette règle en affirmant qu’il faut croire « qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir que nos pensées », il ajoute à la suite qu’il faut « faire de notre mieux touchant les choses extérieures », ce qui laisse supposer qu’il faut nous efforcer de mieux les connaître pour agir sur elles, autant qu’il est possible, afin de ne pas totalement les subir. C’est pourquoi la sagesse qui découle de cette maxime dépasse le seul cadre de la morale provisoire et peut aussi bien s’étendre à l’esprit qui est parvenue à la science. Cette sagesse peut se définir comme une disposition à régler ses désirs sur l’ordre du monde grâce à la connaissance que nous pouvons en avoir. Il s’agit de faire en sorte que la volonté éclairée par l’entendement puisse guider nos actions de manière adéquate. Ce qui rend d’ailleurs possible une action de l’homme sur la nature pour qu’il puisse en devenir « comme maître et possesseur » pour reprendre l’expression utilisée par Descartes dans la VIème partie du Discours de la méthode. La sagesse ne se fonde donc pas plus sur la résignation que sur le refus du réel, mais sur sa compréhension. Ainsi, si nous reprenons l’exemple de la maladie, il serait absurde lorsque l’on est malade de désirer immédiatement ne plus l’être, mais il serait tout aussi déraisonnable de se résigner et de ne rien faire pour guérir. En revanche, il est sage de soigner, parce que l’on désire guérir, en recourant à la médecine qui est un art fondé sur la science. Ce n’est d’ailleurs pas par hasard que Descartes recourt à cet exemple, à la suite de la formule citée plus haut dans la VIème partie du Discours de la méthode, pour souligner que son projet de promouvoir une philosophie pratique fondée sur la science ne se réduit pas à une pure ambition technique, mais consiste également dans l’édification d’une sagesse fondée sur la connaissance de la nature qui lui fournit les moyens de sa réalisation. Aussi écrit-il, pour souligner l’intérêt de cette philosophie pratique qu’il appelle de ses vœux :
« Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres bien de cette vie ».
Ce qui va d’ailleurs dans le sens de ce qu’il écrit juste avant d’évoquer la possibilité de cette philosophie pratique, affirmant que ce serait « pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est possible en nous, le bien général de tous les hommes » que de ne pas mettre nos connaissances au service de l’action utile.
La sagesse pourrait donc se définir ici comme une disposition à agir en étant éclairé à la fois par la raison et la science qu’elle nous permet d’acquérir. La raison nous indiquerait les principes de nos actions, ici se rendre utile aux autres hommes, et la science nous permettrait de mieux définir les moyens de cette action. S’il faut donc changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde, cela ne signifie pas qu’il faille subir passivement cet ordre, nos désirs peuvent changer d’autant plus justement que nous entreprenons une démarche active de compréhension du monde. La sagesse cartésienne ne se fonde pas sur une résignation, mais sur une compréhension active de la nature. Et ce qui vaut pour le monde extérieur vaut également pour l’homme lui-même, le Traité sur les passions de l’âme est tout sauf un éloge de la résignation. La philosophie de Descartes et la sagesse qui en découle sont tout d’abord affirmation de la puissance de la volonté, de cette force qui fait « qu’il n’y a point d’âme si faible, qu’elle ne puisse étant bien conduite acquérir un pouvoir absolu sur ses passions ».
Cependant, ne pourrait-on voir dans cette sagesse fondée sur la compréhension de la nature, une autre forme de résignation, une résignation déguisée, une passivité qui se cacherait derrière le masque de l’activité ? En quoi, finalement, un comportement, une conduite, une manière de vivre et d’exister fondés sur la connaissance différent-ils du mode de vie de l’ignorant qui se soumet à une réalité qu’il ne comprend pas ? N’y a t-il pas là une sorte de ruse avec le réel, une manière de garder la face malgré tout et de cultiver l’illusion que la connaissance est source de maîtrise, tant de soi-même que du monde extérieur ? Cette maîtrise est-elle bien réelle et modifie-t-elle radicalement notre manière de penser et d’agir ? Nous rend-elle vraiment plus sage ? Notre attitude n’est-elle pas finalement, quoiqu’on en dise et quoiqu’on veuille bien croire, semblable à celle décrite par Ovide dans Les Métamorphoses et qui consiste à « voir le bien, à l’approuver et à faire le pire ». Voyant bien qu’il ne peut y avoir de sagesse qu’active, ne continuons nous pas à nous soumettre à la réalité en cultivant l’illusion que nous sommes capables de la contrôler par la connaissance.
La sagesse ne se fonde pas sur la résignation mais sur l’acceptation
Curieusement la formule empruntée aux Métamorphoses d’Ovide est citée à plusieurs reprises par Spinoza dans l’Éthique. Cela peut sembler, en effet, paradoxal chez un philosophe qui affirme avec force la puissance des idées et le pouvoir qu’a la connaissance de nous conduire vers le souverain bien. N’affirme-t-il pas dans le Traité de la réforme de l’entendement que pour jouir d’une nature supérieure, il faut atteindre une perfection qui consiste dans « la connaissance de l’union que l’esprit a avec toute la Nature ». Il importe ici de préciser que la connaissance ne réalise pas cette union, il ne s’agit pas de vivre en accord avec la nature, cet accord existe. Mais il s’agit de connaître la nature de cet accord pour pouvoir le vivre d’une manière qui nous soit vraiment utile.
Aussi, lorsque Spinoza cite Ovide, n’est-ce pas pour souligner une impuissance indépassable, mais pour montrer les limites d’un certain genre de connaissance qui n’est pas suffisant, même s’il est nécessaire, pour atteindre le perfection ou, en tout cas, tendre vers elle. On connaît les trois genres de connaissance qui caractérisent notre perception des choses selon Spinoza. La connaissance imaginative qui résulte de la manière dont nous sommes immédiatement affectés, la connaissance rationnelle et démonstrative qui bien que vraie reste abstraite et partielle et la connaissance intuitive qui est saisie immédiate du vrai. Le premier genre de connaissance peut difficilement être source de sagesse s’il n’est pas orienté de l’extérieur, mais le second s’il peut produire la connaissance scientifique n’est pas pour autant en mesure de nous rendre plus sage, et c’est de lui qu’il est question lorsque Spinoza cite Ovide. Finalement, il semblerait que seules les connaissances qui résultent du troisième genre de connaissance soient en mesure de nous faire accéder à une véritable sagesse, c’est-à-dire d’être corrélatives d’affects relevant de l’action et non de la passion.
Si nous reprenons, une fois de plus, l’exemple de la maladie, la connaissance scientifique du médecin (connaissance du second genre) ne chasse pas les affects qui peuvent conduire à la résignation, au déni ou a l’effroi. En revanche, la compréhension de ce qu’est la maladie selon une perception plus intuitive peut aider à la fois à l’accepter et à la combattre, car cette connaissance est non seulement intuitive, mais aussi compréhensive, elle permet justement de prendre avec soi toutes les formes que peut prendre notre union avec la Nature tout entière, même celles qui ne nous conviennent pas. Cette connaissance rend donc possible l’acceptation qui est tout le contraire de la résignation. Accepter, c’est en effet assumer ce que l’on a compris, disposer de la puissance de supporter une réalité qui parfois ne nous convient pas, non pour s’y soumettre, mais pour mieux la transformer. C’est cette connaissance adéquate qui nous rend pleinement actif parce qu’elle résulte de la puissance réflexive de l’esprit qui comprend la véritable nature de ses affects :
« Un affect qui est une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte »
Conclusion
Il n’est donc pas possible de fonder une sagesse sur la résignation dans la mesure où la sagesse renvoie à l’activité de l’esprit qui comprend la manière dont il est uni à la nature, tandis que la résignation évoque la passivité de l’esprit qui ne comprend pas le monde qui est le sien et qui ne le perçoit que comme une réalité extérieure à laquelle il ne peut que se soumettre.
Cependant faut-il totalement disqualifier la résignation ? Si elle ne peut fonder une sagesse, ne peut-elle pas malgré tout, dans certaines conditions être source de salut ? La sagesse, en effet, trouve son accomplissement dans la béatitude, dans l’amour intellectuel de Dieu qui comme l’écrit Spinoza dans la proposition XLII de la cinquième partie de l’Éthique « n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même » (16). En revanche, elle n’est pas la seule voie de salut, une certaine forme de soumission à la loi de Dieu n’en est pas moins bénéfique pour l’ignorant qui la perçoit par l’imagination plus que par la raison. Ainsi la religion qui a pour but l’obéissance à la loi de justice et charité envers les hommes lui ouvre ainsi une porte de salut. Mais obéir ainsi à la loi de Dieu, est-ce encore se résigner ? N’y a t-il pas là, sinon une forme de sagesse, l’intuition vague qu’il y a dans le réel une nécessité que l’on comprend, certes mal, mais que l’on perçoit comme devant être assumée pour mieux conquérir sa liberté ? Ainsi, même le salut de l’ignorant ne se fonde pas sur la résignation mais sur une autre forme d’acceptation et de compréhension du réel.