Le christianisme anarchiste est une pensée à la croisée de la théologie et de la philosophie politique, qui rejette toute autorité terrestre au profit d’une obéissance directe à Dieu et aux principes du Christ. Il se fonde sur une lecture radicale des Évangiles, mettant en avant l’amour, la non-violence et la justice sociale, tout en dénonçant les structures de pouvoir et de domination.
Origines et fondements
L’un des fondements majeurs du christianisme anarchiste est sa conception de Dieu comme amour et non-puissance. À l’opposé d’un Dieu autoritaire ou vengeur, le Dieu de Jésus est celui qui s’abaisse, qui se fait serviteur et meurt sur la croix. Cette théologie de la kénose (dépouillement de soi) invite à une lecture libertaire du pouvoir : Dieu ne s’impose pas, mais propose. Cette conception implique une dénonciation de toute forme d’autorité imposée au nom de Dieu : l’institutionnalisation du religieux devient une trahison de l’Évangile. La liberté humaine est donc première, et toute autorité imposée est suspecte. Les Évangiles présentent Jésus comme un contestataire radical de l’ordre établi. Jésus refuse les titres de pouvoir, rejette la violence, renverse les tables des marchands du Temple (Jean 2:13-17) et s’entoure de marginaux. Il incarne une autorité non-hiérarchique, fondée sur le service : « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Matthieu 23:11). Le Sermon sur la montagne (Matthieu 5-7) constitue un texte central. Il appelle à l’amour des ennemis, au refus de la vengeance et à la justice radicale. L’anarchisme chrétien y voit le fondement d’une éthique de la non-violence active, très proche des pratiques de désobéissance civile.
Les premières communautés chrétiennes décrites dans les Actes des Apôtres pratiquent une forme de vie communautaire, sans accumulation de richesse ni autorité imposée : « Ils mettaient tout en commun […] et personne ne disait que ce qu’il possédait lui appartenait en propre » (Actes 4:32). Cette structure, autogérée et fraternelle, a inspiré de nombreux anarchistes chrétiens comme modèle d’organisation non coercitive et solidaire.
Dès le IVe siècle, des chrétiens comme Antoine l’Égyptien ou Évagre le Pontique fuient l’Empire devenu chrétien pour vivre dans le désert. Leur retrait est un refus du pouvoir ecclésial et impérial. Leur spiritualité fondée sur la simplicité, la pauvreté et l’ascèse critique l’institutionnalisation du christianisme. Ils sont souvent considérés comme les premiers anarchistes chrétiens par leur refus de la domination.
Dans Le Royaume de Dieu est en vous, Tolstoy développe une lecture radicale des Évangiles. Il rejette l’État, l’armée, l’Église institutionnelle et prône la non-résistance au mal par la violence. Son anarchisme chrétien inspirera Gandhi, puis les mouvements non violents du XXe siècle. Par la suite, Jacques Ellul, penseur réformé du XXe siècle, a défendu un christianisme libertaire dans une société dominée par la technique et les structures anonymes de pouvoir. Pour lui, le message évangélique est fondamentalement subversif, anti-institutionnel, et incompatible avec tout pouvoir coercitif.
Le refus de l’autoritarisme et de la violence
Dans la tradition anarchiste chrétienne, Jésus est vu comme un opposant aux structures de domination. Son refus d’être fait roi (Jean 6:15), sa critique des autorités religieuses et politiques (Matthieu 23), et son enseignement du service mutuel (« le plus grand parmi vous sera votre serviteur » — Matthieu 23:11) constituent des bases fondamentales pour rejeter toute hiérarchie humaine imposée. L’autorité, pour les anarchistes chrétiens, est toujours marquée par le péché lorsqu’elle cherche à s’imposer de l’extérieur plutôt qu’à se gagner par l’exemple intérieur. La « Royauté de Dieu » que Jésus annonce n’est pas un pouvoir terrestre, mais une réalité spirituelle fondée sur l’amour, incompatible avec les logiques de domination.
L’un des marqueurs essentiels du christianisme anarchiste est le refus absolu de la violence. Fidèles au Sermon sur la montagne (Matthieu 5–7), les anarchistes chrétiens prennent au sérieux l’injonction du Christ : « Aimez vos ennemis » (Matthieu 5:44). Cette éthique radicale de la non-réaction violente est aux antipodes de toute stratégie de conquête ou de domination. Pour les chrétiens anarchistes, elle interdit non seulement la violence physique, mais aussi toute violence structurelle, économique ou symbolique. Pour eux, la violence, même exercée au nom du bien, est une trahison de l’Évangile.
Le refus de la violence ne signifie pas passivité. Le christianisme anarchiste valorise une résistance active, mais non violente, face à l’injustice. La désobéissance civile devient un acte de fidélité à l’Évangile. C’est dans cette lignée que s’inscrit les engagements de Martin Luther King, influencés par Tolstoï et le Sermon sur la montagne. Pour les chrétiens anarchistes, l’amour n’est pas une émotion mais un principe révolutionnaire. Aimer l’autre, c’est refuser de le dominer. C’est renverser la logique du pouvoir par une logique du don, du soin, de la reconnaissance mutuelle. Cette posture radicale transforme les relations sociales et politiques : elle propose une autre manière d’habiter le monde. Léon Tolstoï, notamment dans Le Royaume de Dieu est en vous (1894), souligne que le chrétien ne peut légitimer ni la guerre, ni la peine de mort, ni même les mécanismes violents du pouvoir politique. La non-violence, dans cette perspective, n’est pas passivité mais activité : elle consiste à désarmer la haine par le témoignage de l’amour et de la justice. L’opposition à l’État, vu comme l’organe institutionnalisé de la violence légale, est donc une conséquence directe de l’engagement chrétien.
Une vision communautaire et égalitaire
Le livre des Actes des Apôtres décrit les premiers chrétiens vivant dans un partage total : « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble et avaient tout en commun. Ils vendaient leurs biens et leurs possessions, et ils en partageaient le produit entre tous, selon les besoins de chacun » (Actes 2:44-45). Pour les chrétiens anarchistes, cet épisode n’est pas une utopie primitive mais un appel permanent : la vie communautaire, fondée sur l’égalité et la solidarité, est l’expression sociale du Royaume de Dieu. Elle s’oppose à l’accumulation de richesse, à l’exploitation, et à toute forme d’inégalité sociale. La communauté n’est pas construite sur la contrainte mais sur l’amour librement consenti. Dans la perspective anarchiste chrétienne, l’égalité n’est pas seulement politique ou économique : elle est d’abord spirituelle. Tous les êtres humains sont créés à l’image de Dieu (Genèse 1:27), et cette dignité divine exclut toute hiérarchie arbitraire. Jésus lui-même renverse les structures de pouvoir en affirmant : « Vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères » (Matthieu 23:8). Cette fraternité universelle détruit la distinction entre dominants et dominés, prêtres et laïcs, riches et pauvres.
Pour que l’égalité communautaire soit possible, il est nécessaire de rejeter les structures d’oppression que sont l’État, l’Église hiérarchique et le capitalisme. Léon Tolstoï, dans Le Royaume de Dieu est en vous, affirme que l’État est essentiellement fondé sur la violence, et qu’un chrétien ne peut participer à un système basé sur la coercition. De même, Jacques Ellul critique la manière dont l’Église institutionnelle a trahi l’Évangile en imitant les structures de domination du monde. Le véritable Église, selon lui, est « invisible », tissée de relations d’amour et de liberté, et non d’obéissance imposée. Les institutions humaines tendent naturellement à reproduire les mécanismes d’inégalité : c’est pourquoi le christianisme anarchiste insiste sur la vigilance permanente contre toute forme de pouvoir qui aliène l’homme. Plutôt que de s’en remettre à des lois imposées de l’extérieur, les anarchistes chrétiens prônent l’entraide spontanée. Pour les chrétiens anarchistes, l’entraide n’est pas une simple stratégie sociale, mais un acte d’amour : répondre aux besoins d’autrui, partager sans réserve, guérir les blessures du monde par une solidarité librement consentie. C’est dans ce tissu d’attention mutuelle que peut naître une société vraiment égalitaire. Il ne s’agit pas de rêver à une perfection sociale future, mais de vivre dès maintenant selon les principes du Royaume, dans une fidélité quotidienne. Chaque acte d’entraide, chaque refus de hiérarchie injuste, chaque tentative de vie commune libre est un témoignage que « le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17:21).
Un engagement pratique et spirituel
Loin d’être une simple posture théorique, l’anarchisme chrétien incarne un engagement total, à la fois pratique et spirituel. Inspiré par l’Évangile et profondément critique envers les structures oppressives du pouvoir humain, il appelle à une transformation personnelle aussi bien qu’à une action collective. Au cœur de l’engagement anarchiste chrétien se trouve une fidélité radicale à Jésus-Christ, perçu non comme un souverain, mais comme un serviteur humble et non violent. Suivre le Christ, c’est s’abstenir de toute forme de domination et de coercition : « Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18:36). Pour Tolstoï, le Sermon sur la montagne est le véritable manifeste du christianisme : vivre sans violence, rendre le bien pour le mal, aimer ses ennemis, se désolidariser des institutions basées sur la force. Ainsi, l’anarchisme chrétien ne cherche pas à imposer un ordre nouveau par la révolution armée, mais à témoigner, par la vie même, d’une autre manière d’être humain ensemble : le Royaume de Dieu vécu au quotidien.
L’engagement pratique des anarchistes chrétiens s’exprime dans plusieurs directions complémentaires : La désobéissance non-violente Refusant de participer à des systèmes d’oppression, les anarchistes chrétiens pratiquent la désobéissance civile lorsque les lois humaines contredisent la loi d’amour de Dieu. La désobéissance n’est pas anarchique au sens du chaos : elle est profondément ordonnée à un ordre supérieur, celui de la justice divine. Le travail manuel et la simplicité volontaire Pour de nombreux anarchistes chrétiens, vivre selon l’Évangile implique aussi un mode de vie sobre et travailleur, loin de la logique de consommation et de domination de la nature. M.M.Egger valorise une « révolution verte » : retour à la terre, petites communautés agricoles, autonomie locale. L’engagement pratique est ainsi inséparable d’une critique radicale du capitalisme moderne et de ses effets déshumanisants. Pour Jacques Ellul l’action politique sans conversion intérieure reproduit inévitablement les oppressions qu’elle prétend combattre. D’où l’importance de maintenir l’unité de l’engagement spirituel et pratique.
Les communauté qui vivent le christianisme anarchiste
Le christianisme anarchiste ne forme pas un courant structuré ou homogène, mais plutôt un ensemble de communautés, d’initiatives et de figures qui incarnent une foi chrétienne radicalement non violente, antiautoritaire, communautaire et engagée pour la justice. Voici plusieurs communautés historiques et contemporaines qui peuvent être rattachées, de manière directe ou proche, à la mouvance du christianisme anarchiste :
Le mouvement Quaker (Société religieuse des Amis)
Les Quakers, ou membres de la Société religieuse des Amis, forment un courant religieux chrétien né en Angleterre au XVIIe siècle. Refusant toute hiérarchie ecclésiastique, sacralité extérieure ou dogme imposé, ils ont fondé leur vie spirituelle sur une conviction radicale : la lumière intérieure, présence divine en chaque être humain, est le fondement de la foi et de l’éthique. De cette expérience découle une tradition spirituelle et politique unique, marquée par la non-violence, l’égalité, la simplicité et l’engagement pour la justice. Les Quakers ont profondément influencé les mouvements pacifistes, abolitionnistes, féministes et écologistes modernes. Le culte quaker traditionnel se déroule sans prêtre, ni liturgie, ni musique. Les membres se réunissent en silence, dans une salle nue. Chacun peut, s’il est inspiré par la lumière intérieure, prendre la parole. Ce silence partagé exprime : la recherche de l’écoute intérieure, l’égalité radicale entre les participants, et la présence directe du divin dans l’assemblée. Cette vision rejoint une théologie mystique et universelle, ouverte à d’autres traditions spirituelles tout en restant ancrée dans l’héritage chrétien.
Les Quakers incarnent une forme de spiritualité chrétienne : intérieure mais engagée, mystique mais éthique, silencieuse mais radicalement vivante. Par leur histoire et leur actualité, ils démontrent qu’un christianisme sans dogme, sans autorité hiérarchique, sans violence, est non seulement possible, mais fécond. Ils constituent une source d’inspiration précieuse pour les mouvements spirituels alternatifs, pacifistes, anarchistes et écologistes contemporains.
Les Frères de Jésus (Little Brothers of Jesus)
Fondée au XXe siècle dans l’héritage spirituel de Charles de Foucauld, la communauté des Petits Frères de Jésus (Little Brothers of Jesus) incarne une forme radicale de vie chrétienne fondée sur la simplicité, la présence fraternelle et la prière silencieuse au sein du monde ordinaire. Sans apostolat visible, sans prédication ni évangélisation formelle, ces frères partagent l’existence des plus pauvres, vivant de leur travail manuel, dans les marges et les périphéries. Leur spiritualité, à la fois profondément incarnée et contemplative, s’inscrit dans une tradition chrétienne exigeante, proche de celle des communautés anarchistes chrétiennes.
Les Petits Frères ne veulent pas « faire des choses pour Dieu », mais vivre comme Jésus l’a fait dans sa vie ordinaire : travailler de leurs mains, être présent sans mission apparente, aimer sans condition, dans l’anonymat. Cette spiritualité s’appelle la vie de Nazareth : une sainteté dans le quotidien, dans l’ordinaire, loin de tout prestige religieux. Leur vocation fondamentale est la fraternité universelle : présence gratuite auprès des exclus, des ouvriers, des peuples colonisés, refus du prosélytisme, et ouverture à d’autres cultures et religions. Ils vivent parfois dans des pays musulmans, bouddhistes ou athées, partageant les luttes et les joies des autres, dans une écoute radicale et humble.
Les Petits Frères de Jésus incarnent une forme radicale et silencieuse de l’Évangile. Sans discours, sans hiérarchie, sans ambition, ils vivent une vie de proximité avec les pauvres, de prière cachée et de fraternité universelle. Leur existence, discrète mais lumineuse, est un contre-pouvoir spirituel dans un monde dominé par la technique, la compétition et la violence. À leur manière, ils rappellent que la révolution chrétienne commence par le regard, la main tendue, le pain partagé, et la prière dans le silence.
Les communautés de base en Amérique latine
Les Communautés Ecclésiales de Base (CEBs) sont nées dans les années 1960 en Amérique latine, à la croisée d’une crise sociale profonde, d’une réinterprétation radicale de l’Évangile et d’un besoin d’émancipation des classes populaires. Elles constituent un moment unique dans l’histoire du christianisme : celui où l’Église descend dans les favelas, les villages et les quartiers pour se réinventer comme espace de lutte, de prière et de libération. Inspirées par la théologie de la libération, ces communautés ont profondément transformé la vie spirituelle, sociale et politique du continent. Elles incarnent, d’une certaine manière, une forme de christianisme anarchiste populaire.
La méthode des CEBs, influencée par Joseph Cardijn et développée par les théologiens de la libération, suit trois étapes : Voir la réalité (observer les injustices, les mécanismes d’exploitation), Juger à la lumière de la Bible, Agir concrètement pour la transformer. Ce processus fait de la réflexion théologique un acte politique, en lien direct avec les conditions de vie. Les Communautés Ecclésiales de Base incarnent une autre manière d’être chrétien·ne : non pas dans l’obéissance et la passivité, mais dans l’action, la parole partagée, la lutte pour la dignité. Elles représentent un christianisme populaire, subversif et autogéré, à la frontière entre théologie de la libération et christianisme anarchiste. Dans un monde marqué par les crises systémiques, elles restent un modèle d’espérance, de fraternité concrète et de transformation collective.
La théologie de la libération
La théologie de la libération est un courant théologique chrétien apparu en Amérique latine à la fin des années 1960. Portée par un profond engagement social et politique, elle propose une relecture du message évangélique à partir de la situation des pauvres et des exclus. Cette théologie marque une rupture avec les approches spéculatives ou institutionnelles classiques, en insistant sur une praxis transformatrice du réel, dans la fidélité à l’Évangile et en dialogue avec les sciences sociales. La théologie de la libération repose sur trois piliers principaux : la centralité des pauvres (la pauvreté n’est pas seulement une réalité socio-économique, mais un lieu théologique : Dieu se révèle au cœur de la souffrance et de la lutte des opprimés) ; la praxis libératrice (La théologie de la libération insiste sur l’indissociabilité entre foi et action. Inspirée par le marxisme sur le plan méthodologique (notamment pour l’analyse sociale), elle appelle à une « praxis », c’est-à-dire une action concrète pour transformer les structures d’oppression) ; une lecture contextuelle des Écritures (Les textes bibliques, en particulier l’Exode, les prophètes et les Évangiles, sont relus à partir de leur dimension historique de libération. Jésus est vu non seulement comme le Sauveur spirituel, mais aussi comme le défenseur des marginalisés, celui qui proclame un Royaume de justice et de fraternité ici et maintenant)
La théologie de la libération s’est mondialisée : En Afrique, elle prend la forme de la théologie de l’inculturation et de la théologie noire. En Asie, elle dialogue avec les traditions religieuses locales et les luttes anti-impérialistes. Dans les marges urbaines occidentales, elle inspire des mouvements chrétiens engagés contre les injustices systémiques, les discriminations raciales ou les violences policières (Black theology aux États-Unis). L’écologie intégrale, notion centrale dans Laudato si’, reprend les intuitions de Leonardo Boff et d’autres théologiens de la libération. La théologie de la libération doit aujourd’hui relever plusieurs défis : Éviter une simple rhétorique sociale déconnectée de la spiritualité et de l’expérience mystique. S’adapter à des réalités complexes : mondialisation, crise climatique, identités plurielles, nouveaux visages de l’oppression. Dialoguer avec les mouvements non religieux tout en restant ancrée dans une vision évangélique. Elle est aussi confrontée à une reconfiguration du religieux, où de nombreux fidèles s’éloignent des institutions sans pour autant renoncer à l’engagement spirituel. Dans ce contexte, sa dimension prophétique et incarnée peut répondre à une quête de sens et de justice.
Les communautés rurales et néo-monastiques alternatives
Depuis plusieurs décennies, des communautés rurales ou néo-monastiques se développent à la marge du monde moderne, en quête d’un mode de vie simple, spirituel, fraternel et non violent. S’inspirant de l’Évangile, de la tradition monastique, mais aussi du christianisme anarchiste, ces groupes refusent les logiques de domination, de consommation et d’institutionnalisation religieuse. Ils expérimentent une utopie incarnée, dans des fermes collectives, des hameaux autogérés ou des ermitages ouverts, où se conjuguent prière, travail de la terre, hospitalité et résistance douce à l’ordre établi. Le choix du rural n’est pas anodin : il permet l’autonomie relative (alimentation, habitat), il reconnecte à la terre, à la lenteur, au vivant, et il marque une rupture volontaire avec la société de consommation. Certaines communautés s’inscrivent dans les mouvements de décroissance, de permaculture ou de transition écologique, avec une forte dimension spirituelle. Ces communautés fonctionnent selon des principes proches de l’anarchisme chrétien : décisions prises en assemblée ou par consensus, rôle tournant ou horizontal des responsabilités, et rejet des titres, grades ou statuts religieux. Elles se veulent expérimentales et prophétiques, parfois temporaires, toujours fragiles et conscientes de leur imperfection.
Ces communautés préfigurent peut-être un christianisme de demain : décentré, non hiérarchique, et solidaire des luttes écologiques et sociales. Elles rejoignent les intuitions de penseurs comme : Barbara Stiegler, pour une démocratie du vivant, Bruno Latour, pour une spiritualité du terrestre, Gustavo Gutiérrez, pour une théologie libératrice en acte. À l’écart des projecteurs, les communautés rurales ou néo-monastiques alternatives vivent une forme de résistance spirituelle face au monde capitaliste, technocratique et autoritaire. Nourries par l’Évangile et l’anarchisme chrétien, elles proposent un mode de vie humble, fraternel, libre et profondément subversif. Elles rappellent que le Royaume de Dieu commence dans les petits gestes de solidarité, de prière et de partage, loin des institutions et des dogmes, dans les champs, les cabanes, et les cœurs ouverts.
Conclusion
Le christianisme anarchiste représente une critique radicale des structures de pouvoir, tout en proposant une vision alternative de la vie en société, centrée sur l’amour et la liberté. Par son refus de l’autorité et son engagement pour la justice, il interpelle les croyants et non-croyants sur la manière dont les principes du Christ peuvent être appliqués dans un monde marqué par les inégalités et les violences institutionnelles. L’anarchisme chrétien rappelle que la foi chrétienne ne se limite pas à des croyances individuelles, mais qu’elle appelle à une révolution intérieure et sociale continue. Cet engagement se traduit par la désobéissance aux structures injustes, par l’entraide concrète, par la simplicité de vie, et surtout par la fidélité à l’esprit du Christ. Dans un monde marqué par la violence, l’exploitation et l’injustice, l’anarchisme chrétien propose un chemin exigeant mais libérateur : celui de la liberté dans l’amour, de l’égalité dans la fraternité, de la paix dans la justice. Le christianisme anarchiste ne se limite pas à une idéologie ou une doctrine. Il est incarné dans une multitude de communautés, souvent marginales, parfois inconnues, toujours engagées, qui vivent l’Évangile comme une parole de libération, de subversion de l’ordre établi, et de fraternité universelle.
Sources du christianisme anarchiste
dans les textes bibliques, en particulier :
- Le Sermon sur la Montagne (Matthieu 5–7) : C’est la référence centrale. Jésus y prône la non-violence, l’amour des ennemis, l’abandon du jugement et l’humilité radicale — autant de principes incompatibles avec les systèmes d’autorité et de coercition.
- Les Actes des Apôtres (chapitres 2 et 4) : Décrit les premières communautés chrétiennes vivant dans un partage total des biens, sans hiérarchie forte, selon un modèle d’entraide spontanée.
- Les enseignements contre le pouvoir (Matthieu 23, Jean 18:36) : Jésus refuse les titres de grandeur, critique les autorités religieuses, et affirme que son Royaume n’est « pas de ce monde ».
- Les prophètes de l’Ancien Testament (Isaïe, Amos, Michée) : Ils dénoncent l’injustice sociale, l’exploitation des pauvres, et appellent à la justice et à la miséricorde plutôt qu’aux rituels ou au pouvoir institutionnel.
Des inspirations historiques et théologiques
- Les premiers chrétiens (Ier–IVe siècle) :
Avant la conversion de Constantin, les chrétiens rejettent souvent l’armée, le pouvoir politique, et vivent en communautés fraternelles. - Le monachisme radical (Pères du désert, IVe siècle) :
Ces ermites fuient le pouvoir impérial et ecclésiastique pour vivre une vie de simplicité, d’égalité et de prière. - L’anarchisme social du XIXe siècle (Kropotkine, Proudhon) :
Bien que souvent anticlérical, cet anarchisme prône l’entraide, la solidarité horizontale, et influence indirectement la pensée chrétienne anarchiste. - la théologie de la libération :
La théologie de la libération est un courant théologique né en Amérique latine à la fin des années 1960. Elle affirme que la foi chrétienne appelle non seulement à la transformation intérieure des individus, mais aussi à la libération collective des pauvres et des opprimés de leurs conditions d’injustice sociale, économique et politique. Le salut chrétien est inséparable de la lutte contre l’oppression ici et maintenant.
Des intellectuels :
- Francis d’Assise (XIIIᵉ siècle)
il souhaite une Fraternité universelle avec toute la création (« Frère Soleil », « Sœur Lune », « Frère Loup »). Refus de la propriété, vie communautaire simple, amour direct du vivant. C’est une figure majeure de l’écospiritualité chrétienne, et il a aussi inspiré de nombreux penseurs anarchistes chrétiens.
- Léon Tolstoï (Le Royaume de Dieu est en vous) :
Tolstoï affirme que la vraie foi chrétienne rejette toute violence et tout État. Il lit le Sermon sur la Montagne comme une constitution politique non violente. - Jacques Ellul (Anarchie et Christianisme) :
Sociologue et théologien français. Il défend l’idée que la foi chrétienne implique un refus radical des structures de domination, tout en critiquant l’idée de vouloir « construire » un monde parfait humainement. - Simone Weil (dans une perspective proche) :
Philosophe mystique, qui sans être explicitement anarchiste, critique toute forme d’oppression et propose une radicale attention au pauvre et à l’opprimé. - Pape François (Laudato Si’)
Qui porte une vision de l’ écologie intégrale, justice sociale et écologique ensemble. Même si ce texte vient de l’Église institutionnelle, son appel à une « conversion écologique » et à la solidarité avec les pauvres rejoint des intuitions profondes de l’anarchisme chrétien. Le pape François s’inspire explicitement de François d’Assise et critique violemment la « culture du déchet », la domination technocratique et l’exploitation de la nature. - Michel Maxime Egger
Sociologue, écothéologien, il est reconnu pour ses travaux pionniers sur l’écospiritualité et l’écopsychologie, articulant transformation intérieure et engagement écologique. Il se définit comme un « méditant-militant »