Le militantisme contemporain, en particulier dans les milieux progressistes, se trouve souvent épuisé par ses propres contradictions. Fatigue, burn-out, conflits internes, drames relationnels, querelles idéologiques : autant de symptômes qui fragilisent les collectifs. La puissance politique se dissipe dans l’usure, l’affectation permanente et la répétition des fractures.
La gauche contemporaine ressemble parfois à un organisme hypersensible. Sa peau est fine, ses nerfs à vif. Chaque controverse, chaque maladresse, chaque conflit interne devient une plaie ouverte qui détourne l’énergie de la lutte. Les réseaux sociaux, amplificateurs de passions, transforment le moindre désaccord en drame public, où l’indignation remplace l’organisation. La révolution, qui devrait être une force créatrice et patiente, se voit réduite à une suite d’éclats émotionnels. Or une révolution malade de ses nerfs n’a pas la force de durer. Elle se consume dans ses propres flammes, sans jamais éclairer le chemin collectif. C’est ici que la métaphore clinique nous éclaire : la gauche a besoin d’un soin, non pas pour calmer son ardeur, mais pour transformer sa fragilité affective en puissance de lien.
Le drame politique agit comme une dépendance. Il procure l’ivresse du moment, l’impression d’agir, de réagir, de défendre l’essentiel. Mais à force de s’y complaire, on s’éloigne de l’action concrète, des stratégies lentes et patientes. Cette logique dramatique, proche d’un théâtre de l’affect, met en scène les fractures plutôt qu’elle ne les répare. Elle confond visibilité et efficacité, dénonciation et transformation. Le philosophe Miguel Abensour nous rappelait que la démocratie est « l’institution de l’instituant » : elle se fonde sur une énergie qui réinvente sans cesse ses formes. Mais pour que cette énergie ne se perde pas en convulsions, il faut des médiations, des récits, des soins.
La tentation de la pureté
L’histoire des mouvements sociaux est traversée par une obsession récurrente : celle de la pureté. Être du « bon côté », posséder le discours irréprochable, traquer les moindres écarts, soupçonner les compromis. La pureté militante rassure : elle offre des repères clairs, distingue les justes des traîtres, protège de la contamination de l’adversaire. Mais cette pureté, en apparence noble, devient vite un poison. Elle fragmente les collectifs, installe la peur dans les rangs, transforme chaque désaccord en faute morale. Là où il faudrait un espace pour le débat, on instaure un tribunal permanent. Là où il faudrait accueillir l’imperfection humaine, on érige des normes inatteignables.
Les ravages de la pureté
- Isolement : un mouvement obsédé par sa propre intégrité finit par se couper de ceux qu’il prétend rallier.
- Épuisement : l’énergie militante se perd dans la surveillance interne, au détriment de l’action concrète.
- Dogmatisme : au lieu d’ouvrir des possibles, la pureté ferme, rigidifie, interdit la nuance.
- Déshumanisation : l’individu n’est plus reconnu dans sa complexité, mais réduit à ses fautes, ses maladresses, ses manques.
On ne fait pas société avec des êtres « purs », mais avec des êtres imparfaits, traversés de contradictions. Contre la tentation puriste, il est nécessaire d’inventer une politique de l’imparfait. Cela suppose : d’accepter la contradiction : un individu peut agir de manière incohérente, sans que cela annule sa participation à la lutte. Privilégier le processus : ce qui compte n’est pas la pureté immédiate, mais la dynamique de transformation collective. Reconnaître la pluralité : il existe plusieurs manières de lutter, d’exister, d’avancer. Aucune ne détient à elle seule la légitimité. Cultiver la tendresse : comme le dit Roland Gori, il nous faut réhabiliter l’hospitalité de la parole, accueillir les fragilités, les erreurs, comme autant de parts du commun.
Plutôt que la pureté, il faudrait une clinique du militantisme : une manière d’accompagner les luttes comme on accompagne des corps vivants. Observer leurs symptômes, apaiser leurs tensions, accueillir leurs contradictions. La clinique politique ne supprime pas le conflit, mais elle empêche qu’il ne devienne poison. Elle rappelle que les collectifs sont des lieux habités par des humains, et que la santé du politique se joue dans cette humanité assumée.
Soigner les relations et l’action politique.
La clinique, dans son sens premier, désigne l’art d’observer et de soigner au plus près des corps, des situations singulières, des symptômes concrets. Appliquée au champ politique, elle signifie une attention aux blessures des collectifs, à leurs souffrances, à leurs excès.
Une telle clinique serait :
- Un espace d’écoute et de régulation : permettre que les désaccords et les tensions trouvent une forme de médiation, sans se cristalliser en fractures irrémédiables.
- Un travail sur les affects : reconnaître l’importance des émotions dans la lutte (colère, indignation, peur, espoir), mais éviter qu’elles ne se transforment en drames destructeurs.
- Un soin des corps militants : lutter contre l’épuisement, penser la lutte comme un rythme soutenable, intégrer le repos et la joie dans l’action politique.
- Une éthique du conflit : assumer que le politique ne peut exister sans désaccord, mais inventer des manières de le traverser qui renforcent plutôt qu’elles ne détruisent.
Pour une clinique militante du conflit :
Miguel Benasayag nous l’a souvent rappelé : vouloir abolir le conflit, c’est abolir le politique lui-même. La démocratie vivante, la praxis militante, ne naissent pas d’un consensus artificiel, mais de la confrontation des points de vue, de la tension des désirs, de la friction des mondes. Or nos collectifs militants, trop souvent, oscillent entre deux excès :
- l’illusion pacificatrice qui rêve d’une unité parfaite, mais écrase les divergences ;
- le drame destructeur où chaque désaccord devient une fracture irrémédiable.
Chez Benasayag, le conflit n’est pas une anomalie, mais une respiration. La clinique militante aurait alors pour mission d’assurer l’hygiène de ce conflit : lui donner des qui évitent la crispation narcissique ; rappeler que le conflit n’oppose pas des « ennemis » mais des partenaires d’une même histoire commune ; transformer l’énergie conflictuelle en moteur d’invention, au lieu de la laisser se perdre en guerres intestines. Dans ce sens, la clinique militante rejoint l’idée d’une écologie des affects : ne pas éradiquer ce qui déborde, mais aménager des conditions pour que ce débordement nourrisse le vivant. Les collectifs deviennent des organismes vivants, traversés de tensions qu’il faut soigner plutôt qu’ignorer. Le conflit devient un milieu fertile, non pas un accident. Le soin devient une pratique politique, et non un supplément psychologique. Face à cela, il est temps de repenser le soin dans le cadre politique :
- Soigner, c’est écouter : entendre ce que le conflit révèle au lieu de le réduire à un « problème » à résoudre.
- Soigner, c’est soutenir : donner aux collectifs des outils pour traverser le désaccord, sans sombrer dans l’explosion ou l’implosion.
- Soigner, c’est ritualiser : inventer des espaces où les tensions peuvent s’exprimer sans se confondre avec des drames personnels.
Soigner la révolution ne signifie pas la neutraliser. Il ne s’agit pas de calmer les colères légitimes ni de diluer les conflits. Au contraire, il s’agit de créer des espaces où ces tensions peuvent devenir fécondes, des lieux où l’indignation se transforme en intelligence collective. Comme le rappelle Barbara Stiegler, la santé politique n’est pas une simple absence de crise, mais une capacité à habiter les conflits, à les traverser sans se détruire. La gauche a besoin d’une écologie des affects : apprendre à distinguer l’urgence du durable, le drame du tragique, l’éclat de la persistance. Une telle écologie demande du soin, soin des mots, soin des relations, soin des désaccords.
Trois pistes se dessinent pour une révolution soignée :
- La patience stratégique : renouer avec l’idée que le temps long est une arme. Les victoires se construisent dans la durée, dans l’organisation, dans la lente éducation populaire.
- La culture du récit : opposer aux drames passagers une dramaturgie politique plus vaste. Les contes, les utopies concrètes, les visions alternatives peuvent donner un horizon commun qui dépasse les querelles.
- Le soin des corps et des liens : penser la révolution comme une pratique incarnée. Ce n’est pas seulement une lutte contre, mais aussi un soin pour : soin du vivant, soin des communautés, soin de la mémoire.
Inspirations théoriques et pratiques
Cette clinique politique s’inscrit dans plusieurs héritages :
- Michel Foucault nous rappelle que la clinique n’est pas seulement médicale, mais une forme de savoir ancré dans les pratiques. Une clinique politique serait donc une connaissance par le vécu militant, attentive aux micro-pouvoirs et aux modes de subjectivation.
- Roland Gori insiste sur la nécessité de réhabiliter la parole, contre la gestion technocratique du vivant. Dans une clinique militante, la parole collective devient outil de soin et de relance du politique.
- Ivan Illich nous alerte sur les institutions qui deviennent contre-productives. Le soin militant ne doit pas être bureaucratisé, mais rester une pratique conviviale, à échelle humaine.
- Les expériences de justice restaurative ou de médiation communautaire offrent des outils concrets pour transformer les conflits en apprentissages collectifs.
Conclusion : soigner pour durer
Sans soin, les luttes s’épuisent. Avec une clinique militante et politique, il devient possible d’imaginer un militantisme durable, où la puissance de transformation ne se laisse pas consumer par ses propres blessures.
Une révolution qui refuse le conflit devient autoritaire. Une révolution qui s’y perd devient stérile. Entre les deux, la clinique militante offre un chemin : accueillir le conflit comme source de vitalité, mais l’accompagner pour qu’il ne dévore pas ses propres enfants. Ainsi, loin d’un hôpital qui chercherait à pacifier, cette clinique serait une maison du vivant politique, un lieu où les collectifs apprennent à respirer ensemble dans le tumulte. Soigner le politique, ce n’est pas le neutraliser, c’est lui donner les moyens de persister dans le temps, de s’ouvrir au vivant et aux autres, de devenir non pas un champ de bataille sans fin, mais une communauté de résistance sensible.
La gauche contemporaine gagnerait à inventer une véritable clinique du politique. Une pratique qui observe les symptômes sans se laisser piéger par eux, qui soigne les blessures sans anesthésier les désirs. La révolution n’a pas besoin d’être hystérisée, mais soignée. Non pas comme un patient fragile, mais comme une œuvre vivante, faite de chair, de souffle et de songes. Soigner la révolution, c’est lui donner la force de durer, la grâce de relier, et la poésie d’inventer un autre monde.