« L’homme est un être en quête de sens », écrivait Viktor Frankl, rescapé des camps et fondateur de la logothérapie. Cette quête, irréductible aux seuls besoins matériels, prend racine dans une soif de métaphysique : ce désir de se situer dans un ordre qui dépasse la simple survie, de tisser sa vie dans une trame plus vaste que l’immédiat. Or, cette métaphysique ne se déploie pas uniquement dans les systèmes philosophiques ; elle s’incarne dans les récits, les symboles et les mythes.
Claude Lévi-Strauss voyait dans le mythe une « machine à supprimer le temps », une structure permettant de relier l’homme à l’universel. Mircea Eliade y reconnaissait l’expression de « l’histoire exemplaire », toujours rejouée pour donner orientation et sens. De Durkheim à Ricoeur, en passant par Bloch, Latour et Lahire, les sciences humaines montrent que les mythes fondateurs sont bien plus que des reliques culturelles : ils sont le cœur battant des sociétés, leur mémoire et leur horizon. Ils ne disent pas seulement d’où nous venons ; ils indiquent aussi où aller, et pourquoi agir.
L’anthropologie d’un besoin : l’homme métaphysique
L’humain est avant tout un être symbolique, un être de langage et de représentations qui habite un univers de signes plutôt qu’un simple environnement naturel. Ce besoin de dépasser l’immédiat pour inscrire sa vie dans un ordre plus vaste est la racine du besoin métaphysique. Émile Durkheim montrait que les représentations religieuses ne sont pas des illusions mais des « choses sociales ». Dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, il insistait sur la fonction de cohésion : en célébrant des forces transcendantes, une société se célèbre elle-même. La métaphysique, sous cette perspective, apparaît comme le tissu invisible du lien collectif. Pour Mircea Eliade, le mythe est une « histoire exemplaire » que les sociétés rejouent afin de donner sens et cohérence au monde. Les rituels et récits permettent de sortir du chaos en reliant l’expérience humaine à une scène originaire. La métaphysique est ici une quête de sacralité, une recherche d’ordre et de continuité. Paul Ricoeur insistait sur le rôle du récit comme médiation entre l’identité personnelle et l’identité collective (Temps et récit, Soi-même comme un autre). La métaphysique est ce « surplus de sens » qui permet à l’homme de se raconter, non seulement dans le cadre de sa vie finie, mais dans une trame plus large où se rejoignent mémoire et espérance. Ernst Bloch voyait dans l’imaginaire humain un moteur utopique : les contes, les rêves éveillés, les récits populaires contiennent les germes d’un « encore-non-advenu ». Viktor Frankl, quant à lui, affirmait que l’homme peut supporter presque tout, sauf le sentiment que sa vie est absurde. La métaphysique se révèle ici comme ce qui donne à la souffrance une signification et à l’existence une orientation.
Bruno Latour a montré que nos récits modernes, centrés sur le progrès et la maîtrise technique, sont désormais épuisés. Le besoin métaphysique se réoriente vers de nouveaux récits : Gaïa, l’Anthropocène, ou encore les cosmologies écologiques qui nous obligent à repenser notre place sur Terre. Bernard Lahire offre une perspective complémentaire et contemporaine. Dans L’Interprétation sociologique des rêves, il montre que le rêve est une scène où se rejouent nos dispositions sociales, nos conflits intimes et nos horizons symboliques. Même la nuit, nous continuons à « faire société » à travers les images et récits qui peuplent notre inconscient. Ces mythologies intimes révèlent que le besoin métaphysique ne disparaît jamais : il hante nos nuits comme nos jours. Dans L’Homme pluriel, Lahire souligne que chaque individu est traversé par une pluralité de dispositions et de récits intériorisés. Le besoin de métaphysique ne se vit donc pas de manière uniforme, mais comme une tension permanente entre des univers symboliques multiples. Enfin, Enfances de classe rappelle que l’accès aux récits, aux mythes et aux horizons d’espérance dépend fortement des conditions sociales : tous les enfants n’ont pas les mêmes ressources symboliques pour inscrire leur existence dans une histoire porteuse de sens.
Avec Lahire, on comprend que la métaphysique n’est pas seulement une constante anthropologique (comme le pensaient Eliade ou Cassirer) : elle est aussi une construction sociale traversée par des inégalités. L’espérance et le sens ne se distribuent pas également : ils demandent des conditions matérielles, culturelles et éducatives pour éclore.
Métaphysique et ontologie : deux horizons du penser
- L’ontologie éclaire la condition humaine telle qu’elle est, avec sa finitude, sa temporalité, sa contingence.
- La métaphysique ouvre une perspective, en inscrivant cette condition dans un horizon qui la dépasse : l’origine, le sens, la finalité.
On pourrait dire que l’ontologie est la sagesse du réel, tandis que la métaphysique est la poétique de l’espérance. L’une donne lucidité, l’autre donne direction. Sans ontologie, la métaphysique risquerait de flotter dans l’abstraction ; sans métaphysique, l’ontologie pourrait se refermer dans un constat sans horizon.
L’ontologie, entendue comme la manière dont une culture ou une pensée définit ce qui existe, ce qui compte comme réel et ce qui fonde le monde, n’est pas nécessairement liée à l’idée de transcendance. Elle peut se développer dans une perspective strictement matérialiste, relationnelle ou immanente, et ainsi proposer une vision du monde qui n’appelle aucun « au-delà ». La tradition occidentale a longtemps associé le religieux au transcendant. Dieu, dans la théologie classique, est ce qui dépasse le monde et en garantit l’ordre. Pourtant, l’histoire des idées regorge d’exemples de « religions sans dieux », où le sacré ne se situe pas dans un ailleurs inaccessible, mais dans le tissu même de l’immanence. Le stoïcisme antique peut être lu comme une religion philosophique, où la Nature ou le Logos organise le monde sans qu’il soit besoin d’invoquer une transcendance personnelle. Quant au spinozisme, il offre l’un des exemples les plus radicaux d’une telle mutation : Dieu n’y est rien d’autre que la Nature elle-même, et cette pensée a pu être qualifiée d’« athéisme religieux ».
Ainsi, une ontologie peut remplir la fonction du religieux dès lors qu’elle est vécue, ritualisée, inscrite dans des récits collectifs et porteuse d’une éthique. Ce qui définit alors la religion n’est pas la référence à une divinité extérieure, mais sa capacité à donner un cadre de sens, à fonder des pratiques communes et à instaurer une cohésion symbolique. En ce sens, l’ontologie, dès qu’elle devient incarnée dans des manières de vivre et de penser, peut se transformer en religion de l’immanence.
Les exemples contemporains ne manquent pas. Certains courants écologistes radicaux, qui invoquent Gaïa comme entité immanente, produisent déjà des formes de religiosité sans transcendance. Même l’humanisme séculier, lorsqu’il institue des rites de passage ou des célébrations de la vie sans référence divine, se rapproche de cette fonction religieuse. Il apparaît alors qu’une religion sans transcendance n’est pas une contradiction, mais une possibilité effective. Elle déplace simplement le sacré : non plus dans les cieux, mais dans la profondeur du monde, dans la texture des relations qui le composent et dans les récits qui nous lient. L’ontologie, lorsqu’elle devient principe de sens partagé, peut donc fonder une religion athée, non pas tournée vers un ciel lointain, mais enracinée dans l’immanence.
La métaphysique dépasse la seule description de l’être (tel que le fait l’ontologie) pour interroger son sens ultime, sa provenance et sa destination. Elle ne se limite pas à ce qui est, mais questionne ce qui doit être, ce qui fonde la totalité et l’horizon. Elle oriente et révèle la condition de l’humain, elle dégage une signification et un appel. La métaphysique est donc une ressource d’espérance. Paul Ricoeur l’exprimait en affirmant que la métaphysique donne au récit humain un « surplus de sens » qui excède la description brute de l’existence. Ernst Bloch, avec le concept de principe espérance, montrait que la métaphysique nourrit le désir d’un monde autre, et permet de transformer l’être en devenir.
Le mythe comme horizon d’action : mémoire et utopie
Un mythe ne s’épuise pas dans la description d’un passé révolu ; il porte en lui un élan vers l’avenir. Ernst Bloch, dans Le Principe espérance, insistait sur la fonction utopique des récits : ils nourrissent une vision anticipatrice qui ouvre à la transformation du réel. Les mythes révolutionnaires du XIXe siècle, les récits d’émancipation religieuse ou politique, les grandes narrations nationales ont tous cette fonction prospective : ils rendent pensable et désirable un monde autre. Ils ne sont pas seulement consolation, mais propulsion.
Au plan intime, les mythes offrent également des ressources de sens : dans l’épreuve, ils donnent une grammaire symbolique pour traverser la souffrance et pour continuer à agir malgré l’absurde. Frankl l’a montré avec force : l’homme peut tout endurer, sauf le sentiment d’une vie privée de sens. Le mythe, en ce sens, est une matrice d’espérance qui permet de tenir et d’avancer.
Les mythes fondateurs offrent une origine, une finalité et une voie. Ils relient la mémoire collective à l’action sociale. Mais Lahire nous invite à voir que les mythes ne sont pas seulement collectifs : chacun porte en soi des « micro-mythologies » héritées de son histoire sociale et personnelle. Les rêves, les récits familiaux, les souvenirs d’enfance fonctionnent comme des mythes intimes qui orientent la vie. Ainsi, la société n’est pas seulement traversée par de grands récits, mais par une infinité de récits discrets qui structurent les trajectoires individuelles.
La crise contemporaine des récits et le retour du besoin de métaphysique
Jean-François Lyotard, dans La Condition postmoderne, diagnostiquait la « fin des grands récits » : la modernité tardive a miné les mythes fondateurs traditionnels, remplacés par une rationalité technique et par des logiques économiques. Mais ce retrait ne supprime pas le besoin métaphysique ; il l’exacerbe. Là où les grands récits s’effacent, d’autres surgissent : (complotismes, idéologies identitaires), parfois porteurs d’espérance (écologie, cosmopolitisme, spiritualités planétaires). Des penseurs comme Bruno Latour rappellent que notre époque a besoin de nouveaux récits fondateurs, capables d’intégrer la crise écologique et la condition terrestre dans une vision partagée. De même, des courants comme le solarpunk ou le hope punk, proposent une mythologie futuriste où technologie, nature et communauté se réconcilient. Ce sont des formes modernes de mythopoièse, où le besoin de métaphysique se traduit en horizons d’action sociale et écologique.
Conclusion : pour une poétique de l’espérance collective
Le besoin de métaphysique et les mythes fondateurs ne relèvent pas d’une nostalgie pour les temps anciens : ils sont le cœur vivant de l’humanité, ce souffle invisible qui relie l’homme à la communauté et au cosmos. Ils donnent direction et force, non seulement pour supporter la vie, mais pour la transformer. Paul Ricoeur écrivait : « L’espérance est le surplus de sens qui rend possible l’action. » Sans ce surplus, les sociétés risquent de se réduire à des agrégats techniques, où l’individu se perd dans l’absurde. Avec lui, au contraire, se dessine une poétique de l’espérance : une manière d’habiter le monde qui relie mémoire et avenir, individu et communauté, réalité et possible.
Ainsi, notre tâche contemporaine est double : redécouvrir la puissance des mythes anciens, et inventer de nouveaux récits porteurs, capables d’éclairer le chemin incertain qui s’ouvre devant nous. Car sans métaphysique partagée, sans mythes vivants, nous avançons comme des funambules sans fil au-dessus du vide. Mais avec eux, nous marchons vers un horizon où le sens se fait promesse, et l’espérance action. Le besoin de métaphysique et les mythes fondateurs ne sont pas des archaïsmes à dépasser : ils sont la trame invisible de la condition humaine. Avec Ricoeur, on peut dire qu’ils donnent ce « surplus de sens » sans lequel aucune action n’est possible. Avec Bloch, qu’ils nourrissent le principe espérance. Avec Lahire, qu’ils traversent nos rêves, nos histoires intimes, nos conditions sociales.
L’humanité contemporaine doit donc tenir ensemble ces deux dimensions : inventer des récits collectifs capables de répondre aux défis planétaires, et reconnaître la pluralité des mythologies intimes qui font de chaque existence un lieu de métaphysique vécue. Car sans récits, nous errons dans le vide ; mais avec eux, nous avançons vers un horizon où l’espérance devient action et le mythe, promesse.
métaphysique et politique : un lien complexe dans la pensée philosophique