Comment l’esprit critique s’est-il évanoui alors qu’il est peut-être ce qui garantit à chaque œuvre son lot de possibles et une pérennité à ses possibles ?
On est en crise, pour avoir de la critique il faut avoir des critères. Lorsque vous avez une crise les critères explosent. La crise qu’est-ce que c’est ? Il n’y a plus de critères, et donc vous allez inventer des nouveaux critères. Si j’ai déserté la sphère de l’art en revanche je me suis tourné du coté des ingénieurs, des juristes, des économistes, des syndicalistes. J’écoute ce qu’ils disent et je pense avec le réel. J’essaye avec eux de fabriquer de nouveaux critères. Je pense qu’il faut sortir d’une critériologie où la technique a été prise de contrôle par le consumérisme qui fait tout de nous.
Par Bernard Stiegler
Faisons une expérience de pensée.
Imaginons que dans une population donnée apparaisse une nouvelle maladie, qui affecte une personne sur mille. Les symptômes de cette pathologie n’étant ni visibles ni ressentis, nul ne sait dire qui est malade et qui ne l’est pas. Mais les chercheurs s’activent et finissent par mettre au point un test de dépistage dont la fiabilité est de 95 % et que l’on fait passer à l’ensemble de la population. Cela signifie que toute personne malade est détectée positive, mais que sur cent personnes non malades, en moyenne 95 sont négatives au test et 5 se révèlent au contraire positives, c’est-à-dire sont ce qu’on appelle des « faux positifs ». Soit maintenant une personne qui se révèle positive au test : quelle est la probabilité qu’elle soit malade ? Si vous réalisez un sondage dans votre entourage, vous constaterez que la proportion de ceux qui répondent « 95 % » à cette question est très élevée. Or, la bonne réponse est… seulement de 2 % !
Autrement dit, une personne positive au test a quatrevingt-dix-huit chances sur cent de ne pas être malade ! Ce résultat violemment contre-intuitif s’obtient à l’issue d’un raisonnement qui est pourtant simple. Appliquons le test de dépistage à une cohorte de mille personnes. En vertu de notre hypothèse, cette population contiendra en moyenne une personne malade, qui sera à coup sûr positive au test, et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf personnes non-malades. Compte tenu de notre seconde hypothèse, cinq pour cent de ces dernières – soit cinquante personnes – seront donc détectées positives par erreur. Au total, cinquante et une personnes se révéleront positives au test, alors qu’une seule parmi elles est malade. La probabilité qu’une personne soit malade si elle a été positive au test est donc égale à un divisé par cinquante et un, soit environ 2 %.
Conclusion : pour le cas d’école ici envisagé, c’est-àdire où la proportion de malades dans la population est très faible (ce qui ne correspond nullement, je le précise afin d’éviter tout malentendu, à la situation actuelle), il apparaît qu’un test fiable à 95 %, ce qui semble être un bon score, est moins utile que ce qu’on imagine spontanément. Évidemment, il ne faudrait pas en déduire – ce serait à la fois stupide et faux – que les tests de dépistage n’ont pas d’intérêt puisqu’ils sont au contraire indispensables! Il s’agit simplement de prendre conscience que la question de leur fiabilité est cruciale : dans l’exemple particulier que nous avons choisi, pour que le test donne des résultats vraiment tranchants, il faudrait que sa fiabilité soit encore plus proche de 100 %, ainsi qu’une formule simple permet de le démontrer. Dans les situations où la prévalence est bien plus grande que 1/1000, par exemple lorsque la maladie touche 5 % de la population, alors la probabilité qu’une personne positive au test soit malade grimpe à 51 % si la fiabilité du test est toujours de 95 %.
Cette conclusion surprenante prouve que notre cerveau peut être victime, ici ou ailleurs, de biais cognitifs. Elle illustre également le fait que la science ne se confond ni avec la déclinaison en roue libre de l’intuition, qu’elle prend souvent à contre-pied, ni avec le fameux « bon sens », qu’elle contredit presque toujours.Or, à l’occasion de cette épidémie de Covid-19, nous voyons se propager, notamment sur les réseaux sociaux, une forme très intense et très contagieuse de « démagogisme cognitif », c’est-àdire d’un type de discours qui promeut des points de vue intuitifs et souvent erronés sur toutes sortes de sujets. Par exemple, à propos de tel ou tel traitement dont l’efficacité éventuelle n’est pas encore formellement établie – et pour cause, cela demande du temps et réclame un gros travail de recherche ! –, on a pu lire sous la plume de certains responsables politiques (qui, heureusement, ne sont pas – ou plus – aux affaires…) de courtes déclarations commençant par: « Je ne suis pas médecin, mais je pense que…».
Ainsi est-il devenu possible d’avoir suffisamment confiance dans son seul ressenti (sans doute dopé en intraveineuse par un surdimensionnement de l’ego) pour trancher d’un simple coup de phrase – en reconnaissant ne rien y connaître ! – des questions vertigineusement complexes.
Il y a une confusion entre le droit d’avoir une opinion et la validité de cette opinion dans un champ spécialisé.
Étienne Klein critique la tendance croissante à prendre la parole sur des sujets techniques ou scientifiques sans compétence reconnue dans le domaine. L’expression « Je ne suis pas médecin mais je… » illustre cette posture paradoxale où l’on reconnaît ne pas être compétent, tout en donnant immédiatement son opinion comme si elle valait autant que celle d’un spécialiste. Étienne Klein dénonce une « démocratisation » mal comprise, où l’on croit que toute parole a la même légitimité, indépendamment de sa rigueur ou de sa compétence. Dans les médias ou sur les réseaux sociaux, toutes les paroles semblent se valoir, qu’elles viennent d’un expert en épidémiologie ou d’un simple commentateur. Cela provoque une forme de relativisme où la science devient une opinion parmi d’autres.
L’attitude du « je ne suis pas médecin mais… » traduit aussi une défiance envers les institutions scientifiques et médicales, accusées parfois de faire partie d’un système opaque ou intéressé. Cette crise de confiance favorise la montée des discours pseudo-scientifiques ou complotistes.
La nécessité de redonner sa place à l’expertise
Klein plaide pour une meilleure reconnaissance de ce que signifie être expert : ce n’est pas parler à la place des autres, mais éclairer le débat avec des connaissances solides, tout en reconnaissant les incertitudes propres à la science. Il rappelle que la science ne donne pas des vérités absolues, mais propose des modèles, des hypothèses, des tests – ce qui n’en fait pas une opinion.
Derrière cette analyse, Klein esquisse aussi une critique plus large de notre époque : une société de la communication rapide, du buzz, de l’immédiateté, où la nuance disparaît au profit de jugements tranchés et souvent mal informés.
source : le tract d’ÉTIENNE KLEIN « je ne suis pas medecin mais…. »
Pour aller plus loin :
PS : Comment bien lire et comprendre une étude scientifique