Discrétisation et épistémologie du vivant

La discrétisation, entendue comme le processus par lequel un phénomène continu est découpé en unités discrètes, joue un rôle central dans la modélisation scientifique contemporaine, notamment en informatique, en physique et en biologie. Cependant, ce découpage pose des questions fondamentales du point de vue épistémologique. Que perd-on lorsqu’on discrétise ? Quels présupposés accompagnent cette opération ? Dans une perspective critique, Miguel Benasayag propose une pensée du vivant et de la complexité qui met en cause les effets de la discrétisation comme réduction du réel.

 

 

La discrétisation : opération technique ou réduction ontologique ?

La discrétisation permet de rendre intelligibles, manipulables et modélisables des phénomènes complexes. Elle est essentielle, par exemple, dans la numérisation des signaux ou la simulation informatique de processus biologiques. Toutefois, cette opération, souvent perçue comme neutre, n’est pas sans conséquences ontologiques. En découpant le continu, elle impose une grille de lecture du réel qui tend à effacer les dynamiques de transformation, et les zones d’indétermination. Dans cette optique, la discrétisation n’est pas simplement un outil technique : elle participe d’une vision du monde fondée sur la séparation sujet/objet, sur la mesure et la prédictibilité. Elle suppose un monde constitué d’entités isolables, calculables et manipulables, selon une logique de maîtrise.

 

Le paradigme de la maîtrise et la critique de l’objectivation

Pour Miguel Benasayag, la science moderne s’est développée dans un paradigme de la maîtrise, héritier du cartésianisme, qui suppose un sujet séparé de la réalité qu’il observe et manipule. Ce paradigme favorise une approche analytique et déterministe du monde, où la modélisation implique la réduction du réel à ses composantes supposées fondamentales. Dans cette logique, la discrétisation devient un acte d’objectivation : on isole, on segmente, on quantifie, en perdant de vue les dimensions qualitatives, relationnelles et contextuelles du phénomène observé. Or, pour Benasayag, cette objectivation est inapte à saisir la nature du vivant, qui ne se réduit ni à des états discrets ni à des lois universelles applicables hors contexte.

Dans Le cerveau augmenté, l’homme diminué ou La singularité du vivant, Benasayag insiste sur le fait que le vivant ne peut être réduit à un simple système d’informations. Le vivant est un processus singulier, irréductible à une somme de données. Il s’inscrit dans une temporalité épaisse, marquée par la contingence, l’histoire, les interactions multiples, l’incomplétude. Ainsi, la discrétisation, lorsqu’elle prétend tout modéliser, rate l’essentiel : elle escamote l’événement, la rencontre, la nouveauté, l’émergence. Ce qui importe, dans la pensée de Benasayag, ce n’est pas l’état discret d’un organisme à un instant donné, mais le devenir de cet organisme dans son milieu, dans son histoire propre, dans la complexité relationnelle qui le constitue.

 

Épistémologie de la complexité et savoir situé

Benasayag plaide pour une épistémologie située, incarnée, où le savoir est toujours ancré dans un contexte, dans une pratique, dans une relation. Cela implique de reconnaître les limites de toute modélisation discrète. Il ne s’agit pas de rejeter les outils mathématiques ou informatiques, mais de rappeler que le modèle n’est pas le réel. L’épistémologie que propose Benasayag rejoint ici celle d’Edgar Morin : une pensée de la complexité, du tissu relationnel, de l’incertitude féconde. Dans ce cadre, la discrétisation est perçue comme un moment partiel, toujours à resituer dans un ensemble plus vaste, plus mouvant, plus riche que ce que la découpe laisse paraître.

La montée en puissance de l’intelligence artificielle et de la numérisation renforce aujourd’hui la tentation de tout discrétiser, de tout réduire à des bits, des unités d’information, des protocoles. Miguel Benasayag alerte contre cette tendance : elle conduit à une technolâtrie qui nie les singularités, les subjectivités, les histoires. Résister à cette tentation, c’est défendre une ontologie du vivant, où les ruptures, les mutations, les zones d’ombre ont toute leur place. C’est aussi refuser l’idée qu’on pourrait tout savoir, tout simuler, tout prévoir. La pensée de Benasayag réintroduit ainsi l’imprévisible, le chaotique, le non-maîtrisable comme constitutifs du réel, et donc aussi du savoir.

 

 

Conclusion

La discrétisation, bien que centrale dans les pratiques scientifiques contemporaines, ne saurait être pensée comme un acte neutre. Elle s’inscrit dans un cadre épistémologique et ontologique que Miguel Benasayag invite à interroger. Face à la réduction des phénomènes vivants à des données, sa pensée propose une réhabilitation du complexe, du singulier et du situé. Il ne s’agit pas de rejeter la discrétisation en bloc, mais de la remettre à sa juste place : un outil parmi d’autres, utile mais fondamentalement limité, lorsqu’il s’agit de penser le vivant, l’humain, le monde.

 

Sources : les travaux de Miguel Bensayag dans ses ouvrages et son séminaire comprendre et agir dans la complexité