179o-199o : les trois vies de l’éducation populaire

Issus de la philosophie des Lumières et de la Révolution française, trois grands courants de pensée : laïque, religieux et révolutionnaire, revendiquent d’avoir été à l’origine du mouvement de l’éducation populaire. Comment s’est développée cette dynamique jusqu’à aujourd’hui ?

 

Curieusement, un des pionniers du courant laïque a été l’abbé Henri Grégoire, sacré bonhomme révolutionnaire qui, en 1794, ouvre le Conservatoire national des arts et métiers à Paris (Dans le prieuré de Saint-Martin-des-Champs (fraîchement nationalisé)) et en installe des antennes dans d’autres villes françaises. Leur vocation  : promouvoir, à partir des travailleurs du peuple, un corps d’ingénieurs ou de cadres pour développer l’industrie et stimuler la création. En 1866, la Ligue de l’enseignement, créée par Jean Macé, journaliste et fils d’ouvrier, défend l’école gratuite, obligatoire et laïque et développe des œuvres post- et périscolaires. Les amicales d’anciens élèves, mutuelles, coopératives se répandent sur le territoire. Parmi elles, 124 universités populaires à l’attention d’un public qui n’a pu bénéficier de l’instruction publique. Le succès de ces initiatives inspire au gouvernement la loi de 1901 sur les associations.

“Ce qui manque à l’ouvrier, c’est la science de son malheur.” (Fernand Pelloutier)

Les grands principes de l’éducation populaire seront énoncés par la Commune de Paris (1871). Ils reposent sur la fin de l’exploitation de l’homme par l’homme et la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Les communards revendiquent l’instauration d’un ministère du Travail, la suppression du travail de nuit, le moratoire sur les loyers, l’enseignement laïque et gratuit, l’apprentissage assuré par les travailleurs, la cantine et les fournitures scolaires gratuites. Sous la Troisième République (1870-1914), on voit naître le droit de grève, le droit syndical, l’école publique laïque et obligatoire, les premières bourses du travail. Et comme il faut “instruire pour révolter”, les ouvriers réclament des bibliothèques dans les entreprises et des cours du soir sur l’économie, la philosophie et l’histoire (En sus de leurs formations au sein de l’entreprise, destinées à augmenter leur productivité.).

“Installer une élite intellectuelle et sociale dans la classe ouvrière.” (Marc Sangnier)

En 1894, Marc Sangnier, intellectuel catholique fervent mais sans pantoufles cléricales, qui se dit “républicain d’extrême-gauche”, crée Le Sillon et prône un christianisme démocratique et social. Ses instituts populaires essaiment sur le territoire (3). Trop à gauche et trop social, il sera condamné par le pape en 1910. Quand on parle du goupillon, le sabre n’est pas loin ; il ne faut pas oublier que l’armée, associée à l’Église, a toujours eu une place de choix dans la formation des jeunes gens. Ses méthodes pédagogiques ont inspiré Baden Powell, qui lance en Angleterre un mouvement novateur par sa pédagogie : le scoutisme se répandra dans le monde. La guerre de 1914-1918 donne un coup d’arrêt à ces élans, mais les initiatives reprennent assez vite après.

Au milieu du 20e siècle,

le boum de l’éducation populaire De 1920 à 1959, stimulée par le gouvernement du Front populaire puis par celui de la Libération, l’éducation populaire se développe. La Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), née en 1925, connaît un essor fulgurant. Les jocistes s’engagent partout où vivent de jeunes travailleurs. Marc Sangnier évolue vers les courants libertaires, se consacre à la cause pacifiste et crée la première auberge de jeunesse en 1929. Les mouvements libertaires sont omniprésents dans les auberges de jeunesse, dans le théâtre d’intervention et sur le terrain des nouvelles pédagogies, type Freinet. Le Théâtre national populaire s’installe au Trocadéro, à Paris. Les premiers ciné-clubs apparaissent, promus par Louis Delluc.

1936 : ” Rien n’est trop beau pour l’ouvrier.” A la faveur du Front populaire, on ouvre des musées, on développe des cours et conférences radiophoniques, le palais de la Découverte montre la science en train de se faire, l’Etat encourage le sport et les activités en plein air. “Nous voulons que l’ouvrier, le paysan et le chômeur trouvent dans le loisir la joie de vivre et le sens de leur dignité.  ” (Léo Lagrange) En 1937 naissent les Centres d’entraînement aux méthodes actives (CEMEA), d’inspiration laïque et libertaire, qui encadrent les loisirs et vacances des enfants

1945 : ” Rendre la culture au peuple et le peuple à la culture.” Né pendant la Résistance, le grand projet pédagogique de Jorge Dumazedier (sociologue) et Bénigno Cacérès, ouvrier, se nommera “Peuple et Culture”. A ses côtés apparaissent les Maisons des jeunes et de la culture (MJC), puis les Francas, la Fédération du théâtre amateur, les Jeunesses musicales de France, les foyers Léo-Lagrange et les foyers ruraux. La loi du 16 mai 1946 permet aux comités d’entreprise de financer des œuvres sociales, culturelles et de loisirs. “Tourisme et Travail” et “Travail et Culture”, proches de la CGT, joueront un rôle actif (Jean Guéhenno sera chargé de la direction de l’Éducation populaire au sein du gouvernement du général de Gaulle.). Les politiques de jeunesse vont se multiplier sous le sigle JEP (Jeunesse et éducation populaire).

Culture cultivée et culture pour le peuple Mais, dès 1959, le fossé se creuse entre la “culture cultivée”, gérée par André Malraux, alors ministre de la Culture, et la “culture pour le peuple”, placée sous la tutelle du ministère de la Jeunesse et des Sports. A partir des années 60, on assiste à des glissements progressifs : après l’Etat, les communes puis les départements commencent à utiliser l’éducation populaire à des fins de régulation sociale et d’insertion. En 1964 naît la Fédération nationale des centres culturels communaux, qui a pour objectif de financer et chapeauter les associations et les activités culturelles en les plaçant sous le contrôle des municipalités. Conjointement, le Parti communiste lance une campagne nationale pour que l’on consacre à la culture 1  % de tous les budgets publics. De son côté, l’Etat crée le premier diplôme d’Etat de conseiller d’éducation populaire (DECEP) (Sous l’égide du ministère de la Jeunesse et des Sports. Il incite aussi les mouvements d’éducation populaire à professionnaliser leurs cadres et à former des animateurs.).

 

De l’éducation populaire à l’animation socioculturelle : territorialisation des emplois A partir de 1971, la manne des crédits pour la formation professionnelle continue  (loi Delors), habilement utilisée par le gouvernement, réoriente progressivement les mouvements d’éducation populaire selon les vues de celui-ci. Les subventions sont remplacées par de généreuses conventions attribuées pour la formation d’un corps d’animateurs socio-éducatifs et culturels professionnels au service des collectivités territoriales. La consigne est de former des animateurs de loisirs, jeunesse, enfance, culture…  Quel est le public visé ? Officiellement, tout le monde. On ne distingue plus les classes sociales. On considère la zone géographique d’influence. Sauf que… les zones géographiques correspondent, plus qu’avant, à des catégories sociales bien spécifiques, avec la construction de grands ensembles d’un côté et, de l’autre, les centres villes qui s’embourgeoisent. Les nouveaux animateurs socio-éducatifs, socioculturels et sociaux tout court sont surtout appelés dans les zones à urbaniser en priorité (ZUP) et les quartiers construits pour les salariés d’entreprises nouvellement implantées. Leurs habitants transplantés n’ont ni famille ni relations là où ils vivent, d’où la nécessité de créer du lien, des lieux de rencontre et des services. Dans ces nouveaux espaces de vie se croisent rapatriés d’Algérie, harkis, Portugais, Maghrébins, puis Africains immigrés et salariés en général, de plus en plus fréquemment déplacés au gré des entreprises. A cela s’ajoutent les effets de l’exode rural et du baby-boom. Les classes moyennes (employés, ouvriers qualifiés, techniciens, cadres intermédiaires) sont demandeuses d’activités culturelles, physiques et artistiques. Dans les zones plus défavorisées, les centres sociaux mettent en place des cours d’alphabétisation, de français, de cuisine et de couture. L’information sur la contraception pour les femmes circule dans les centre de protection maternelle et infantile (PMI) grâce au Planning Familial.

En 1980, le maillage est presque parfait… Mais quand montent le chômage de masse et ses effets pernicieux, particulièrement sur les jeunes, que les violences se multiplient, que le racisme se réveille, il n’y a plus d’avocat pour représenter les victimes. Les institutions d’éducation populaire, occupées par des activités de formation et de loisirs, sont coupées des désordres de la rue. Pendant ce temps, l’influence idéologique du clergé, des syndicats, du Parti communiste — qui ont cimenté, d’une certaine façon la paix sociale — décline, laissant place à un monde désenchanté. Le fossé se creuse entre classes moyennes et populaires. Sur le terreau de ce désarroi, les mouvements nés dans la foulée de 1968 : écologistes, non-violents, libertaires, autogestionnaires, expérimentateurs d’agriculture biologique, de pédagogies nouvelles, féministes… restés marginaux pendant les années 70, prennent de l’ampleur et commencent à se faire entendre. Ceux-ci sont plutôt issus des classes moyennes intellectuelles. En parallèle, une “culture populaire” venue d’ailleurs se développe dans les cités  : break dance, hiphop, rap et slam, graffitis et fresques murales à la bombe. La plupart de ces jeunes n’ont jamais entendu parler d’éducation populaire.

Source : silence Le renouveau de l’Éducation populaire