Hartmut Rosa, sociologue allemand contemporain, propose une analyse originale de la modernité tardive à travers deux concepts centraux : l’accélération sociale et la résonance. En prolongeant les travaux de la Théorie critique, Rosa identifie dans la dynamique d’accélération un facteur structurel du mal-être moderne. Il propose en retour une ontologie de la résonance, conçue comme une relation au monde permettant de contrer l’aliénation systémique.
Une sociologie de l’accélération : diagnostic de la modernité
La contribution la plus célèbre de Hartmut Rosa à la sociologie contemporaine est sans doute sa théorie de l’accélération sociale, développée notamment dans Aliénation et accélération Rosa y identifie trois types d’accélération interdépendants :
- L’accélération technique, qui désigne l’augmentation de la vitesse des transports, des communications, de la production.
- L’accélération du changement social, c’est-à-dire le raccourcissement des durées de stabilité dans les institutions, les modes de vie, les carrières.
- L’accélération du rythme de vie, qui traduit la nécessité subjective de faire toujours plus dans un temps donné.
Selon Rosa, cette triple accélération est constitutive de la modernité, mais elle engendre aussi une aliénation temporelle : le sujet moderne est perpétuellement en décalage, saturé, privé d’un ancrage stable. Le paradoxe est que l’accélération, censée libérer du temps, conduit à une pénurie chronique de temps.
Aliénation et perte de monde
Cette accélération perpétuelle engendre une forme d’aliénation renouvelée. Rosa reprend et actualise ici les analyses de Karl Marx et des penseurs de l’École de Francfort. Contrairement à une conception réductrice de l’aliénation comme simple dépossession économique, Rosa met en évidence une perte de résonance avec le monde : les individus vivent dans un monde devenu muet, où les relations humaines, les objets, les paysages ne suscitent plus de réponse affective ou existentielle.
Dans cette perspective, l’aliénation est comprise comme incapacité à entrer en relation avec ce qui nous entoure, à se sentir concerné, touché ou transformé par les expériences. Cette thèse s’inscrit dans un renouveau des approches critiques centrées sur la qualité de la relation au monde plutôt que sur les seules structures de domination.
La résonance comme alternative existentielle et politique
C’est dans Résonance. Une sociologie de la relation au monde que Rosa propose son modèle alternatif : la résonance. Ce concept désigne une relation vivante, vibrante et réciproque entre le sujet et le monde. La résonance n’est pas une simple harmonie, mais une dynamique dans laquelle le monde « répond » à l’individu, qui se sent interpellé et transformé.
Rosa identifie plusieurs axes de résonance : la nature, l’art, la religion, l’amour, l’éducation. Il souligne aussi que la résonance ne peut être produite ou contrôlée, ce qui la rend radicalement différente de la logique utilitariste de la modernité. Elle suppose une disponibilité à la rencontre, à l’imprévisible, à la transformation mutuelle.
Ainsi, Rosa propose une ontologie relationnelle, inspirée en partie de Charles Taylor, dans laquelle l’individu n’est pas un sujet autonome et autosuffisant, mais un être constitué dans et par ses relations au monde.
Résonance et critique sociale
La pensée de Rosa s’inscrit dans la tradition critique allemande, en renouvelant ses fondements à partir de la crise existentielle du sujet moderne. La perte de résonance n’est pas seulement une question psychologique, elle est structurellement liée au capitalisme, à la technocratie et à la logique de la croissance permanente. Dans Rendre le monde indisponible (2020), Rosa dénonce l’idéologie de la maîtrise totale du monde, qui transforme toute réalité en ressource disponible, détruisant ainsi les conditions mêmes de la résonance.
Sa critique rejoint ainsi une forme d’écologie existentielle, attentive à la manière dont les structures sociales affectent notre rapport sensible et affectif au monde. Il s’agit, selon Rosa, de repenser les institutions – y compris l’école, le travail, la démocratie – pour favoriser des espaces de résonance plutôt que de rendement.
Conclusion
La pensée de Hartmut Rosa offre une analyse critique puissante de la modernité en articulant les dimensions temporelle, existentielle et politique de l’expérience contemporaine. En conceptualisant l’accélération comme logique fondamentale de la modernité et la résonance comme réponse possible à l’aliénation, Rosa redonne une portée normative à la sociologie. Son projet est à la fois diagnostique et émancipateur : il ne s’agit pas seulement de comprendre pourquoi le monde nous échappe, mais de rouvrir la possibilité d’un monde habitable, vibrant, répondant à notre présence.
Sources :
- Rosa, H. (2013). Aliénation et accélération
- Rosa, H. (2016). Résonance. Une sociologie de la relation au monde.
- Rosa, H. (2020). Rendre le monde indisponible