Analyse du mythe du complot et des théories conspirationnistes

Dès que se présente une opposition qui ne rentre pas dans les cadres journalistiques habituels, le qualificatif de complotiste semble tout trouvé. D’un côté donc, la diabolisation (isoler les radicaux) ; de l’autre, la décrédibilisation. De la pure stratégie contre-insurectionnelle. Il faut dire que mettre tous les manifestants dans le même sac que ceux qui pensent que la lune est vide et faite de béton, c’est du pain béni pour les faire passer pour des dingues et ne pas retranscrire ce qu’ils disent. S’il existe dans toutes les luttes mille raisons de se mobiliser, les journalistes choisiront forcément celles qui paraissent les moins crédibles pour les piétiner plus aisément.

On ne peut que louer l’attitude qui engage lesdits complotistes à se méfier d’un journalisme à la solde d’intérêts économiques et politiques. Des sociologues ont amplement montré les logiques qui animent les médias de masse, incitant nos informateurs officiels à se copier les uns les autres à la recherche du buzz, à peu vérifier leurs informations, à se vautrer par terre pour l’audimat. On sait aussi quels grands groupes ou millionnaires détiennent les médias, et comment les rédacteurs doivent se plier aux intérêts de leurs actionnaires, quand bien même ils auraient le courage d’exercer leur sens critique. Il semble donc plus sensé de prendre du recul face à l’information officielle.

Néanmoins, lorsque que l’on s’aventure en dehors des sentiers battus, on peut rencontrer de tout et n’importe quoi. Arrive alors la confusion entre le doute et le soupçon. Le doute remet en question une information, le soupçon remet en question le porteur de l’information ou la raison d’exposer telle information. Et c’est là qu’on ne pourra que déplorer l’absence de rigueur dans la recherche, de recoupement des informations, de vérification des sources, qui mène de nombreuses personnes à troquer une escroquerie contre une autre, un mensonge cynique pour une contre-vérité délirante. Analysons donc quelques instants ce qu’il y a derrière les théories conspirationistes : 

  • Le conspirationnisme : analyse de la méthode de raisonnement

 Les visions du grand complot privilégient, (donnes une priorité), parmi tous les facteurs explicatifs d’un événement ou d’un phénomène, ceux qui relèvent

(1) d’une intention

(2) d’un groupe clairement identifiable

(3) dont le contenu est l’anticipation exacte de l’événement en question.

(1) Je considère que les événements historiques sont la résultante d’une combinaison de facteurs : matériels (l’organisation économique, le développement technique, les conditions naturelles, maladies, famines, etc.), culturels (les mentalités, les mœurs, les croyances religieuses d’une époque, etc.) et les intentions des individus (grands hommes, intellectuels, hommes d’Etat, etc.), des groupes (partis, syndicats, associations, lobbies, etc.).

Toute la tâche de l’historien consiste, pour chaque événement, à proposer une thèse sur la proportion de chacun de ces facteurs. Son explication, c’est le « cocktail causal » qu’il propose. La tâche du philosophe est de déterminer si l’on peut proposer, a priori, et pour n’importe quel événement, quelle proportion de chaque facteur constitue la meilleure explication. Les marxistes, par exemple, donneront la priorité aux facteurs matériels. Ceux que j’appelle « les conspirationnistes » proclament la priorité épistémologique des explications par les intentions des acteurs.

(2) Je donne, dans mes explications historiques, une grande importance aux intentions des acteurs. Mais selon moi, ces intentions ne sont jamais motrices de manière isolée et ne sont jamais à elles seules des causes de ce qui arrive : elles se mêlent à d’autres intentions, elles se combinent avec d’autres actions, individuelles ou collectives. L’histoire est un vaste foutoir, il est impossible de déterminer précisément à quelle hauteur a contribué l’action d’un individu ou d’un groupe dans ce qui arrive.

Engels donne une image (dans une lettre, je crois…) pour expliquer comment s’articulent les intentions et actions des différents groupes. C’est celui de la composition de vecteurs. Imagine que l’intention de chaque groupe (ou personne) soit un vecteur. Tous ces vecteurs ont des sens différents. Le développement historique, c’est le sens du vecteur produit de ces vecteurs (je crois que l’on dit : le vecteur qui résulte de la composition des autres vecteurs).

(3) Enfin il me semble que l’attitude conspirationniste a tendance à croire que les groupes agissants ont une conscience parfaitement claire du fonctionnement du monde, ils sont avec lui dans une relation de transparence, et ne souffrent de sa complexité ni dans la compréhension qu’il en ont, ni dans l’action qu’il y mènent. Il n’y a pas ou peu de place pour des déviations d’intentions (le résultat de nos actions n’est pas parfaitement adéquat au but recherché), pas plus que pour le hasard, peu pour les aubaines (événements bénéfiques non attendus) et les échecs (intentions que les événements empêchent de se réaliser).

Tu peux le repérer en lisant les interminables descriptions conspirationnistes des agissements de la famille Rothschild (j’imagine que tu as déjà dû tomber là-dessus), par exemple : tout se passe comme si ses membres maîtrisaient le moindre petit événement du monde, même l’imprévu est récupéré et intégré dans le plan d’ensemble. J’admets leur puissance, mais un tas de trucs arrive et leur arrive sans qu’ils ne l’aient anticipé. Une véritable explication, c’est montrer comment leur propre stratégie se combine avec le cours des choses. Mais supposer que le cours des choses obéit à leur plan, voilà l’erreur. Leur force, ce n’est pas de contrôler les événements, c’est de pouvoir tourner à leur avantage l’imprévu.

Je vais aller plus loin : la stratégie de ces groupes (familles, Etats, entreprises, etc.) est précisément de faire croire en leur toute-puissance, car on sait qu’une telle croyance est auto-réalisatrice ; plus on les croit forts, plus on baisse la garde et on obéit. Je vais donc encore plus loin : en alimentant la croyance en leur toute-puissance (l’idée que « tout se passe exactement comme ils l’avaient prévu »), l’attitude conspirationniste réalise exactement le plan stratégique de ces groupes.

un raisonnement dogmatique :

L’utilisation de la théorie ou plutôt l’hypothèse du complot peut donc se rapprocher de la méthode hypercritique : toute contre-argumentation peut sembler faire partie du complot, la personne argumentant étant considérée comme manipulée, voire faisant partie du « complot ». On peut aussi assister à un renversement de la charge de la preuve : c’est au tenant de l’explication rationnelle de montrer qu’il n’y a pas eu complot, et les arguments qu’il profère peuvent passer pour des manipulations supplémentaires. L’hypothèse du complot se justifie ainsi par elle-même et n’a en cela rien de « scientifique ». La certitude préalable de l’existence d’un complot implique l’analyse de toute information et de tout fait au travers du prisme de cette hypothèse du complot. Ce biais cognitif est nommé biais de confirmation d’hypothèse. En outre, à cause d’un défaut de distinction entre les données exploitées et leur mise en relation, le simple fait que des données authentiques soient « insérées dans la trame » de l’hypothèse du complot peut valider à tort la trame elle-même. L’évocation d’un complot peut donc mener au rétrécissement de l’univers d’analyse d’un fait, puisque ce fait ne sera mis en relation qu’avec d’autres faits issus de l’hypothèse.” 

Comme le souligne Jacques Rancière, il faut donc se défaire de la vision complotiste qui pense toujours que si le pouvoir fait une chose, c’est pour en cacher une autre. Cette furieuse campagne idéologique est partie prenante d’un processus anti-démocratique d’ensemble qui vise deux choses en même temps :

Premièrement, ghettoïser davantage la partie la plus pauvre et la plus fragile de la population, la faire apparaître comme une population arriérée naturellement vouée au fanatisme et au terrorisme, pour produire la plus large adhésion contre elle.

Deuxièmement, criminaliser toute lutte sociale et toute action en faveur des populations issues de l’immigration en la présentant comme auxiliaire de ce terrorisme. On ne peut pas se satisfaire de l’idée un peu trop simple que c’est seulement la politique coloniale qui continue.

La dénonciation de l’islamo-gauchisme est la dernière étape d’une campagne idéologique qui a accompagné le renforcement des inégalités en criminalisant, tour à tour, toutes les formes de lutte pour l’égalité : la Révolution française a été identifiée à la Terreur, les idéaux de la Résistance vus à travers le seul épisode des femmes tondues, l’antiracisme dénoncé comme « le totalitarisme du XXI° siècle », l’anticolonialisme transformé en « racisme anti-blanc » et le soutien au peuple palestinien opprimé identifié à la défense d’un Islam terroriste. Cette longue criminalisation de toute la tradition progressiste et révolutionnaire s’est développée au sein de la bourgeoisie « libérale » et d’une intelligentsia « républicaine » (coucou Manuel Valls). C’est elle qui a élaboré la forme modernisée de la vieille rengaine des nantis qui dit que toute lutte contre l’injustice sociale est condamnée à finir dans la terreur sanguinaire.

  • Pourquoi alors tant de personnes apprécient ces théories / hypothèses ?

Je pense que c’est un mythe. Et qu’est-ce qu’un mythe ? Un mythe n’est pas la même chose qu’un fantasme ou une illusion. Un mythe comme le souligne R. Segal c’est une histoire qui accomplit quelque chose pour ceux qui y adhèrent. Le mythe explique aux gens comment vivre avec le temps, et non contre lui. Il est la clé pour préserver la mémoire historique et construire la continuité des époques Le mythe bien plus qu’apporter une explication à une situation, y ajoute avant tout du sens dans un monde vécu comme chaotique. De cette façon, le mythe apporte de la lumière aux ombres et révèlent ce qui a été réprimé. Cette conspiration serait le symbole des systèmes ou des idéologies, et non dans un groupe de conspirateurs. C’est moins gratifiant psychologiquement, car nous ne pouvons plus facilement nous identifier comme bons luttant contre le mal ; après tout, nous participons nous-mêmes à ces systèmes, qui imprègnent toute notre société.

une partie de chaque personne souhaite que le problème soit une bande de conspirateurs ignobles. Pourquoi ? Parce qu’alors les problèmes de notre monde seraient assez faciles à résoudre, du moins en principe. Il suffirait de mettre en lumière et d’éliminer ces méchants. C’est la formule qui prévaut à Hollywood pour redresser les torts du monde : un champion héroïque affronte et vainc le méchant, et tout le monde vit heureux pour toujours. Les hypothèses du complot s’inspirent du même modèle, mais elles font appel à une orthodoxie inconsciente. Elles émanent du même panthéon mythique que les maux sociaux qu’elles dénoncent. On pourrait appeler ce panthéon « Séparation », et l’un de ses principaux motifs est la guerre contre l’Autre.

  • De quoi ces théories sont-elles le symptôme ?

Qu’est-ce qui fait que la grande majorité de l’humanité se conforme à un système qui conduit la Terre et l’humanité à la ruine ? Quelle puissance nous tient en main ? Il n’y a pas que les théoriciens du complot qui sont captifs d’une mythologie. La société dans son ensemble l’est aussi. La mythologie de la Séparation : moi séparé de vous, la matière séparée de l’esprit, l’Humain séparé de la Nature. Elle nous tient en tant que moi discret et séparé dans un univers objectif de force et de masse, d’atomes et de vide. Parce que nous sommes (dans ce mythe) séparés des autres personnes et de la nature, nous devons dominer nos concurrents et maîtriser la nature. Le mythe raconte l’histoire humaine comme une ascension d’un triomphe à un autre, du feu à la domestication, de l’industrie aux technologies de l’information, au génie génétique et aux sciences sociales, promettant un paradis de contrôle à venir. Ce même mythe motive la conquête et la ruine de la nature, en organisant la société pour transformer la planète entière en ressources financières — aucune conspiration n’est nécessaire.

La mentalité de guerre sature notre société polarisée, qui envisage le progrès comme une conséquence de la victoire — victoire sur un virus, sur les ignorants, sur la gauche, sur la droite, sur les élites psychopathes, sur les élites libérales…. Chaque camp utilise la même formule, et cette formule nécessite un ennemi. Alors, obligeamment, nous nous divisons entre Nous et Eux, épuisant 99% de nos énergies dans une lutte à la corde infructueuse, sans jamais soupçonner que le véritable pouvoir maléfique pourrait être la formule elle-même.

Diffuser ce genre d’information montre l’adversaire qui est contre nous et nous dit contre qui il faut nous battre. L’ennemi est clairement extérieur. Nous, gentil peuple, avons été manipulé par les méchants 1%. Le but de ce site est donc de montrer quelque soit l’adversaire, comment on a pu faire en sorte (par notre action ou non-action, par notre manière de penser ou de panser, de voir ou comprendre le monde, de mettre ou enlever du sens à nos vies…) qu’on en arrive là. Du coup l’adversaire est autant un rapport de force social entre différentes classes sociale, qu’à l’intérieur de chacun de nous dans la manière dont nous créons notre “carte du monde”. Déconstruire nos impasses idéologique se retrouve donc aussi fondamental que lutter contre une classe qui impose par la force et la propagande (et non les complots) une vision qui ne nous correspond plus.

 


Bonus 1 : 

L’idée de décrire un évènement sous une seule orientation et voir comme tout peut se plier à une vision spécifique n’est pas nouvelle.
Un texte assez connu avait réalisé cela avec humour et pertinance il y a de ça, de nombreuses années. Nous sommes en 1827, soit seulement six ans après la mort de Napoléon. Le pamphlet est en particulier dirigé contre Charles-François Dupuis qui, dans son Origine de tous les cultes, ou la Religion Universelle (1795), tente de montrer que le christianisme, l’islam et les religions antiques ont les mêmes fondements, en particulier l’adoration d’un dieu solaire. Afin de souligner l’incongruité du raisonnement de Dupuis, Pérès décide de le pousser jusqu’à l’absurde, en prouvant que Napoléon, “dont on a dit et écrit tant de choses”, n’est rien d’autre que le “soleil personnifié”.

Vous pourrez retrouver ce texte ci-dessous. 


Bonus 2 : 

Animé par le professeur d’études américaines Peter Knight (Université de Manchester, Royaume-Uni), le réseau de chercheurs COMPACT (pour COMParative Analysis of Conspiracy Theories), qui réunit 150 universitaires européens autour de l’analyse du conspirationnisme, vient de publier la version française de son Guide des théories du complot.

Traduit par les chercheurs français Sylvain Delouvée et Anthony Lantian, ce document librement téléchargeable propose en une quinzaine de pages de cerner la notion de « théorie du complot » et propose plusieurs recommandations pour y faire face. Un outil précieux pour qui entend lutter contre le conspirationnisme et sa propagation.


Bonus 3 : 

Connaissez-vous l’ultracrépidarianisme ? Sous ce nom barbare se cache un art en plein boom : celui de parler avec assurance de ce qu’on ne connaît pas. Alors, bien sûr, l’ultracrépidarianisme a toujours existé, mais avec l’essor des réseaux sociaux, il est désormais accessible au plus grand nombre et peut se pratiquer face à un public de plus en plus vaste. Un exemple d’actualité ? La multiplication du nombre d’experts médicaux en pleine pandémie de coronavirus. Gros plan sur un terme dont on n’a pas fini d’entendre parler.« Au début, quand on découvre un nouveau champ, on se découvre spontanément compétent (…) Nous sommes tous appelés à être victimes de cet ultracrépidarinanisme (…) Simplement, il faut en avoir conscience et, quand on a une parole publique qui peut avoir des effets politiques importants, il faut être prudent. » Étienne KleinAutrement dit, il ne faut surtout pas s’empêcher de se faire un avis et encore moins de l’exprimer. Mais il est bon, avant de se précipiter dans un cas comme dans l’autre, de s’interroger sur la fiabilité de nos connaissances et sur celle de nos sources d’information.

 

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