Islam & Europe au moyen âge

John Tolan, historien américain médiéviste, s’est imposé comme l’un des spécialistes majeurs des relations entre l’Europe chrétienne et le monde musulman au Moyen Âge. À travers ses travaux, il déconstruit l’idée d’un choc permanent entre civilisations, mettant en lumière une histoire complexe faite de conflits, de coexistences, d’échanges intellectuels et de constructions symboliques. Sa démarche s’inscrit dans une historiographie critique de l’altérité et de ses représentations.

 

 

Un historien de la construction de l’altérité

L’altérité, en tant que processus historique et culturel de désignation de l’autre, est au cœur de la réflexion de l’historien John Tolan. Spécialiste du Moyen Âge et des relations entre chrétiens, juifs et musulmans, Tolan explore les dynamiques de représentation, d’interprétation et de catégorisation qui forgent les identités collectives. Son approche, nourrie par les méthodes de l’histoire culturelle, de l’histoire des religions et des études postcoloniales, met en lumière les ressorts idéologiques qui président à la fabrication de l’« autre » dans les discours médiévaux.

Dans Saracens: Islam in the Medieval European Imagination, John Tolan développe une thèse fondamentale : l’image de l’islam dans l’Occident médiéval chrétien n’est pas fondée sur une connaissance objective, mais sur une élaboration symbolique destinée à renforcer l’identité chrétienne. Le « sarrasin » n’est pas seulement un ennemi politique ou militaire, mais une figure mythifiée, construite à partir d’amalgames, de projections et de fantasmes. Mahomet y est souvent décrit comme un faux prophète, un idolâtre, voire un démon. Ces représentations relèvent moins d’un effort de compréhension que d’un besoin de créer une altérité radicale, moralement inférieure, pour légitimer la suprématie chrétienne. Dans Faces of Muhammad, Tolan poursuit cette exploration en montrant comment les représentations de Mahomet ont évolué dans l’histoire européenne, depuis les chroniques médiévales jusqu’aux Lumières. Il met en évidence la plasticité de cette figure : Mahomet y devient tantôt l’antéchrist, tantôt un philosophe éclairé selon les contextes et les intentions idéologiques. Cette diversité démontre que l’altérité n’est jamais fixe ; elle est le produit d’un regard situé historiquement. En ce sens, l’image de l’autre parle toujours davantage de celui qui la produit que de celui qu’elle prétend décrire.

Pour Tolan, la construction de l’altérité est indissociable de la fabrication de l’identité. Dans ses travaux sur les minorités religieuses (projet RELMIN dirigé par Tolan entre 2010 et 2015), il montre comment le droit, les récits et les pratiques sociales contribuent à définir des frontières symboliques. Le musulman ou le juif n’est pas seulement exclu, il est aussi intégré dans un système de relations différenciées, tantôt toléré, tantôt marginalisé, mais toujours encadré par des normes sociales et politiques. Cette inclusion différentielle témoigne d’une altérité internalisée, structurante pour la société majoritaire.

 

Vers une histoire plurielle et décentrée

L’un des objectifs constants de Tolan est de déconstruire le récit d’une Europe chrétienne unifiée et isolée, opposée à un islam étranger et menaçant. Il montre au contraire que l’Europe médiévale fut un espace de rencontres multiples, où les échanges avec le monde musulman furent fréquents, durables et féconds. Dans des ouvrages comme Europe and the Islamic World: A History (coécrit avec Gilles Veinstein et Henry Laurens), il met en lumière la réciprocité des influences, aussi bien artistiques que scientifiques, et la circulation transméditerranéenne des savoirs, des textes et des pratiques. Ce regard décentré implique aussi de prendre au sérieux les sources non latines : textes arabes, hébreux, juridiques ou littéraires qui témoignent de points de vue autres, souvent absents du récit historique dominant.

Dans le cadre du projet RELMIN, il explore les statuts juridiques des minorités religieuses en Europe et en Méditerranée (Ve-XVe siècles). Cette recherche collective vise à comprendre comment les sociétés chrétiennes, musulmanes et juives ont organisé la coexistence religieuse à travers des dispositifs légaux complexes, allant de la tolérance pragmatique à l’exclusion réglementée. Loin d’une histoire du conflit pur, cette approche met en avant les mécanismes historiques de la pluralité, y compris dans des contextes de domination. Tolan insiste sur le fait que cette pluralité n’est pas l’exception mais la norme : les sociétés médiévales, en particulier dans des régions comme l’Espagne d’Al-Andalus ou la Sicile normande, étaient marquées par une coprésence de groupes religieux et culturels, parfois conflictuelle, mais aussi dialogique.

 

Une histoire connectée et partagée

Tolan s’inscrit dans le courant de l’histoire connectée, qui cherche à comprendre les dynamiques globales sans réduire l’autre à un simple facteur exogène. Plutôt que d’écrire l’histoire de l’Europe face à l’islam, il écrit l’histoire de leurs interactions, mettant en évidence la porosité des frontières religieuses et politiques. Ce faisant, il bouscule l’idée de civilisations closes, et montre comment les identités se constituent toujours dans un jeu d’influences croisées, de rejets et d’appropriations. Cette perspective partagée implique aussi de restituer la voix des vaincus, des minoritaires, des marginaux, et de reconnaître que l’histoire n’est jamais univoque. L’archive est elle-même traversée par des asymétries de pouvoir que l’historien doit interroger.

Le projet de Tolan est aussi éthique et politique : face aux crispations identitaires contemporaines, il rappelle que l’Europe ne s’est pas construite contre l’islam ou le judaïsme, mais avec eux, dans une histoire commune tissée de conflits, certes, mais aussi d’interdépendances. Il plaide pour une mémoire inclusive, capable de donner sa place à la diversité dans le récit européen, et de lutter contre les discours essentialisants.

 

Héritage et actualité de sa pensée

L’œuvre de Tolan a une résonance contemporaine forte. À l’heure où les identités religieuses sont souvent essentialisées dans les débats publics, il rappelle que ces identités ont toujours été mouvantes, et que leur altérisation a souvent servi des fins de domination politique et culturelle. En révélant les mécanismes historiques de ces constructions, il invite à une lecture critique des récits d’exclusion et à une réappropriation plus nuancée de la mémoire européenne.

 

 

Conclusion

John Tolan construit une historiographie exigeante et courageuse, qui refuse les simplifications idéologiques. En redonnant toute leur épaisseur aux relations interculturelles du Moyen Âge, il réhabilite une vision pluraliste, connectée et décentrée de l’histoire. Son travail est une invitation à regarder autrement notre passé, pour mieux comprendre la richesse des héritages que nous partageons, et les responsabilités que cela implique pour l’avenir. John Tolan invite à penser le Moyen Âge non comme une époque d’obscurantisme ou de conflits figés entre blocs religieux, mais comme un moment de rencontre, d’hostilité et de fécondation intellectuelle. Son œuvre a une portée contemporaine importante : en rappelant que les identités se construisent toujours en relation avec l’autre, il participe à une réflexion plus large sur le vivre-ensemble, la tolérance et la mémoire collective des différences.

John Tolan s’inscrit dans une tradition historiographique qui interroge les récits dominants et déconstruit les représentations figées de l’autre. Par son analyse fine des textes et des contextes, il montre que l’altérité est moins une réalité qu’un dispositif symbolique, souvent au service d’un projet idéologique. Son travail nous aide à comprendre non seulement le passé, mais aussi les logiques actuelles d’exclusion et de stigmatisation.