L’intérêt d’un théologien pour l’anarchisme ne naît pas d’un goût pour la subversion, mais d’une fidélité poussée jusqu’à son extrême conséquence. Prendre la foi au sérieux conduit inévitablement à interroger son rapport à l’histoire et au politique : la proposition chrétienne répond-elle réellement aux blessures du monde, ou se contente-t-elle de les transfigurer symboliquement ?
Le christianisme anarchiste est une pensée à la croisée de la théologie et de la philosophie politique, qui rejette toute autorité terrestre au profit d’une obéissance directe à Dieu et aux principes du Christ. Il se fonde sur une lecture radicale des Évangiles, mettant en avant l’amour, la non-violence et la justice sociale, tout en dénonçant les structures de pouvoir et de domination.
Origines et fondements : la kénose comme critique du pouvoir
L’un des fondements majeurs du christianisme anarchiste réside dans sa conception de Dieu comme amour et non-puissance. À l’opposé d’un Dieu dominateur ou vengeur, le Dieu de Jésus-Christ est celui qui s’abaisse, qui se fait serviteur et meurt sur la croix. Cette théologie de la kénose, ce dépouillement radical de soi, inaugure une lecture libertaire du pouvoir : Dieu ne s’impose pas, il propose ; il ne règne pas par la contrainte, mais par la vulnérabilité de l’amour.
Ainsi, toute autorité prétendant s’exercer au nom de Dieu devient suspecte. L’institutionnalisation du religieux apparaît comme une trahison de l’Évangile, car elle rétablit sous des formes sacrées ce que le Christ était venu abolir : la hiérarchie et la domination.
La liberté humaine se découvre alors première, et toute autorité imposée perd sa légitimité devant la lumière du service. Les Évangiles présentent Jésus comme un contestataire radical de l’ordre établi. Il refuse les titres de pouvoir, rejette la violence, renverse les tables des marchands du Temple (Jean 2:13-17) et s’entoure de marginaux. Son autorité ne repose ni sur la loi ni sur la force, mais sur le service : « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Matthieu 23:11). Dans le Sermon sur la montagne (Matthieu 5–7), se dessine le cœur de cette révolution spirituelle : l’amour des ennemis, le refus de la vengeance, la justice radicale.
L’anarchisme chrétien y trouve le fondement d’une éthique de la non-violence active, proche des pratiques de désobéissance civile.
Les premières communautés : l’expérience du commun évangélique
Les Actes des Apôtres décrivent une forme de vie communautaire sans accumulation de richesse ni autorité imposée : « Ils mettaient tout en commun […] et personne ne disait que ce qu’il possédait lui appartenait en propre » (Actes 4:32). Cette structure autogérée et fraternelle inspire les penseurs anarchistes chrétiens comme modèle d’organisation non coercitive. La communion y précède la loi ; la solidarité précède la hiérarchie.
Les premiers moines du désert, Antoine l’Égyptien, Évagre le Pontique, fuient l’Empire devenu chrétien pour vivre dans le dépouillement et la prière. Leur retrait n’est pas fuite du monde, mais refus du pouvoir impérial et ecclésial. Ils inaugurent une mystique de la liberté intérieure, où la pauvreté devient critique politique. Ce sont, à leur manière, les premiers anarchistes chrétiens : ils refusent la domination pour laisser place à la grâce.
La justice comme liberté : de Proudhon à l’Évangile
La proximité entre la pensée anarchiste et la tradition évangélique s’enracine dans une même conception de la justice : non pas une norme extérieure, mais une exigence immanente à la conscience. Chez Proudhon, la justice précède la loi : elle émane du sentiment d’égalité et du respect de la dignité d’autrui. Chez le Christ, elle devient liberté offerte, non contrainte imposée. L’Évangile n’impose pas la justice : il la suscite. Le Dieu qui se retire pour laisser être, c’est le Dieu qui rend possible la responsabilité. Ainsi, la foi chrétienne et la pensée anarchiste s’accordent sur ce point décisif : la vérité ne s’impose pas, elle se propose. Saint Augustin l’avait déjà formulé : « Aime, et fais ce que tu veux. » Cette phrase, reprise par tant de mystiques, pourrait figurer dans un manifeste libertaire. Elle fonde une anthropologie du consentement, où l’obéissance ne signifie pas soumission, mais libre accueil du bien.
Le refus de la domination : l’amour comme désobéissance
Jésus est présenté dans la tradition anarchiste chrétienne comme l’opposant par excellence aux structures de domination. Il refuse d’être fait roi (Jean 6:15), critique les autorités religieuses et politiques (Matthieu 23), et enseigne le service mutuel : « Le plus grand parmi vous sera votre serviteur » (Matthieu 23:11). L’autorité véritable n’est pas celle qui commande, mais celle qui inspire. La Royauté de Dieu n’est pas pouvoir terrestre, mais réalité intérieure fondée sur l’amour, incompatible avec toute logique de domination. De cette compréhension découle le refus de toute violence. Fidèles au Sermon sur la montagne, les anarchistes chrétiens prennent au sérieux la parole : « Aimez vos ennemis » (Matthieu 5:44). La non-violence n’est pas passivité, mais résistance active à l’injustice : elle renverse la logique du pouvoir par la logique du don. L’amour, dans cette perspective, devient principe révolutionnaire. Refuser de dominer, c’est déjà désarmer la haine. Léon Tolstoï, dans Le Royaume de Dieu est en vous, affirme que le chrétien ne peut légitimer ni guerre, ni peine de mort, ni contrainte politique. La non-violence devient le sceau de la fidélité évangélique, et la désobéissance civile, un acte de foi. Jacques Ellul, poursuivant cette réflexion, voit dans la technique moderne et l’État bureaucratique les nouvelles idoles de la domination. Face à ces pouvoirs anonymes, la parole du Christ demeure subversive : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18:36). L’obéissance véritable n’est plus au pouvoir, mais à la conscience.
L’eschatologie : le Royaume au présent
L’eschatologie chrétienne ne reporte pas la justice à un futur indéfini ; elle la révèle dans le présent. « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Luc 17:21). Les Béatitudes ne promettent pas : elles déclarent. La foi n’attend pas un autre monde : elle agit pour transfigurer celui-ci. Cette tension entre futur et avenir, déjà pensée par Walter Benjamin et reprise par les théologiens de la libération, redonne à l’espérance sa puissance politique. Vivre selon l’Évangile, c’est anticiper dans le temps ce que l’éternité promet : la réconciliation du monde. Ainsi, l’anarchisme chrétien ne rêve pas d’une société idéale ; il la pratique dès aujourd’hui, dans les gestes du soin, de l’entraide et du pardon.
Une vision communautaire et égalitaire : le Royaume comme commun
Les Actes des Apôtres décrivent une fraternité concrète : « Tous ceux qui croyaient étaient ensemble et avaient tout en commun » (Actes 2:44-45). Cette communauté primitive demeure un horizon théologique. Elle n’est pas une utopie du passé, mais une prophétie du présent. L’égalité chrétienne n’est pas d’abord politique : elle est théologique. Chaque être humain, créé à l’image de Dieu (Genèse 1:27), porte une dignité inaliénable. Cette égalité ontologique abolit toute hiérarchie arbitraire. « Vous n’avez qu’un seul Maître, et vous êtes tous frères » (Matthieu 23:8) : cette phrase résume à elle seule la révolution chrétienne. Contre l’État et l’Église hiérarchique, contre le capitalisme et ses violences symboliques, l’anarchisme chrétien affirme une Église invisible : tissée de relations d’amour, d’attention et de liberté. Elle ne connaît d’autre loi que la charité, d’autre pouvoir que le service. Chaque geste d’entraide devient sacrement du Royaume.
Engagement pratique et conversion intérieure : une même révolution
L’anarchisme chrétien ne se réduit pas à une théorie : il est une manière de vivre.
Sa praxis repose sur quatre piliers :
- La désobéissance non-violente : refus de coopérer avec toute loi injuste, dans la lignée de Tolstoï, Gandhi et Martin Luther King.
- Le travail manuel et la simplicité volontaire : participation directe au monde matériel comme acte spirituel, dans l’esprit d’Illich ou d’Egger.
- La critique du capitalisme et de la technique : reconnaissance que toute domination commence par la perte du sens.
- L’unité de la foi et de l’action : selon Ellul, toute transformation sociale sans conversion intérieure reproduit les oppressions qu’elle combat.
Cette spiritualité active n’oppose pas contemplation et engagement : elle les unit. Elle prolonge la parole du Christ : « Ce que vous avez fait au plus petit d’entre les miens, c’est à moi que vous l’avez fait. » L’anarchisme chrétien ne cherche pas à conquérir le monde, mais à le servir.
La sainteté comme politique de l’amour
Au terme de ce parcours, la sainteté apparaît comme l’horizon politique du christianisme anarchiste. Elle ne désigne pas une perfection morale, mais une fidélité à la vie jusque dans l’échec. La sainteté est révolutionnaire, parce qu’elle incarne l’amour au cœur du monde. Simone Weil, dans La Personne et le sacré, affirmait que le droit est du côté de la force, tandis que la justice appartient à ceux qui aiment. Aimer, c’est désarmer. Aimer, c’est refuser la domination. Aimer, c’est rendre possible une politique sans pouvoir, une anarchie de la grâce. Ainsi, la foi chrétienne et la pensée anarchiste se rejoignent dans une même espérance : celle d’une humanité affranchie de la domination, réconciliée avec elle-même et avec la terre. L’une proclame : Ni Dieu ni maître. L’autre répond : Dieu n’est pas un maître, mais le serviteur de tous. De leur rencontre naît une théologie du Royaume : politique du soin, poétique de la fraternité, économie du don. Une voie pour un monde à venir où la liberté s’éprouve dans la douceur, et la puissance dans la vulnérabilité.
Les communauté qui vivent le christianisme anarchiste
Le christianisme anarchiste ne forme pas un courant structuré ou homogène, mais plutôt un ensemble de communautés, d’initiatives et de figures qui incarnent une foi chrétienne radicalement non violente, antiautoritaire, communautaire et engagée pour la justice. Voici plusieurs communautés historiques et contemporaines qui peuvent être rattachées, de manière directe ou proche, à la mouvance du christianisme anarchiste :
Le mouvement Quaker (Société religieuse des Amis)
Les Quakers, ou membres de la Société religieuse des Amis, forment un courant religieux chrétien né en Angleterre au XVIIe siècle. Refusant toute hiérarchie ecclésiastique, sacralité extérieure ou dogme imposé, ils ont fondé leur vie spirituelle sur une conviction radicale : la lumière intérieure, présence divine en chaque être humain, est le fondement de la foi et de l’éthique. De cette expérience découle une tradition spirituelle et politique unique, marquée par la non-violence, l’égalité, la simplicité et l’engagement pour la justice. Les Quakers ont profondément influencé les mouvements pacifistes, abolitionnistes, féministes et écologistes modernes. Le culte quaker traditionnel se déroule sans prêtre, ni liturgie, ni musique. Les membres se réunissent en silence, dans une salle nue. Chacun peut, s’il est inspiré par la lumière intérieure, prendre la parole. Ce silence partagé exprime : la recherche de l’écoute intérieure, l’égalité radicale entre les participants, et la présence directe du divin dans l’assemblée. Cette vision rejoint une théologie mystique et universelle, ouverte à d’autres traditions spirituelles tout en restant ancrée dans l’héritage chrétien.
Les Quakers incarnent une forme de spiritualité chrétienne : intérieure mais engagée, mystique mais éthique, silencieuse mais radicalement vivante. Par leur histoire et leur actualité, ils démontrent qu’un christianisme sans dogme, sans autorité hiérarchique, sans violence, est non seulement possible, mais fécond. Ils constituent une source d’inspiration précieuse pour les mouvements spirituels alternatifs, pacifistes, anarchistes et écologistes contemporains.
Les Frères de Jésus (Little Brothers of Jesus)
Fondée au XXe siècle dans l’héritage spirituel de Charles de Foucauld, la communauté des Petits Frères de Jésus (Little Brothers of Jesus) incarne une forme radicale de vie chrétienne fondée sur la simplicité, la présence fraternelle et la prière silencieuse au sein du monde ordinaire. Sans apostolat visible, sans prédication ni évangélisation formelle, ces frères partagent l’existence des plus pauvres, vivant de leur travail manuel, dans les marges et les périphéries. Leur spiritualité, à la fois profondément incarnée et contemplative, s’inscrit dans une tradition chrétienne exigeante, proche de celle des communautés anarchistes chrétiennes.
Les Petits Frères ne veulent pas « faire des choses pour Dieu », mais vivre comme Jésus l’a fait dans sa vie ordinaire : travailler de leurs mains, être présent sans mission apparente, aimer sans condition, dans l’anonymat. Cette spiritualité s’appelle la vie de Nazareth : une sainteté dans le quotidien, dans l’ordinaire, loin de tout prestige religieux. Leur vocation fondamentale est la fraternité universelle : présence gratuite auprès des exclus, des ouvriers, des peuples colonisés, refus du prosélytisme, et ouverture à d’autres cultures et religions. Ils vivent parfois dans des pays musulmans, bouddhistes ou athées, partageant les luttes et les joies des autres, dans une écoute radicale et humble.
Les Petits Frères de Jésus incarnent une forme radicale et silencieuse de l’Évangile. Sans discours, sans hiérarchie, sans ambition, ils vivent une vie de proximité avec les pauvres, de prière cachée et de fraternité universelle. Leur existence, discrète mais lumineuse, est un contre-pouvoir spirituel dans un monde dominé par la technique, la compétition et la violence. À leur manière, ils rappellent que la révolution chrétienne commence par le regard, la main tendue, le pain partagé, et la prière dans le silence.
Les communautés de base en Amérique latine
Les Communautés Ecclésiales de Base (CEBs) sont nées dans les années 1960 en Amérique latine, à la croisée d’une crise sociale profonde, d’une réinterprétation radicale de l’Évangile et d’un besoin d’émancipation des classes populaires. Elles constituent un moment unique dans l’histoire du christianisme : celui où l’Église descend dans les favelas, les villages et les quartiers pour se réinventer comme espace de lutte, de prière et de libération. Inspirées par la théologie de la libération, ces communautés ont profondément transformé la vie spirituelle, sociale et politique du continent. Elles incarnent, d’une certaine manière, une forme de christianisme anarchiste populaire.
La méthode des CEBs, influencée par Joseph Cardijn et développée par les théologiens de la libération, suit trois étapes : Voir la réalité (observer les injustices, les mécanismes d’exploitation), Juger à la lumière de la Bible, Agir concrètement pour la transformer. Ce processus fait de la réflexion théologique un acte politique, en lien direct avec les conditions de vie. Les Communautés Ecclésiales de Base incarnent une autre manière d’être chrétien·ne : non pas dans l’obéissance et la passivité, mais dans l’action, la parole partagée, la lutte pour la dignité. Elles représentent un christianisme populaire, subversif et autogéré, à la frontière entre théologie de la libération et christianisme anarchiste. Dans un monde marqué par les crises systémiques, elles restent un modèle d’espérance, de fraternité concrète et de transformation collective.
La théologie de la libération
La théologie de la libération est un courant théologique chrétien apparu en Amérique latine à la fin des années 1960. Portée par un profond engagement social et politique, elle propose une relecture du message évangélique à partir de la situation des pauvres et des exclus. Cette théologie marque une rupture avec les approches spéculatives ou institutionnelles classiques, en insistant sur une praxis transformatrice du réel, dans la fidélité à l’Évangile et en dialogue avec les sciences sociales. La théologie de la libération repose sur trois piliers principaux : la centralité des pauvres (la pauvreté n’est pas seulement une réalité socio-économique, mais un lieu théologique : Dieu se révèle au cœur de la souffrance et de la lutte des opprimés) ; la praxis libératrice (La théologie de la libération insiste sur l’indissociabilité entre foi et action. Inspirée par le marxisme sur le plan méthodologique (notamment pour l’analyse sociale), elle appelle à une « praxis », c’est-à-dire une action concrète pour transformer les structures d’oppression) ; une lecture contextuelle des Écritures (Les textes bibliques, en particulier l’Exode, les prophètes et les Évangiles, sont relus à partir de leur dimension historique de libération. Jésus est vu non seulement comme le Sauveur spirituel, mais aussi comme le défenseur des marginalisés, celui qui proclame un Royaume de justice et de fraternité ici et maintenant)
La théologie de la libération s’est mondialisée : En Afrique, elle prend la forme de la théologie de l’inculturation et de la théologie noire. En Asie, elle dialogue avec les traditions religieuses locales et les luttes anti-impérialistes. Dans les marges urbaines occidentales, elle inspire des mouvements chrétiens engagés contre les injustices systémiques, les discriminations raciales ou les violences policières (Black theology aux États-Unis). L’écologie intégrale, notion centrale dans Laudato si’, reprend les intuitions de Leonardo Boff et d’autres théologiens de la libération. La théologie de la libération doit aujourd’hui relever plusieurs défis : Éviter une simple rhétorique sociale déconnectée de la spiritualité et de l’expérience mystique. S’adapter à des réalités complexes : mondialisation, crise climatique, identités plurielles, nouveaux visages de l’oppression. Dialoguer avec les mouvements non religieux tout en restant ancrée dans une vision évangélique. Elle est aussi confrontée à une reconfiguration du religieux, où de nombreux fidèles s’éloignent des institutions sans pour autant renoncer à l’engagement spirituel. Dans ce contexte, sa dimension prophétique et incarnée peut répondre à une quête de sens et de justice.
La Théologie du peuple
Elle se place dans une vision plus traditionnelle (moins marxiste) mais avec un regard très social orienté sur le peuple.
La « Théologie du peuple » se distingue de la théologie de la libération notamment par son approche centrée sur la culture populaire, la piété du peuple, et une herméneutique de la libération enracinée dans l’histoire, la foi et la dignité des pauvres. Contrairement à une vision plus marxisante parfois associée à d’autres courants de la théologie de la libération, la Théologie du peuple met l’accent sur la subjectivité du peuple croyant, sa capacité d’organisation, et sa sagesse collective. Elle s’oppose à deux tentations : d’une part, une lecture élitiste ou spiritualisante du christianisme détachée du réel, et d’autre part, une réduction du peuple à une classe sociale. Le « peuple » y est compris dans une acception culturelle et historique, comme une communauté vivante et croyante, porteuse de sens et de traditions.
La piété populaire, processions, dévotions, chants, rites, n’est pas considérée comme un folklore archaïque, mais comme une théologie pratique, une manière incarnée de vivre l’Évangile. Juan Carlos Scannone parle d’une « herméneutique de la culture », où la foi s’exprime dans la chair de l’histoire et de la culture des humbles. La Théologie du peuple assume une option préférentielle pour les pauvres, mais dans une optique pastorale et évangélisatrice davantage que politique ou idéologique. Il s’agit d’accompagner les pauvres, non de parler à leur place, en reconnaissant leur capacité de foi, d’organisation et de vie communautaire. Un des traits distinctifs de ce courant est son insistance sur le primat de la grâce, de la miséricorde et du dialogue, contre les formes de radicalisation idéologique. Il s’agit d’une théologie de la libération non-conflictive, qui cherche des chemins de réconciliation à partir de la vie du peuple. L’élection du pape François en 2013 a offert une visibilité mondiale à cette tradition théologique.
Les communautés rurales et néo-monastiques alternatives
Depuis plusieurs décennies, des communautés rurales ou néo-monastiques se développent à la marge du monde moderne, en quête d’un mode de vie simple, spirituel, fraternel et non violent. S’inspirant de l’Évangile, de la tradition monastique, mais aussi du christianisme anarchiste, ces groupes refusent les logiques de domination, de consommation et d’institutionnalisation religieuse. Ils expérimentent une utopie incarnée, dans des fermes collectives, des hameaux autogérés ou des ermitages ouverts, où se conjuguent prière, travail de la terre, hospitalité et résistance douce à l’ordre établi. Le choix du rural n’est pas anodin : il permet l’autonomie relative (alimentation, habitat), il reconnecte à la terre, à la lenteur, au vivant, et il marque une rupture volontaire avec la société de consommation. Certaines communautés s’inscrivent dans les mouvements de décroissance, de permaculture ou de transition écologique, avec une forte dimension spirituelle. Ces communautés fonctionnent selon des principes proches de l’anarchisme chrétien : décisions prises en assemblée ou par consensus, rôle tournant ou horizontal des responsabilités, et rejet des titres, grades ou statuts religieux. Elles se veulent expérimentales et prophétiques, parfois temporaires, toujours fragiles et conscientes de leur imperfection.
Ces communautés préfigurent peut-être un christianisme de demain : décentré, non hiérarchique, et solidaire des luttes écologiques et sociales. Elles rejoignent les intuitions de penseurs comme : Barbara Stiegler, pour une démocratie du vivant, Bruno Latour, pour une spiritualité du terrestre, Gustavo Gutiérrez, pour une théologie libératrice en acte. À l’écart des projecteurs, les communautés rurales ou néo-monastiques alternatives vivent une forme de résistance spirituelle face au monde capitaliste, technocratique et autoritaire. Nourries par l’Évangile et l’anarchisme chrétien, elles proposent un mode de vie humble, fraternel, libre et profondément subversif. Elles rappellent que le Royaume de Dieu commence dans les petits gestes de solidarité, de prière et de partage, loin des institutions et des dogmes, dans les champs, les cabanes, et les cœurs ouverts.
Conclusion
Le christianisme anarchiste représente une critique radicale des structures de pouvoir, tout en proposant une vision alternative de la vie en société, centrée sur l’amour et la liberté. Par son refus de l’autorité et son engagement pour la justice, il interpelle les croyants et non-croyants sur la manière dont les principes du Christ peuvent être appliqués dans un monde marqué par les inégalités et les violences institutionnelles. L’anarchisme chrétien rappelle que la foi chrétienne ne se limite pas à des croyances individuelles, mais qu’elle appelle à une révolution intérieure et sociale continue. Cet engagement se traduit par la désobéissance aux structures injustes, par l’entraide concrète, par la simplicité de vie, et surtout par la fidélité à l’esprit du Christ. Dans un monde marqué par la violence, l’exploitation et l’injustice, l’anarchisme chrétien propose un chemin exigeant mais libérateur : celui de la liberté dans l’amour, de l’égalité dans la fraternité, de la paix dans la justice. Le christianisme anarchiste ne se limite pas à une idéologie ou une doctrine. Il est incarné dans une multitude de communautés, souvent marginales, parfois inconnues, toujours engagées, qui vivent l’Évangile comme une parole de libération, de subversion de l’ordre établi, et de fraternité universelle.
Sources du christianisme anarchiste
dans les textes bibliques, en particulier :
- Le Sermon sur la Montagne (Matthieu 5–7) : C’est la référence centrale. Jésus y prône la non-violence, l’amour des ennemis, l’abandon du jugement et l’humilité radicale — autant de principes incompatibles avec les systèmes d’autorité et de coercition.
- Les Actes des Apôtres (chapitres 2 et 4) : Décrit les premières communautés chrétiennes vivant dans un partage total des biens, sans hiérarchie forte, selon un modèle d’entraide spontanée.
- Les enseignements contre le pouvoir (Matthieu 23, Jean 18:36) : Jésus refuse les titres de grandeur, critique les autorités religieuses, et affirme que son Royaume n’est « pas de ce monde ».
- Les prophètes de l’Ancien Testament (Isaïe, Amos, Michée) : Ils dénoncent l’injustice sociale, l’exploitation des pauvres, et appellent à la justice et à la miséricorde plutôt qu’aux rituels ou au pouvoir institutionnel.
Des inspirations historiques et théologiques
- Les premiers chrétiens (Ier–IVe siècle) :
Avant la conversion de Constantin, les chrétiens rejettent souvent l’armée, le pouvoir politique, et vivent en communautés fraternelles. - Le monachisme radical (Pères du désert, IVe siècle) :
Ces ermites fuient le pouvoir impérial et ecclésiastique pour vivre une vie de simplicité, d’égalité et de prière. - L’anarchisme social du XIXe siècle (Kropotkine, Proudhon) :
Bien que souvent anticlérical, cet anarchisme prône l’entraide, la solidarité horizontale, et influence indirectement la pensée chrétienne anarchiste.
Des intellectuels :
- Francois d’Assise (XIIIᵉ siècle)
il souhaite une Fraternité universelle avec toute la création (« Frère Soleil », « Sœur Lune », « Frère Loup »). Refus de la propriété, vie communautaire simple, amour direct du vivant. C’est une figure majeure de l’écospiritualité chrétienne, et il a aussi inspiré de nombreux penseurs anarchistes chrétiens.
- Léon Tolstoï (Le Royaume de Dieu est en vous) :
Tolstoï affirme que la vraie foi chrétienne rejette toute violence et tout État. Il lit le Sermon sur la Montagne comme une constitution politique non violente. - Jacques Ellul (Anarchie et Christianisme) :
Sociologue et théologien français. Il défend l’idée que la foi chrétienne implique un refus radical des structures de domination, tout en critiquant l’idée de vouloir « construire » un monde parfait humainement. - Simone Weil (dans une perspective proche) :
Philosophe mystique, qui sans être explicitement anarchiste, critique toute forme d’oppression et propose une radicale attention au pauvre et à l’opprimé. - Pape François (Laudato Si’)
Qui porte une vision de l’ écologie intégrale, justice sociale et écologique ensemble. Même si ce texte vient de l’Église institutionnelle, son appel à une « conversion écologique » et à la solidarité avec les pauvres rejoint des intuitions profondes de l’anarchisme chrétien. Le pape François s’inspire explicitement de François d’Assise et critique violemment la « culture du déchet », la domination technocratique et l’exploitation de la nature. - Michel Maxime Egger
Sociologue, écothéologien, il est reconnu pour ses travaux pionniers sur l’écospiritualité et l’écopsychologie, articulant transformation intérieure et engagement écologique. Il se définit comme un « méditant-militant »
« Le véritable danger pour la République provient des ultraconservateurs catholiques »