Barbara Stiegler : penser la démocratie à l’épreuve du néolibéralisme

Philosophe Barbara Stiegler s’est imposée dans le champ intellectuel contemporain par une œuvre originale articulant philosophie politique, histoire des idées et critique du néolibéralisme. Inspirée par Nietzsche, Foucault et Canguilhem, elle développe une lecture critique des fondements biologiques et politiques du néolibéralisme, qu’elle déconstruit à partir de ses origines évolutionnistes. 

Une philosophe dans le sillage de Nietzsche et Foucault

Barbara Stiegler inscrit son travail dans une tradition philosophique marquée par la généalogie des savoirs. Docteure en philosophie, elle a consacré sa thèse à Nietzsche, en explorant la dimension biologique de sa pensée. Ce travail, publié sous le titre Nietzsche et la biologie (2001), montre comment le philosophe allemand, loin d’être un penseur de la décadence, propose une philosophie de la vie fondée sur l’évolution et l’expérimentation.

Cette approche, qui articule étroitement philosophie, biologie et politique, annonce les lignes directrices de sa réflexion ultérieure sur le néolibéralisme. À la suite de Foucault, elle entreprend une généalogie des dispositifs de pouvoir et de savoir contemporains, mais en mettant l’accent sur la manière dont les sciences de la vie ont façonné les rationalités politiques modernes.

 La généalogie du néolibéralisme : adaptation et évolution

Dans « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique (2019), Barbara Stiegler propose une relecture du néolibéralisme à partir de son soubassement biologique. Elle s’intéresse notamment aux travaux de Walter Lippmann, intellectuel américain du début du XXe siècle, souvent méconnu en France, qu’elle identifie comme une figure centrale de l’émergence du néolibéralisme.

L’idée-force de Lippmann, selon Stiegler, est que la démocratie doit être réformée pour s’adapter au monde moderne, perçu comme en perpétuelle mutation. La figure du citoyen souverain et rationnel laisse place à celle d’un individu ignorant, dépassé par la complexité du monde, qu’il faut « éduquer » pour l’adapter au système. Le gouvernement devient alors un processus de régulation permanente fondé sur l’expertise et la biopolitique. L’impératif d’adaptation devient une norme : il ne s’agit plus de transformer le monde pour répondre aux besoins humains, mais de transformer les humains pour qu’ils s’adaptent au monde tel qu’il est, ou tel qu’il évolue.

Le néolibéralisme comme gouvernement des vivants

Ce déplacement est fondamental : il permet à Stiegler de penser le néolibéralisme non seulement comme une idéologie économique, mais comme une forme de gouvernement des vivants, au sens foucaldien. Le néolibéralisme est, selon elle, une politique de la vie, qui mobilise les sciences biologiques pour légitimer des politiques sociales et économiques.

La centralité de la notion d’adaptation révèle une double logique : biologique (héritée de Darwin et de Spencer) et politique (fondée sur l’expertise et la délibération restreinte). Le citoyen n’est plus acteur de la démocratie, mais objet d’un processus d’éducation, de formation et de normalisation. Stiegler dénonce cette confiscation du pouvoir démocratique au profit d’une technocratie qui gouverne au nom du savoir.

La démocratie contre l’adaptation

Face à cette dérive adaptative, Stiegler plaide pour une réinvention de la démocratie. Dans De la démocratie en pandémie (2021), écrit dans le contexte de la crise sanitaire, elle analyse comment l’état d’urgence a renforcé une gouvernance par l’expertise, marginalisant encore davantage le débat démocratique.

Pour elle, la pandémie révèle les logiques profondes du néolibéralisme : gouvernement par les chiffres, injonction à l’adaptation (notamment numérique), dépolitisation du débat. Elle y voit un symptôme de ce qu’elle nomme un « autoritarisme adaptatif », qui met en péril la démocratie au nom de la gestion des crises.

Face à cela, elle appelle à une démocratie véritablement délibérative, où les citoyens seraient à nouveau acteurs des choix collectifs, capables de débattre des finalités et non de se soumettre aux prétendues nécessités. Cette démocratie suppose un investissement dans l’éducation, mais aussi une réappropriation des savoirs par les citoyens eux-mêmes.

Une pensée critique et engagée

Barbara Stiegler n’est pas seulement une théoricienne : elle prend part activement aux débats publics. Engagée dans les luttes pour l’hôpital public et l’université, elle incarne une figure de l’intellectuelle critique, soucieuse de penser les conditions d’une émancipation démocratique.

Son travail, à la croisée de la philosophie, de la biopolitique et de la critique sociale, ouvre des perspectives nouvelles pour comprendre les impasses actuelles du politique. En proposant une relecture du néolibéralisme à partir de ses fondements biologiques et évolutionnistes, elle renouvelle en profondeur la critique contemporaine et offre des outils pour repenser la démocratie dans un monde en crise.

sources  :

  • Stiegler, B. (2001). Nietzsche et la biologie. PUF.

  • Stiegler, B. (2019). « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique. Gallimard.

  • Stiegler, B. (2021). De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation. Gallimard.

  • Lippmann, W. (1937). The Good Society. New Haven: Yale University Press.