Le militantisme contemporain, en particulier dans les milieux progressistes, se trouve souvent épuisé par ses propres contradictions. Fatigue, burn-out, conflits internes, drames relationnels, querelles idéologiques : autant de symptômes qui fragilisent les collectifs. La puissance politique se dissipe dans l’usure, l’affectation permanente et la répétition des fractures.
La gauche contemporaine apparaît parfois comme un organisme hypersensible : sa peau est fine, ses nerfs à vif. Chaque controverse, chaque maladresse, chaque conflit interne se transforme en plaie ouverte, détournant l’énergie qui devrait nourrir la lutte collective. Les réseaux sociaux, amplificateurs de passions, transforment le moindre désaccord en drame public, où l’indignation se substitue à l’organisation. La révolution, censée être une force créatrice et patiente, se réduit alors à une succession d’éclats émotionnels. Mais une révolution malade de ses nerfs n’a ni endurance ni capacité à éclairer le chemin commun ; elle se consume dans ses propres flammes. C’est là qu’une métaphore clinique se révèle éclairante : la gauche a besoin d’un soin, non pour étouffer son ardeur, mais pour convertir sa fragilité affective en puissance de lien.
L’isolationnisme militant : la forteresse et l’horizon
On peut le définir comme la préférence accordée à l’entre-soi idéologique, au détriment des alliances, des compromis et des dialogues transversaux. Il s’incarne dans des pratiques variées : refus d’élargir le cercle, suspicion envers toute nuance, rejet des interlocuteurs jugés contaminés par « le système ». Cette logique n’est pas nouvelle : Arendt rappelait que la politique ne peut exister qu’« entre les hommes », dans l’espace mouvant de la pluralité. Or, l’isolationnisme militant ferme cet espace pour le réduire à une communauté fusionnelle et homogène. L’isolationnisme militant naît souvent d’une expérience de déception ou de trahison. Les défaites sociales, la répression policière, l’instrumentalisation médiatique nourrissent un sentiment d’impuissance. Comme l’écrit Frédéric Lordon, les mouvements sociaux sont travaillés par des affects de colère et de désespoir : la tentation du retrait est alors une manière de « préserver la flamme » contre un monde hostile. À cela s’ajoute l’effet des réseaux numériques : Boltanski et Chiapello avaient déjà montré, à propos du « nouvel esprit du capitalisme », comment les logiques de connexion peuvent paradoxalement produire de la fragmentation. L’algorithme sélectionne, isole, radicalise. Ce qui devrait relier finit par séparer. Enfin, le désir de cohérence totale, au cœur des utopies modernes, revient sous la forme d’un purisme militant : mieux vaut un petit groupe fidèle à une vérité absolue qu’un vaste mouvement traversé de contradictions.
On ne saurait nier que l’isolationnisme militant offre des bénéfices : il protège contre la récupération, il renforce la cohésion interne, il donne le sentiment d’une radicalité intacte. Comme le disait Stiegler, face à la prolétarisation généralisée des existences, il est vital de « prendre soin » de ce qui reste de singularité. Mais le prix est lourd : Marginalisation politique : le mouvement se coupe de sa capacité d’influence. Rigidification idéologique : le débat interne se fige, remplacé par la chasse aux déviants. Fatigue psychique : l’exigence de pureté épuise et fracture les individus. Échec historique : à force de se protéger, le groupe cesse de transformer le monde. Ce qui se voulait résistance devient impuissance. Sortir de l’isolationnisme ne signifie pas se dissoudre dans le consensus mou. Cela suppose au contraire de cultiver une politique du seuil : être suffisamment ancré pour ne pas se perdre, mais suffisamment ouvert pour se laisser traverser. Construire des alliances critiques, capables de tenir ensemble divergences et convergences. Assumer le conflit comme ressource, plutôt que comme menace. Reconnaître que la vulnérabilité du collectif est aussi ce qui le rend vivant. Ici, le souffle poétique se mêle à la rigueur : le militantisme n’est pas une forteresse mais un carrefour, non pas un temple de pureté mais une agora d’inachevé. Miguel Abensour rappelait que la démocratie est « l’institution de l’instituant » : elle repose sur une énergie qui se réinvente sans cesse. Pour que cette énergie ne se perde pas en convulsions, il faut des médiations, des récits, des soins.
deux freins à la démarche militant :
Le dogpile : meute numérique et sacrifice moderne
Sur les réseaux numériques, le terme désigne aujourd’hui ce moment où une foule d’internautes se rue sur une même cible, la submergeant de critiques, de moqueries ou d’insultes. L’individu visé n’est plus seulement contesté, il est englouti, avalé par une meute invisible qui agit avec la rapidité et la force d’une tempête. Cette mécanique répond à des dynamiques psychologiques bien connues. Dans l’anonymat des écrans, chacun se sent libéré de ses inhibitions, délesté du poids de la responsabilité personnelle. Le spectacle de dizaines d’autres en train d’attaquer légitime l’agression et incite à s’y joindre, comme si la masse pouvait effacer la culpabilité de l’acte individuel. Peu importe la gravité réelle de la faute : l’individu devient un symbole, un drapeau brandi par ceux qui cherchent à affirmer leur vertu ou leur appartenance au camp du bien. Il y a là quelque chose de profondément archaïque. René Girard a montré que les sociétés humaines, pour contenir leur violence, ont souvent eu recours au sacrifice du bouc émissaire. Le dogpile s’inscrit dans cette logique immémoriale : une communauté, virtuelle cette fois, concentre son agressivité sur une figure unique qui paie pour tous. Derrière les écrans, ce qui se joue ressemble à une cérémonie punitive, une sorte de rituel sacrificiel où l’on purifie le groupe en détruisant l’un de ses membres. L’archaïsme se mêle à la modernité, et la cruauté, loin de disparaître, se voit amplifiée par la vitesse et l’ampleur du numérique. Résister à cette logique suppose un effort de discernement et de ralentissement. Il faudrait, avant de participer à une vague d’indignation, s’interroger sur la légitimité de l’attaque, sur la mesure de la réaction, sur les conséquences pour la personne visée. Il s’agit moins d’étouffer la critique que de lui rendre sa fonction première : éclairer plutôt que punir. De la même manière, les plateformes auraient à inventer des dispositifs de protection, et les communautés numériques à cultiver un art du dialogue plutôt qu’une pulsion d’acharnement. En définitive, le dogpile est le visage contemporain d’une tentation immémoriale : se rassembler pour frapper ensemble, afin de renforcer l’unité du groupe. Mais nos écrans abolissent la distance et démultiplient l’impact, transformant cette pulsion archaïque en arme redoutable. Résister à l’appel de la meute, c’est défendre la nuance contre l’écrasement, la conversation contre le cri, la communauté contre la foule. C’est apprendre à être ensemble sans dévorer l’autre.
L’entitlement : entre mirage du droit et exigence de justice
L’anglais entitlement désigne littéralement « le fait d’avoir droit à ». Mais en psychologie comme en sociologie, le terme a pris une résonance plus vaste et parfois inquiétante : il nomme ce sentiment, diffus ou assumé, qu’un individu mérite un traitement spécial, une attention particulière ou des privilèges indépendamment de ses efforts ou du contexte. C’est une conviction intime qui ne demande ni justification ni contrepartie : le monde m’est dû, simplement parce que j’existe.
Dans les approches cliniques, notamment autour des troubles de la personnalité narcissique, l’entitlement apparaît comme un trait central (Campbell et al). L’individu persuadé de « mériter plus » tend à percevoir autrui comme un instrument au service de ses besoins. La relation n’est plus rencontre, mais usage. Mais réduire le phénomène à une pathologie individuelle serait réducteur. Comme l’a montré Christopher Lasch avec son analyse de la culture du narcissisme, l’entitlement est aussi un produit social : enfant de la consommation de masse, du marketing de la satisfaction immédiate, du « client roi ». Nous habitons un monde où l’on apprend dès l’enfance que « tout est possible », que l’on peut « devenir qui l’on veut », promesse magnifique mais aussi génératrice d’une attente démesurée face au réel.
Ne confondons pas tout : revendiquer ses droits fondamentaux (à la santé, à la justice, à la dignité) n’est pas de l’entitlement, mais un geste d’émancipation. L’histoire des luttes sociales et politiques est précisément celle de ces proclamations de droits, arrachés au silence et à l’injustice. L’ombre surgit lorsque l’exigence se coupe de la réciprocité. L’entitlement devient alors une faim insatiable, toujours déçue, toujours frustrée. Ce n’est plus « j’ai droit parce que nous avons droit », mais « j’ai droit parce que je suis moi ». Une inversion subtile qui transforme l’idéal démocratique en rivalité infantile. Dans la sphère intime, ce sentiment d’être en droit peut se muer en tyrannie silencieuse : attendre de l’autre qu’il comble nos manques, qu’il lise nos désirs, qu’il se sacrifie sans jamais demander. Dans la sphère sociale, il fragmente le commun. Car si chacun croit « mériter plus », alors la coopération se dissout dans une guerre des ego.
Les cliniciens et philosophes invitent à trois remèdes simples et exigeants : gratitude, humilité, reconnaissance. Trois gestes qui, loin de réduire nos aspirations, nous reconnectent à l’altérité. Reconnaître que rien n’est totalement dû, que chaque don, chaque présence est excédent de grâce, voilà peut-être l’antidote au poison subtil de l’entitlement. Le défi n’est pas d’abolir tout sentiment de droit, mais de retrouver l’équilibre entre le « je » et le « nous ». Comment préserver la puissance du désir tout en accueillant la limite ? Peut-être que l’avenir repose sur cette alchimie fragile : tenir ensemble le langage du droit et celui du don. Entre le j’ai droit et le nous avons à partager, se dessine une voie nouvelle, non celle de l’illusion d’un monde à notre service, mais celle d’un monde à co-créer, patiemment, avec et pour les autres.
Pour une clinique militante du conflit
L’histoire des mouvements sociaux est traversée par une obsession récurrente : celle de la pureté. Être du « bon côté », posséder le discours irréprochable, traquer les moindres écarts, soupçonner les compromis. La pureté militante rassure en offrant des repères clairs et en distinguant les justes des traîtres. Mais cette noblesse apparente devient vite un poison : elle fragmente les collectifs, installe la peur et transforme chaque désaccord en faute morale. Là où il faudrait un espace pour le débat, on érige un tribunal permanent ; là où il faudrait accueillir l’imperfection humaine, on impose des normes mouvante inatteignables. L’isolement, l’épuisement, le dogmatisme et la déshumanisation deviennent alors le prix de cette obsession. La pureté empêche de faire société, car la société se construit avec des êtres imparfaits, traversés de contradictions.
Face à la tentation puriste, il devient nécessaire d’inventer une politique de l’imparfait : accepter que l’incohérence individuelle n’annule pas la participation collective, privilégier le processus plutôt que la perfection immédiate, reconnaître la pluralité des manières de lutter et cultiver la tendresse. Comme le souligne Roland Gori, il s’agit de réhabiliter l’hospitalité de la parole, d’accueillir fragilités et erreurs comme autant de parts du commun. Plutôt que la pureté, il faudrait instaurer une véritable clinique du militantisme : accompagner les luttes comme on accompagne des corps vivants, observer les symptômes, apaiser les tensions et accueillir les contradictions. Cette clinique politique ne supprime pas le conflit, mais veille à ce qu’il ne devienne pas poison. Elle rappelle que les collectifs sont des lieux habités par des humains et que la santé du politique se mesure à cette humanité assumée.
Appliquer la clinique au politique signifie porter attention aux blessures des collectifs, à leurs souffrances et à leurs excès. Cela passe par l’écoute et la régulation des désaccords, le travail sur les affects pour éviter que la colère ou l’indignation ne se transforment en drames destructeurs, le soin des corps militants pour lutter contre l’épuisement et intégrer repos et joie, et enfin une éthique du conflit qui assume la désaccordabilité sans la laisser dévaster le collectif.
Miguel Benasayag rappelle que vouloir abolir le conflit, c’est abolir le politique lui-même. La démocratie vivante et la praxis militante ne naissent pas du consensus artificiel mais de la confrontation des points de vue, de la tension des désirs, de la friction des mondes. Trop souvent, nos collectifs oscillent entre l’illusion pacificatrice d’une unité parfaite et le drame destructeur où chaque désaccord devient fracture irréparable. Pour Benasayag, le conflit n’est pas une anomalie mais une respiration : la clinique militante doit assurer l’hygiène de ce conflit, transformer l’énergie conflictuelle en moteur d’invention plutôt qu’en guerre intestine, et aménager des conditions où le débordement affectif nourrit le vivant.
Soigner le politique ne signifie pas neutraliser la révolution. Il ne s’agit pas de calmer les colères légitimes ni de diluer les tensions, mais de créer des espaces où elles deviennent fécondes, où l’indignation se transforme en intelligence collective. Comme le rappelle Barbara Stiegler, la santé politique ne se réduit pas à l’absence de crise, elle consiste à habiter les conflits, à les traverser sans se détruire. La gauche a besoin d’une véritable écologie des affects, capable de distinguer l’urgence du durable, le drame du tragique, l’éclat de la persistance. Cette écologie demande soin des mots, des relations et des désaccords.
Trois pistes peuvent guider cette révolution soignée : renouer avec la patience stratégique, accepter que le temps long est une arme et que les victoires se construisent dans la durée ; développer la culture du récit, opposer aux drames passagers une dramaturgie politique qui offre un horizon commun ; et enfin penser la révolution comme une pratique incarnée, attentive au soin du vivant, des communautés et de la mémoire.
Cette clinique politique s’inscrit dans un héritage théorique et pratique riche. Michel Foucault nous rappelle que la clinique est une forme de savoir enracinée dans le vécu. Roland Gori insiste sur la parole collective comme outil de soin et de relance politique. Ivan Illich alerte sur les institutions contre-productives : le soin militant doit rester convivial et humain. Les expériences de justice restaurative et de médiation communautaire offrent des outils pour transformer les conflits en apprentissages collectifs.
Conclusion : soigner pour durer
Sans soin, les luttes s’épuisent. Avec une clinique militante et politique, il devient possible d’imaginer un militantisme durable, où la puissance de transformation ne se laisse pas consumer par ses propres blessures.
Une révolution qui refuse le conflit devient autoritaire. Une révolution qui s’y perd devient stérile. Entre les deux, la clinique militante offre un chemin : accueillir le conflit comme source de vitalité, mais l’accompagner pour qu’il ne dévore pas ses propres enfants. Ainsi, loin d’un hôpital qui chercherait à pacifier, cette clinique serait une maison du vivant politique, un lieu où les collectifs apprennent à respirer ensemble dans le tumulte. Soigner le politique, ce n’est pas le neutraliser, c’est lui donner les moyens de persister dans le temps, de s’ouvrir au vivant et aux autres, de devenir non pas un champ de bataille sans fin, mais une communauté de résistance sensible.
La gauche contemporaine gagnerait à inventer une véritable clinique du politique. Une pratique qui observe les symptômes sans se laisser piéger par eux, qui soigne les blessures sans anesthésier les désirs. La révolution n’a pas besoin d’être hystérisée, mais soignée. Non pas comme un patient fragile, mais comme une œuvre vivante, faite de chair, de souffle et de songes. Soigner la révolution, c’est lui donner la force de durer, la grâce de relier, et la poésie d’inventer un autre monde.