Saint François d’Assise, humble frère des oiseaux, poète des lépreux et amoureux des créatures, incarne une forme de pensée mystique dont l’élan touche aujourd’hui la conscience écologique, spirituelle et cosmique de notre temps. Son rapport au monde n’est pas celui d’un maître sur la création, mais d’un frère au milieu de la communauté vivante. L’intuition profonde qui traverse son regard pourrait être rapprochée du panenthéisme : une conception selon laquelle Dieu est en toutes choses, tout en les dépassant. Le monde n’est pas Dieu (comme dans le panthéisme), mais il est habité de Sa Présence, comme un chant traversé d’harmoniques divines.
Définir le panenthéisme : Dieu en toute chose, mais plus grand que toute chose
Le panenthéisme, du grec pan (tout), en (en), theos (Dieu), se distingue du panthéisme (où Dieu est tout). Il s’agit d’une vision dynamique où Dieu est à la fois immanent (présent dans toute chose) et transcendant (dépassant l’univers). C’est une théologie relationnelle, fluide, incarnée. Cette conception se retrouve chez certains mystiques chrétiens, comme Maître Eckhart, ou plus tard chez Teilhard de Chardin, et elle trouve en François une version poétique, charnelle, affective. Le lien intime entre François et la nature ne relève pas d’un simple amour de la création, mais d’une expérience mystique : celle d’un Dieu qui habite chaque créature sans s’y réduire. Pour François, la créature parle de Dieu, elle en est un reflet, un souffle. Chaque être devient une icône du divin, un signe discret de la Présence. Cette théologie n’est pas anthropocentrée, mais théocentrée et cosmocentrée : Dieu aime le monde, et l’humain n’est qu’un des membres d’un chœur bien plus vaste.
Sa vision panenthéiste est une alternative spirituelle à la logique extractive moderne : elle remet Dieu au cœur du monde, et l’humain dans le tissu du vivant. Elle nous invite à un art de vivre fondé sur la simplicité, la joie, et une fraternité universelle qui inclut les arbres, les pierres, les vents. Le pape François, dans Laudato si’, s’inscrit explicitement dans cet héritage : « Tout est lié », dit-il, reprenant le fil de la pensée franciscaine pour bâtir une écologie intégrale, à la fois mystique, sociale et politique.
François d’Assise : une mystique de la fraternité cosmique
François ne conceptualise pas : il chante. Il aime. Il frémit devant la beauté du monde. Le Cantique des créatures, composé à la fin de sa vie, est le manifeste implicite de sa théologie : « Loué sois-tu, mon Seigneur, pour sœur notre mère la Terre, qui nous soutient et nous gouverne, et produit divers fruits avec les fleurs colorées et l’herbe. » Chaque élément est un membre de sa fratrie cosmique : frère Soleil, sœur Lune, frère Feu, sœur Eau. Dieu y est loué avec les créatures et à travers elles, comme si la louange devenait chorale, polyphonique, écologique avant l’heure. Ce n’est pas là simple métaphore : c’est une ontologie relationnelle. Le monde n’est pas un décor, mais un corps vivant relié à Dieu par sa beauté, sa vulnérabilité, sa capacité d’émerveillement.
Pour François, toute chose porte une empreinte du divin. Chaque être, humain, animal, végétal, minéral, est un frère ou une sœur dans la grande famille de la création. Ce regard bouleverse : il engage une mystique de la fraternité cosmique, où l’amour de Dieu devient amour de toutes choses, sans exception ni hiérarchie. Son célèbre Cantique des créatures, composé alors qu’il est aveugle et malade, n’est pas un simple poème : c’est un acte théologique, un manifeste spirituel. Le monde y est un chœur vivant qui chante la louange de Dieu : Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement messire frère Soleil… Là où la pensée occidentale séparait Dieu du monde, François propose une intelligence poétique du lien. Il ne célèbre pas le monde pour Dieu, mais avec le monde. Il ne domine pas la création, il s’y insère, fraternellement. Cette vision élargit la notion même de prière : ce n’est plus l’affaire des seuls mots ou des seuls hommes. Chaque chose prie en existant, en étant pleinement ce qu’elle est. Ainsi, le brin d’herbe qui pousse, l’eau qui ruisselle, le vent qui souffle, tous sont mystiquement solidaires de la louange universelle.
Mais la fraternité franciscaine ne s’arrête pas aux êtres charmants ou « spirituels ». Elle s’étend aux marges : aux lépreux, que François embrasse comme des Christ vivants ; au loup de Gubbio, qu’il apprivoise en le traitant comme un égal. Ici, la mystique devient politique. Elle casse les frontières : entre les purs et les impurs, entre les humains et les non-humains, entre le sacré et le profane. François ne relativise pas les différences, mais les transfigure dans une communion plus vaste. Il n’est pas un romantique : il connaît la souffrance, la violence, la complexité du vivant. Mais il choisit la voix fragile de la fraternité, comme un acte prophétique dans un monde en guerre.
François n’a pas légué un traité de théologie systématique. Mais sa vie, ses gestes, ses chants portent une vision cosmopoétique : Dieu n’est pas ailleurs, mais au cœur du monde. Non comme un mécanicien suprême, mais comme une Présence aimante qui soutient tout ce qui est. Le monde n’est pas une illusion à fuir, mais un mystère à aimer, à servir, à protéger. Dans cette perspective, la créature ne vaut pas seulement pour sa fonction ou sa beauté. Elle vaut par sa relation à Dieu, par son droit d’exister, par sa capacité à refléter un fragment de l’Amour divin.
La pensée panenthéiste de saint François d’Assise : vers une théologie de la Présence habitée
Le panenthéisme franciscain suppose une sacramentalité du monde : tout ce qui existe est porteur d’un signe, d’une présence, d’un appel. Ce n’est pas une confusion ontologique (le monde n’est pas Dieu), mais une transparence : Dieu transparaît à travers la matière, le vivant, la relation. Théologiquement, cela renouvelle la notion de création ex nihilo, souvent comprise comme distance absolue. Ici, la création est une communion. Elle est autre que Dieu, mais intérieure à Dieu, comme un chant dans le souffle du chanteur.
Le cœur battant de cette théologie est le Christ, non pas seulement comme rédempteur du péché humain, mais comme Verbe par qui tout fut fait (Jean 1,3). Chez François et ses successeurs, le Christ n’est pas d’abord venu à cause de la chute, mais pour élever la création dans une intimité plus haute avec Dieu. Cela conduit à une christologie cosmique : le Christ est le centre organisateur du cosmos, l’icône du lien entre Dieu et le monde. Il est présent mystiquement en chaque créature, comme principe d’unité, de beauté, d’amour. Dans une lecture panenthéiste, le Christ n’est pas seulement un événement ponctuel dans l’histoire humaine, mais une présence diffuse dans toute la réalité. François, en aimant les oiseaux, ne fait pas de l’anthropomorphisme naïf : il reconnaît en eux le souffle du Christ, l’élan même de Dieu vers le vivant.
Enfin, la vision panenthéiste de François a des implications sociales et politiques. Si toute chose est habitée par Dieu, alors toute forme de violence, d’exploitation ou de mépris devient un sacrilège. Ce regard désarme le désir de possession. Il invite à une conversion du regard : voir Dieu dans le pauvre, dans le lépreux, dans l’animal blessé, dans l’arbre abattu. François ne sépare pas le spirituel et le politique : il vit une théologie incarnée, où la fraternité devient révolution. La « fraternité universelle » prônée par le pape François dans Fratelli tutti en est l’héritière : elle ne s’appuie pas sur un humanisme abstrait, mais sur une ontologie de la relation, enracinée dans le regard franciscain.
Conclusion : Vers une mystique théologique de l’hospitalité divine
La pensée panenthéiste de François d’Assise n’est pas une doctrine parmi d’autres. C’est une théologie du souffle : elle nous dit que le monde n’est pas extérieur à Dieu, mais accueilli en Lui, comme un enfant dans le sein de sa mère, comme un feu dans la braise. Elle renverse les dualismes (Dieu/monde, âme/corps, nature/homme) pour inviter à une métaphysique de la tendresse, où chaque être devient lieu d’hospitalité divine. François, en cela, n’est pas seulement un mystique du passé, mais un théologien prophétique de l’avenir : il annonce une Église décentrée, un Dieu vulnérable, et une Terre sacrée. La mystique franciscaine résonne avec puissance dans le contexte actuel de crise écologique et spirituelle. Elle inspire l’encyclique Laudato si’ du pape François, qui parle d’« écologie intégrale » et d’« une fraternité universelle avec toutes les créatures ».
Mais au-delà du catholicisme, la figure de François rejoint les intuitions de nombreuses traditions :
– le soufisme, dans son amour de la nature et sa perception du divin en toute chose ;
– le bouddhisme, dans la compassion envers tous les êtres sensibles ;
– le christianisme oriental, dans sa vision d’un cosmos transfiguré.
Dans une époque marquée par la séparation, entre nature et culture, esprit et matière, humains et non-humains, François incarne une voie de réunification. Il ne propose pas un retour nostalgique au passé, mais une vision prophétique de l’avenir : celle d’une humanité réconciliée avec le vivant, humble gardienne du mystère qu’elle habite. François d’Assise ne fut pas un philosophe, mais un troubadour de Dieu. Sa pensée panenthéiste n’est pas un système, mais une manière d’habiter le monde, en y percevant la trace d’un Amour infini qui palpite dans le plus petit des êtres. Dans ses gestes de tendresse envers les lépreux comme dans son émerveillement devant un rayon de lune, François nous enseigne que Dieu n’est pas au-delà du monde, mais en son cœur frémissant. Son panenthéisme est celui de la confiance, de la louange, et de la relation vivante, une sagesse pour aujourd’hui et pour demain.