Pourquoi les faits ne suffisent pas à convaincre les gens qu’ils ont tort

Pourquoi est-il plus facile de nier les preuves factuelles que de renoncer à ses croyances ?

Comme l’écrivait Proust, « les faits ne pénètrent jamais le monde où vivent nos croyances ». Il n’existe pas de faits « neutres » qui expriment une signification en soi. Tout fait n’existe que dans un ensemble interprétatif qui lui donne son sens et sa validité.

La science traite des faits tout en construisant dans le même temps son propre récit interprétatif. Contrairement à ce que prétend le scientisme, l’activité scientifique ne consiste pas à produire de simples agrégats de faits nus. Le récit à travers lequel la science ordonne les faits émerge d’une interaction avec les autres dimensions que sont, entre autres, l’art, les luttes sociales, l’imaginaire affectif et plus globalement l’expérience vécue. Autant de dimensions qui participent à la production du sens commun.

Pour mieux comprendre ce point, il est utile de revenir sur la distinction, proposée par le philosophe allemand Leibniz et reprise en neurophysiologie, entre perception et aperception.

L’être humain comme l’ensemble des organismes vivants existe dans une interaction matérielle constante avec son milieu. La perception relève de ce premier niveau constitué de l’ensemble des couplages perceptifs que l’organisme établit avec son environnement physico-chimique et énergétique.

Pour illustrer ce dispositif, Leibniz donne l’exemple de la manière dont nous appréhendons le bruit d’une vague. Il explique que nous avons une perception infinitésimale des millions des gouttelettes d’eau qui affectent le nerf auditif sans que nous puissions apercevoir le bruit de chacune des gouttes d’eau. C’est seulement à un deuxième niveau, dans la dimension des corps organisés, que nous pouvons construire l’image sonore d’une vague. Ce qui signifie qu’une petite partie seulement de ce que nous percevons du soubassement matériel devient une aperception pour ensuite participer aux phénomènes de conscience.

La question centrale est donc de comprendre quand et pourquoi une aperception émerge. Celle-ci est d’abord déterminée par l’organisme qui aperçoit : un mammifère et un insecte ne produiront évidemment pas la même image aperceptive d’une vague. Dans le cas des animaux sociaux et en particulier des humains, l’aperception est également conditionnée par la culture et les instruments techniques avec lesquels ils interagissent.

Pour qu’il y est donc changement, il faut que l’information passe par le corps, par l’affect et soit vécu par la personne et pas juste reçu intellectuellement. Sinon elle ne pourra dépasser une croyance qui est elle l’interaction entres des informations et un vécu affectif et sensitif de ces dites informations.

Qui plus est, cette emprise de la croyance sur la preuve s’explique par d’autres facteurs étudiés en psychologie cognitive : 

Dans un ouvrage publié en 1956 intitulé Quand la prophétie échoue, le psychologue Leon Festinger et ses co-auteurs ont décrit ce qui est arrivé à une secte vouant un culte aux ovnis après que le vaisseau-mère extraterrestre attendu n’est pas arrivé à l’heure annoncée. Au lieu d’admettre leur erreur, « les membres du groupe ont cherché frénétiquement à convaincre le monde de leurs croyances », et ils ont fait « une série de tentatives désespérées pour effacer cette dissonance entre leur croyance et la réalité en faisant de nouvelles prédictions après la prophétie initiale, dans l’espoir que l’une finirait par être la bonne ». Festinger a qualifié cet état de dissonance cognitive, une tension inconfortable qui survient lorsque l’on considère deux idées contradictoires simultanément.

Dans leur livre Les erreurs des autres. L’autojustification, ses ressorts et ses méfaits, publié en 2007, les deux psychologues sociaux Carol Tavris et Elliot Aronson (un ancien étudiant de Festinger) documentent des milliers d’expériences démontrant comment les gens déforment et sélectionnent les faits pour les adapter à leurs croyances préexistantes et réduire leur dissonance cognitive. Leur métaphore de la « pyramide de choix » illustre comment deux individus ayant des positions proches – côte à côte au sommet de la pyramide – peuvent rapidement diverger et finir au pied de la pyramide sur des faces opposées, avec des opinions inverses, dès lors qu’ils se sont mis en tête de défendre une position.

Dans une série d’expériences, Brendan Nyhan, de Dartmouth College, et Jason Reifler, de l’Université d’Exeter, ont identifié un second facteur, connexe, qu’ils ont nommé « effet rebond » : corriger les erreurs factuelles liées aux croyances d’une personne n’est pas seulement inefficace, mais cela renforce ses croyances erronées, car « cela menace sa vision du monde ou l’idée qu’elle se fait d’elle-même (et qu’elle vie)».

 

Remarques :

On peut débunker, souligner les nombreux biais auxquels nous sommes tous soumis etc. mais cette démarche accentue généralement le fossé qu’il y a entre les personnes qui ont confiance en la science et le reste de la population. Comment alors renouer un lien entre les sciences et la société ? Pour ça il faut donner des raisons aux gens de faire confiance aux sciences.

La lecture de Bachelard est très intéressante (“La formation de l’esprit scientifique”) car il compare les livres de sciences de l’ère préscientifique (où la croyance explique la majorité des faits) avec ceux de ses contemporains. Il met en avant ce qui est essentiel à la vulgarisation. Le scientifique entretient à travers son œuvre une relation avec le lecteur. Il cherche à le mettre en confiance à travers une conversation. Il y a une grande présence de la psychologie dans les livres scientifiques de l’époque. Des vulgarisateurs l’ont bien compris : si l’on veut établir une véritable médiation entre le curieux et le savant, il est nécessaire d’étudier les craintes du curieux. Là où les politiques et gourous peu scrupuleux jouent avec les peurs, il faut que nous les rationalisions.

 

La science est l’esprit scientifique (dans les discussions internet) ne prennent pas assez en compte des points pourtant fondamentaux pour renouer le lien entre scientifiques et la population.

Dans un premier point, le besoin d’écoute est très important bien souvent relayé en 2ᵉ plan (voir mis de côté pour de multiples raisons plus ou moins légitimes.  Ne pas être dans une véritable écoute de ce que dit et /ou veux dire la personne est important. Sinon ces personnes iront voir des personnes qui les écoutent, peu importe ce que ces personnes leur proposeront par la suite.

Dans un deuxième point, il y a le fait de mettre du sens. Du sens autant personnel que collectif. La grande différence par exemple entre la médecine occidentale et les médecines traditionnelles se trouvent dans la place que le problème prends dans le lien entre les personnes en souffrance et son entourage. Le problème comme l’explique bien l’éthno-psychiatre Tobbie Nathan devient porteur d’un sens pour la personne et pour la place que la personne a dans son groupe. Le sens collectif ayant presque totalement disparu en occident.

Afin, dans un troisième point, arrive l’idée de prévenir plutôt que de guérir. Nous sommes dans une société de plus en plus complexe, incertaines et dont les recherches scientifiques montrent de plus en plus tous les dangers présents dans le quotidien et dans l’avenir. Autant personnel que social. Face à cela, il y a de plus en plus de personnes hypocondriaque, reflet d’une société anxieuse ne trouvant plus de base solide pouvant soutenir l’adversité et l’imprévu. Pouvoir poser un regard de prévention associe alors un cadre rassurant, un sentiment de contrôle et enfin une prise en compte réelle (voir les termes global ou holistique souvent présents), bref plus d’humanité dans les relations et l’attention porté sur l’autre.

Ne pas prendre en comptes ces points poussera toujours une multitude de personnes à aller voir des celles et ceux qui prendront cela en compte dans un cadre plus ou moins sain, et pour des raisons plus ou moins éthiques.

 

Voici donc des conseils de comportement à adopter pour apporter, un regard différent, chez une personne :

  1. Prendre en compte le vécu les affects de la personne
  2. Discuter, ne pas attaquer (pas d’attaque ad hominemni de point Godwin).
  3. Ecouter attentivement et essayer de d’analyser la position de votre interlocuteur avec précision, voir quel lien elle pose entre son affect et l’information qu’elle prends pour juste.
  4. Montrer du respect.
  5. Reconnaître que vous comprenez pourquoi quelqu’un peut soutenir cette opinion.
  6. Essayer de montrer comment changer de vision des faits n’implique pas nécessairement de changer de vision du monde, et comment ce changement peut affecter de manière positive ou neutre son vécu, ses affects.

 

Ces stratégies ne fonctionnent pas toujours pour changer de point de vue, mais en ces temps où il est devenu si courant de s’affranchir de la vérité dans le débat public, cela pourrait au moins aider à réduire les dissensions inutiles.

 


 

Pour terminer, un article intéressant et autocritique sur les problèmes des vulgarisateurs : 

 

[Opinion] Comment communiquer avec des gens qui sont cons ?

 

En complément, une playlist qui apporte critique et auto-critique sur la démarche scientifique :