Ein Sof : L’infini voilé de la Kabbale

Dans les arcanes mystiques de la Kabbale juive, au cœur d’un langage tissé d’ombres, de lumière et de silence, gît un concept aussi fascinant qu’insaisissable : Ein Sof, littéralement « sans fin ». Il ne s’agit pas d’un dieu barbu perché dans les cieux, ni d’un principe ordonnateur identifiable ; Ein Sof est l’absolu qui échappe à toute définition, l’infini sans contours, l’origine qui précède même l’idée d’origine. Ein Sof ne désigne pas ce que Dieu fait, mais ce qu’il est en amont de toute manifestation. C’est une idée-limite, un seuil métaphysique que l’esprit n’effleure qu’en se défaisant de lui-même.

 

 

Un Dieu sans visage : le mystère de l’Être pur

Contrairement aux traditions philosophiques qui définissent Dieu par des attributs (omnipotence, bonté, intelligence), la Kabbale introduit Ein Sof comme une déconstruction radicale de la nomination divine. Dieu, dans son essence première, est indicible. Il n’a ni volonté, ni forme, ni intention. Comme le souligne Gershom Scholem, père fondateur des études kabbalistiques modernes, Ein Sof n’est pas une personne mais une présence pure, un infini au-delà de l’être. C’est pourquoi la Kabbale procède souvent par voie apophatique (via negativa) : on ne dit pas ce que Dieu est, mais ce qu’il n’est pas. C’est une théologie du silence et de l’effacement, une métaphysique qui invite à se perdre pour trouver.

La question qui obsède les kabbalistes est alors la suivante : comment, à partir de l’infini absolu, naît le monde fini ? Le passage de Ein Sof au cosmos implique un mouvement que la Kabbale nomme Tsimtsoum, un retrait divin. Selon la tradition lourianique (XVIe siècle), Ein Sof, pour permettre l’émergence du monde, se retire de lui-même. Ce retrait n’est pas absence mais repli, une contraction par laquelle l’infini se creuse pour faire place à l’altérité. Ainsi naît un espace paradoxal où le divin se voile pour que l’être advienne. Puis vient l’émanation (Sefirot), série de dix attributs par lesquels la lumière de Ein Sof se manifeste graduellement. Les Sefirot, comme des miroirs ou des voiles, révèlent et dissimulent à la fois le visage de l’infini. Elles forment un arbre de vie, reflet éclaté de l’unité originelle.

 

Ein Sof et la théologie apophatique : le Dieu sans nom

Dans la Kabbale, Ein Sof est cet infini au-delà de l’être, dépouillé de tout attribut. Il est l’obscurité plus lumineuse que toute lumière. De même, dans la tradition chrétienne, Denys l’Aréopagite développe une théologie négative, dans laquelle Dieu est dit au-delà de l’être : « Il est au-delà de toute affirmation et de toute négation. » Cette vision est reprise par Maître Eckhart, pour qui Dieu en son essence est un « désert sans chemin ». Les kabbalistes, comme les mystiques chrétiens, affirment que pour connaître Dieu, il faut désapprendre. Il faut mourir à l’image, à la volonté propre, au moi. Le chemin vers l’Ein Sof ou vers le Deus absconditus (Dieu caché) passe par l’anéantissement du sujet.

Un autre point de convergence frappant entre les deux mystiques est l’idée que Dieu se retire pour laisser place à l’autre. Dans la Kabbale, Ein Sof se contracte pour créer un espace où le monde peut émerger. Cette contraction est un acte d’amour, de vulnérabilité, un désistement de l’absolu.

Dans la mystique chrétienne, notamment chez saint Paul (Philippiens 2, 6-8), Dieu s’abaisse en Christ par un acte de kénose ( « il se vide ») : « Il s’est vidé lui-même, prenant condition d’esclave… » Cette kénose n’est pas une faiblesse, mais une puissance de dépouillement. Le Dieu chrétien, à l’image du Ein Sof, ne s’impose pas : il s’efface pour que l’amour advienne. Chez Jean de la Croix, cette idée se traduit dans la Nuit obscure, où Dieu se dérobe pour que l’âme apprenne à aimer sans récompense.

Dans les deux traditions, l’union à Dieu se fait au-delà du concept, dans une expérience de dissolution du moi. Pour les kabbalistes, l’âme qui atteint Ein Sof devient une flamme rejoignant le feu, une annihilation extatique. Chez Maître Eckhart, on retrouve cette même idée d’absorption dans la Déité (Gottheit), au-delà même de « Dieu » (Gott) : « Tant que tu vois Dieu comme Dieu et toi-même comme créature, tu n’as pas encore connu l’union. » Et chez Thérèse d’Avila, l’extase mystique est décrite comme un évanouissement dans l’Amour, une perte de soi qui est en vérité un retour à soi-même en Dieu. Ainsi, l’union mystique est un embrasement réciproque, où l’âme devient ce qu’elle contemple.

 

Vers une mystique de l’infini : au-delà des dogmes

Ce dialogue entre Ein Sof et la mystique chrétienne ne se fait pas au niveau des dogmes ou des confessions, mais à celui du cœur brûlant. Il dit quelque chose d’universel : le divin se donne en se retirant, il attire en se voilant, il se laisse aimer en demeurant inconnaissable. Dans une époque dominée par l’immédiateté, le contrôle, la saturation d’images, ces mystiques invitent à une ascèse du regard, une spiritualité de l’invisible. Elles nous rappellent que l’essentiel est souvent ce qui échappe, que la vérité se cherche dans l’obscur.

Ein Sof est l’antidote au dogmatisme, un rappel que le divin ne se laisse jamais réduire à des formules. Il est ce trop plein d’être qui se donne dans le retrait, ce feu qui brûle sans se montrer. Il incarne une vision radicalement non anthropomorphique de Dieu, où le sacré se tient dans l’absence, le silence, l’évanescence. Ein Sof, ce nom du sans-nom, trouve un frère de silence dans le Dieu d’Eckhart, de Denys ou de Jean de la Croix. Deux traditions, deux langues, mais un même élan : aimer ce qui ne peut être saisi, se livrer à un mystère qui ne se livre qu’en se dérobant. À l’heure où les religions peinent à se comprendre, ces voix mystiques tracent un chemin d’unité par le creux. Ce n’est pas l’uniformité des croyances, mais l’unisson des vertiges. Car si Dieu est sans fin, peut-être faut-il l’aimer à la manière de l’Infini : dans l’abandon, le souffle et le feu.

 

 

Sources :

  • Gershom Scholem, Les grands courants de la mystique juive, Payot.
  • Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient.
  • Maître Eckhart, Sermons allemands (trad. É. Zum Brunn).
  • Jean de la Croix, La Nuit obscure ; Le Cantique spirituel.
  • Denys l’Aréopagite, Les Noms divins et La Théologie mystique.
  • Zohar (Le Livre de la Splendeur), traduction française par Jean de Pauly.