La fabrique de l’ignorance : ou la force du doute comme source d’ignorance

Pour Habermas, la discussion entre acteurs nécessite trois éléments : exposer des arguments rationnels, reconnaître la rationalité de son interlocuteur et partager un monde commun. Cependant, les acteurs qui discutent de sujets délicats cherchent à nier la prétention à la rationalité de leurs interlocuteurs en utilisant des communications basées sur la propagation du doute, la division et les stratégies de renversement de lecture.

 

L’historien des sciences Robert Proctor a pu parler d’agnotologie, comprise comme « production culturelle de l’ignorance ». Formalisée dans les années 2000, l’agnotologie s’est transformée en un domaine d’études en constante évolution sur la production de l’ignorance. Plusieurs recherches mettent en lumière la façon dont différents acteurs (États, entreprises industrielles…) défendent leurs intérêts et orientent les politiques publiques en contrôlant la production et la circulation des connaissances scientifiques, voire en suscitant le doute (f. Naomi Oreskes, Erik Conway, Merchants of Doubt, New York, Bloomsbury, 2010.) sur les répercussions sanitaires et environnementales de leurs produits. Comme l’affirme très clairement le philosophe Mathias Girel « à côté de la recherche qui accroît notre savoir existe une autre recherche qui s’attelle à saper les savoirs existants et n’est menée que pour créer le doute, une science construite uniquement pour rassurer et retarder l’action des instances réglementaires ».

(voir ici un article sur le lien entre doute et manipulation au travers du nihilisme)

 

quatre questions que pose l’agnotologie :

  • En premier lieu, puisqu’il s’agit d’ignorance, comment expliquer ce que nous ignorons? Comment s’affranchir de l’idée selon laquelle l’ignorance serait une page blanche dans le livre du savoir afin de montrer la grande variété de ses aspects?
  • Dans quelles circonstances l’ignorance peut-elle être comprise non seulement comme un état, mais aussi comme un effet, comme quelque chose qui peut être causé? Parmi ces conséquences, quelles sont les conséquences d’une cause, de mécanismes plus ou moins transparents, qui peuvent être associés à une intention?
  • Comment expliquer que les mêmes affirmations, telles que « Il est nécessaire de faire davantage de recherches », « Il existe d’autres causes », « La corrélation n’est pas causalité », puissent dans certains cas favoriser la production de connaissance et dans d’autres la fragiliser? Comment s’affranchir de l’ambiguïté à ce sujet?
  • Finalement, comment accepter ces situations sans recourir à une épistémologie déviante : identifier des intentions, des instrumentalisations, est-ce adhérer à une « logique conspirationniste »? Le choix est difficile, entre une attitude qui remettrait toute l’Histoire et toutes les institutions sous l’influence d’intentions dissimulées et une autre qui exclurait même dans son principe la possibilité d’ententes intéressées.

L’approche agnotologique apparaît immédiatement moins mystérieuse si l’on accepte de placer au centre de l’analyse de la connaissance le processus de l’enquête, par lequel la connaissance est produite, si l’on accepte de considérer nos enquêtes comme des actions, c’est-à-dire comme des choses que nous faisons et qui ne se font pas sans nous.

 

Notons en effet que nos actions peuvent être fructueuses, qu’elles peuvent être infructueuses, qu’elles peuvent être infructueuses de manière continue, qu’elles peuvent être infructueuses sous l’influence d’un tiers.

Il semble que ces quatre points fassent partie intégrante de la grammaire de l’action. Si la première et la deuxième possibilité sont insignifiantes, tous les actes ne s’y exposant pas de la même façon, la troisième ne l’est pas moins, car elle est illustrée aussi bien par nos incapacités, par la méconnaissance d’obstacles structurels que, parfois, par ce que les psychologues qualifient de « conduites d’échec ». La quatrième est tout aussi banale : nos actions peuvent être motivées par un objet, une chose, mais elles peuvent également être motivées par l’action des autres, ce qui peut leur permettre de faciliter ou de contrarier ces dernières.

Il est important de souligner que nous avons la capacité de faire échouer l’action d’autrui, en raison de la nôtre, de manière totalement involontaire

je peux faire échouer un anniversaire-surprise si un mot m’échappe devant la mauvaise personne

ou volontaire ce qui correspondrait ici à des intentions plus sombres.

Il existe donc au moins deux représentations du dernier cas. Pour quelle raison ne serait-ce pas le cas pour cette action spécifique qu’est l’enquête? Les trois figures de l’échec ordinaire, de l’échec persistant et de l’échec induit seraient à prendre en compte dans notre approche de la connaissance, non pas pour restreindre la portée de l’épistémologie, mais au contraire pour l’élargir.

Cependant, une indécision se pose car, dans la multitude de textes sur l’ignorance générée, l’effet est parfois considéré comme une cause, qu’elle soit biologique, structurelle, historique ou politique. Parfois, il est interprété comme l’effet d’une intention, ce qui est très différent et correspond probablement à une explication relevant d’une grammaire particulière. L’expression « production », utilisée par Proctor, est également ambiguë, car elle peut être à la fois un mécanisme aveugle et une stratégie.

C’est de cette incertitude qu’ont émergé de nombreuses incompréhensions, et peut-être des confusions. Dans la première situation, il s’agit de dire qu’un individu ou un groupe pourrait ou aurait pu connaître X, et toute la question est alors de déterminer le statut de cette possibilité, ainsi que les attentes éventuelles de cet individu ou de ce groupe. Dans la deuxième situation, cela signifie qu’un agent, qu’il soit individuel ou collectif, souhaite que X ne soit pas connu d’un autre agent, lui aussi individuel ou collectif, ce qui engendre trois séries de questions de natures très différentes, que nous soulignons simplement ici, en soulignant qu’elles ne sont pas toujours abordées de manière explicite et exhaustive dans la littérature existante :

 

  1. La question de l’objectivation de cette intention

À partir de quand pouvons nous l’attribuer ? Nous sommes parfois conduits à attribuer à autrui une intention, même s’il ne la manifeste pas expressément, même si elle n’a aucune existence écrite ou verbale. Cette attribution est lourde de sens, c’est celle qui peut faire la différence entre un homicide involontaire et un homicide volontaire ou même un assassinat. Cela n’en fait pas pour autant une affaire triviale : attribuer une intention à une personnalité morale, à un État ou à un groupe industriel, peut toujours être contré par l’objection selon laquelle les documents saisis, et qui formulent une telle intention, ne reflètent pas les intentions du groupe ou du collectif, mais sont le fait d’un franc-tireur ou d’une personnalité isolée. Si nous devons écrire l’histoire d’une ignorance produite stratégiquement, prendrons-nous en compte ces intentions implicites ou devrons-nous privilégier les expressions explicites, telles qu’elles peuvent par exemple apparaître dans des « mémos » internes à tel ou tel agent collectif, parfois saisis par la justice ou divulgués par des lanceurs d’alerte ?

  1. La question du succès de cette intention

Une chose est d’attribuer une intention, une autre chose est d’imputer un changement d’aspect de notre situation à cette intention. Je peux réciter des prières vaudoues pour que mon athlète favori l’emporte aux Jeux olympiques, et il peut se trouver qu’il réussisse, mais la conjonction entre une intention de ma part et un effet qui corresponde à cette intention n’en fait pas pour autant un effet de mon intention ; il faut pouvoir reconstituer une chaîne de causalité intentionnelle. Cette question soulève des problèmes métaphysiques redoutables, mais elle est souvent réglée concrètement, de manière acceptable : nous établissons sans cesse, au prix d’enquêtes parfois longues, des responsabilités. Il est significatif que les enquêtes faisant l’hypothèse d’une production intentionnelle d’ignorance et qui engagent donc une forme d’enquête causale relèvent d’un type d’histoire ou de sociologie massivement étayées par des archives ou des données de terrain, nécessaires pour l’administration de la preuve. Quels sont les matériaux minimaux pour faire l’hypothèse d’un succès de ce type d’intention ?

  1. La question de la motivation profonde

Si l’on admet qu’il y ait des stratégies pour produire de l’ignorance, on peut se demander ce qui change quand un individu ou un collectif ne sait pas quelque chose, qu’il pourrait pourtant savoir ou vouloir savoir. Paradoxalement, les tentatives délibérées de production d’ignorance sont un témoignage et une affirmation de la valeur de la connaissance. En effet, elles présupposent que la possession d’une connaissance et la capacité à s’en servir changeraient l’issue des choses, du point de vue de l’intérêt de celui qui cherche à produire de l’ignorance. Cela engage un pari sur l’importance de la connaissance dans des actions collectives, cela engage aussi un pari sur ce que nous faisons à partir de ce que nous savons. Le caractère incontestable des effets prouvés du tabac n’a pas anéanti sa consommation, car cette dernière ne repose pas que sur des facteurs cognitifs, l’addiction jouant un rôle primordial ici. Le consensus des climatologues sur les causes anthropiques du réchauffement climatique n’a pas conduit à cette réforme totale des politiques et des comportements qui devrait en être le corollaire.

 

Selon Marcel Mauss, l’agnotologie est un fait social complet qui combine des dimensions sociales, psychologiques, politiques et économiques. Ces dimensions économiques sont en fait même dominantes, car, par définition, il s’agit bien ici d’un phénomène de production et d’échange de l’ignorance. Il existe donc une proposition de celle-ci, tout comme il existe une demande. Lorsqu’ils évoquent les « marchands de doute », Oreskes et Conway soulignent également cet aspect économique de l’ignorance, confirmant ainsi le rôle de certains intérêts et représentations économiques dans le brouillage de la vérité.

Les interstices des articles scientifiques sont utilisés pour, en les confrontant, mettre en évidence l’absence de toute certitude et retarder l’adoption de mesures contraignantes. Cette théorie a été mise en évidence lors des procès majeurs concernant les cigarettiers américains, en particulier par l’entreprise Brown & Williamson : « Le doute est notre produit car il représente la meilleure façon de s’opposer à tous les faits qui sont présents dans l’esprit du public ». C’est également le moyen de créer une controverse.

La discorde crée des divisions afin de mieux contrôler : on suscite le doute chez l’adversaire, on « retourne » ses membres, on les achète en leur accordant des positions au sein des régulateurs. Selon l’agence de RP américaine MBD, quatre catégories d’opposants ont été identifiées : les radicaux, les opportunistes, les idéalistes et les réalistes. Avec une approche en trois temps : éliminer les radicaux, éduquer les idéalistes pour qu’ils deviennent réalistes, puis s’approcher des réalistes pour qu’ils s’alignent sur le projet des entreprises.

 Le renversement de la perspective consiste à dépeindre les opposants comme radicaux et/ou comme un organisme de lobbying pour lequel le conflit d’intérêts n’est pas loin : les chercheurs auraient intérêt à utiliser l’alarmisme pour financer leurs recherches et obtenir des subventions. Les associations environnementales sont également présentées comme étant à la recherche de dons grâce à un véritable marketing de la peur. Les industriels accusent donc les ONG environnementales d’être les acteurs de la lucrative agriculture biologique en ce qui concerne la question des pesticides. Dans le contexte narratif du climato scepticisme, la victimisation « met en scène des personnalités courageuses et géniales qui se lèvent contre la pensée unique et contre une manipulation politique planétaire. » (Godard, 2012). Dans la rhétorique des lobbys, les opposants aux discours associatifs deviennent des « esprits libres » combattant les nouvelles idéologies…

 

(Pour aller plus loin un article à découvrir : l’information produit-elle de l’impuissance ? )

 

Sources :

 « Science et Territoires de l’ignorance » de Mathias Girel,

Les cinq registres de la communication sur les sujets sensibles (Thierry Libaert, professeur, Université catholique de Louvain, Belgique Francois Allard-Huver, doctorant, CELSA, Université Paris-Sorbonne, France)

Pesticides. Comment ignorer ce que l’on sait, de Jean-Noël Jouzel

 

vidéos à voir en complément : 

 

Ouverture : science et politique