Eva Illouz : une sociologie critique des émotions et de la modernité affective

Sociologue, Eva Illouz s’est imposée comme une figure majeure de la sociologie critique contemporaine. Ses travaux interrogent les liens entre émotions, capitalisme, culture et individualité à travers une approche interdisciplinaire mêlant sociologie, psychanalyse, études culturelles et histoire des idées. 

L’œuvre d’Eva Illouz s’inscrit dans une tradition critique qui prolonge les analyses de Max Weber, Theodor W. Adorno ou Pierre Bourdieu, tout en renouvelant la sociologie des émotions. Refusant la naturalisation des sentiments, elle en propose une généalogie culturelle, historique et politique. Selon elle, les émotions, loin d’être des phénomènes purement intérieurs ou universels, sont façonnées par des institutions, des discours, et des dispositifs économiques. L’amour, la sexualité, la souffrance psychique sont ainsi des produits historiques, traversés par les rapports de pouvoir et les logiques du capitalisme.

La marchandisation des émotions et la culture du capitalisme affectif

Dans Les sentiments du capitalisme (2006) et Pourquoi l’amour fait mal (2012), Illouz met en lumière la manière dont le capitalisme tardif a investi le champ émotionnel. À travers les industries culturelles (cinéma, littérature, télévision), la thérapie de masse, les plateformes de rencontres, mais aussi les dispositifs managériaux, les émotions deviennent des objets de production, de consommation et de régulation.

Elle décrit un processus de « marchandisation de l’intime » où les affects sont à la fois mobilisés pour renforcer l’efficacité économique (management émotionnel) et pour créer de nouveaux marchés (coaching, psychothérapie, apps de dating). L’amour, autrefois perçu comme hors du champ économique, devient une expérience normée, standardisée, soumise à des critères d’optimisation et de performance.

Rationalisation de l’amour et modernité affective

Inspirée par Weber, Illouz analyse la manière dont l’amour a été « rationalisé » à travers des discours psychologiques et culturels. Dans Les sentiments du capitalisme et Consuming the Romantic Utopia (1997), elle montre comment la culture du capitalisme moderne a transformé la rencontre amoureuse en un processus d’évaluation rationnelle des partenaires, intégrant des critères esthétiques, sociaux et économiques.

Les outils numériques et les plateformes de rencontres (comme Tinder ou Meetic) illustrent cette transformation : la rencontre devient un marché régulé, fondé sur la logique du choix, du calcul et de la comparaison. Le partenaire est perçu comme un bien de consommation potentiellement substituable. Ce phénomène entraîne, selon Illouz, une instabilité émotionnelle et une souffrance affective croissantes dans les relations contemporaines.

 Psychologie, pouvoir et gouvernement de soi

Dans Happycratie (2018, avec Edgar Cabanas), Illouz critique l’hégémonie de la psychologie positive et des discours thérapeutiques dans la société néolibérale. Elle y voit une forme de « gouvernementalité émotionnelle » qui déplace les causes du mal-être vers la responsabilité individuelle, occultant les dimensions sociales et politiques de la souffrance.

La subjectivité contemporaine est ainsi façonnée par des normes de bonheur, d’optimisme et de résilience, qui tendent à individualiser la souffrance et à la dépolitiser. Le mal-être devient un défaut personnel à corriger, plutôt qu’un symptôme d’inégalités structurelles ou d’une organisation sociale pathogène.

Une critique féministe de l’intimité moderne

Illouz adopte également une perspective féministe critique sur les rapports de genre à l’ère moderne. Elle montre que les transformations de l’amour et de la sexualité ont certes offert de nouvelles libertés aux femmes, mais qu’elles ont aussi reconduit des formes d’inégalités. Dans Pourquoi l’amour fait mal, elle décrit comment l’idéologie de l’autonomie affective peut renforcer l’asymétrie entre hommes et femmes, notamment en matière d’engagement, de vulnérabilité et de disponibilité émotionnelle.

L’idéologie de la liberté sexuelle et du choix individuel masque souvent des rapports de domination symbolique, où les femmes continuent d’assumer la charge émotionnelle des relations, tandis que les hommes profitent d’un marché amoureux plus favorable à leurs intérêts.

une sociologie critique pour penser l’intime

La pensée d’Eva Illouz offre un cadre d’analyse puissant pour comprendre les mutations contemporaines de l’intime. En articulant sociologie, critique du capitalisme et études culturelles, elle déconstruit les illusions de naturalité et de spontanéité qui entourent nos émotions. Son œuvre invite à repolitiser les affects, à interroger les normes qui les gouvernent, et à penser les formes d’aliénation affective propres à la modernité néolibérale.

sources : 

  • Illouz, E. Les sentiments du capitalisme
  • Illouz, E. Pourquoi l’amour fait mal

  • Illouz, E. & Cabanas, E. Happycratie : comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies

  • Illouz, E. Les marchandises émotionnelles