L’idée de colonialisme du temps désigne une forme d’appropriation, de hiérarchisation et de domination des temporalités vécues, comparable aux logiques impérialistes qui ont façonné les rapports Nord-Sud ou centre-périphérie. Si le colonialisme classique s’est manifesté par l’occupation de territoires, la captation de ressources et l’imposition de cultures, ce colonialisme d’un genre nouveau s’exerce sur un terrain plus insaisissable : celui du temps, de nos rythmes de vie, de nos manières d’habiter l’instant, d’envisager le futur ou de lire le passé. Il implique une violence symbolique et matérielle sur les temporalités singulières au profit d’un temps abstrait, linéaire, productif, synchronisé à l’échelle globale.
L’accélération comme forme contemporaine de domination
Le sociologue Hartmut Rosa a montré que notre monde est structuré par l’accélération sociale : tout doit aller plus vite, depuis la production économique jusqu’aux communications, en passant par les expériences de vie. Ce régime temporel n’est pas neutre. Il écrase les temporalités lentes, contemplatives, communautaires, liées au soin, à la mémoire ou à la nature. Or, ces formes de vie « non-productives » sont souvent associées à des modes d’existence non occidentaux, ruraux, indigènes, féminins ou spirituels. Dans cette perspective, l’accélération est une forme d’impérialisme temporel : elle dépossède les individus et les cultures de leur capacité à vivre à leur rythme, à ralentir, à célébrer le silence, le repos ou le rituel. On peut y voir une continuité du colonialisme : non plus par les armes ou les frontières, mais par la standardisation techno-économique du temps global.
Depuis les analyses de Michel Foucault, on sait que la modernité capitaliste s’est appuyée sur une discipline du temps : horaires, routines, minuteries, cadences. Le temps n’est plus vécu, mais mesuré, compté, rentabilisé. Cette gestion rationnelle s’est étendue à tous les aspects de la vie : le temps de sommeil, de loisir, de parentalité, d’attention. Aujourd’hui, cette rationalisation atteint son paroxysme avec la marchandisation des micro-moments : l’économie de l’attention transforme chaque seconde disponible en ressource à capter. Le colonialisme du temps prend ici la forme d’une extraction continue du temps vécu pour le convertir en valeur économique.
Ivan Illich : pour une libération des temporalités
Dans Énergie et équité et La convivialité, Illich critique la manière dont les sociétés industrielles imposent un temps uniformisé, mesuré, standardisé, dont l’unité est l’efficacité. Ce temps devient un outil d’organisation sociale, entièrement au service de la production et de la consommation. À l’école, à l’hôpital, dans les transports ou dans les loisirs, la montre dicte nos actions. Illich montre que cette domination du temps mesuré est liée à la dépendance aux systèmes techniques. Par exemple, avec l’automobile, on pourrait croire que l’on gagne du temps, mais l’entretien, le travail pour payer la voiture, les embouteillages, etc., créent une dette temporelle. Le temps gagné est illusoire : on vit en fonction de la machine, non plus selon son propre rythme.
Face à cela, Illich défend le temps vernaculaire (du latin vernaculus, « domestique », « du lieu natal ») : un temps enraciné dans les usages quotidiens, communautaires, adaptés aux saisons, aux fêtes, aux besoins propres à une culture. C’est un temps non aliéné, qui ne cherche pas à être « rentable », mais qui permet aux individus de participer activement à la vie collective. Le temps convivial est celui que l’on partage pour prendre soin, discuter, cuisiner, cultiver, prier, fêter, sans être soumis à un agenda productiviste. Illich y voit une condition de la liberté humaine : pouvoir user du temps selon ses propres règles, et non selon une norme imposée par une structure centrale.
Le monopole du temps planifié : une nouvelle forme de colonialisme
Dans une perspective proche de celle de Walter Benjamin ou des penseurs décoloniaux, Illich critique la planification du temps comme une forme moderne de domination. Quand l’école planifie le temps d’apprentissage, quand l’État détermine les horaires valables, quand l’entreprise dicte l’agenda du travailleur, le temps devient un instrument de contrôle. Ce monopole temporel se diffuse aussi dans le Sud global à travers la modernisation, l’aide au développement, les rythmes du marché mondial. Les ritmes locaux, saisonniers, religieux ou festifs sont alors marginalisés ou ridiculisés comme archaïques. Illich y voit une colonisation des structures symboliques et culturelles des peuples.
Walter Benjamin s’oppose frontalement à l’idée que l’histoire suit un cours progressif, continu et rationnel. Cette vision, propre à l’historicisme occidental, impose une temporalité unique : celle du progrès, qui justifie le présent en l’inscrivant dans une évolution supposée inévitable. Or, cette temporalité est aussi celle de l’idéologie coloniale : les peuples « non modernes » sont perçus comme n’étant pas encore entrés dans l’Histoire, comme vivant dans une autre époque. Dans la neuvième thèse, Benjamin évoque l’ange de l’histoire, inspiré du tableau Angelus Novus de Paul Klee : tourné vers le passé, il voit s’accumuler les ruines que le progrès laisse derrière lui, tandis qu’une tempête, le progrès lui-même, le pousse irrésistiblement vers l’avant. Cette image symbolise une histoire construite sur les catastrophes, que la modernité masque derrière un récit de rationalité et d’amélioration. « Il y a un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus. Un ange y est représenté. Là où nous apercevons une chaîne d’événements, il voit une seule et unique catastrophe. »
À ce temps historique linéaire et dominateur, Benjamin oppose une temporalité messianique, faite d’instants de rupture, capables d’ouvrir des brèches dans le cours de l’histoire. Ce temps n’est pas chronologique mais kairologique, c’est-à-dire orienté vers l’irruption du sens, de la justice, de la mémoire vivante des vaincus. La tâche de l’historien émancipateur, écrit-il, est de « brosser l’histoire à rebrousse-poil ». Cela signifie rendre justice aux opprimés non pas en les insérant dans un récit linéaire, mais en ravivant leur présence, en arrachant leurs combats à l’oubli imposé par les vainqueurs. Le temps messianique est un temps interrompu, qui suspend la logique du progrès pour faire advenir un autre rapport au passé, au présent et au futur.
Dans une perspective décoloniale, on peut relire Benjamin comme un penseur de la résistance aux temporalités impériales. Le colonialisme ne s’est pas seulement exercé par la force mais aussi par la réécriture du passé et l’imposition d’un futur désirable selon les normes européennes. En cela, la conception du progrès a fonctionné comme une destruction symbolique des temporalités autochtones. Benjamin donne les armes conceptuelles pour penser une désobéissance temporelle : raviver les mémoires refoulées, résister à l’accélération et à l’uniformisation, faire advenir une politique de la mémoire active. Il inspire aujourd’hui aussi bien les mouvements indigènes que les critiques du capitalisme néolibéral et de l’accélération numérique.
Temporalités indigènes et résistances au colonialisme du temps
De nombreuses traditions autochtones, en Amazonie, en Océanie, dans les Andes, chez les peuples aborigènes ou amérindiens, conçoivent le temps non comme une ligne mais comme un cycle. Les saisons, les migrations animales, les cérémonies agricoles ou spirituelles scandent la vie en lien étroit avec les rythmes naturels. Le temps est incarné dans les lieux, les ancêtres, les plantes, les chants, les mythes. Il n’est pas extérieur au monde, mais immanent à la relation entre les vivants. Dans cette perspective, le passé n’est pas dépassé : il est présent dans la mémoire rituelle, dans les récits, dans les gestes transmis. Le futur, lui, n’est pas une projection abstraite, mais un prolongement de l’équilibre à maintenir entre les forces du monde. Il s’agit d’un temps pluriel et qualitatif, où chaque moment a sa texture propre, où les ruptures (comme les deuils ou les naissances) réorganisent le rapport au monde.
Résistances par les rituels, les fêtes et la mémoire
Face à la normalisation temporelle occidentale, de nombreuses luttes indigènes sont des luttes temporelles. Les fêtes traditionnelles, les danses saisonnières, les calendriers rituels sont autant de manières de résister à l’uniformisation du temps. Préserver ces temporalités, c’est refuser d’entrer totalement dans l’ordre productiviste et libéral. Les zapatistes du Chiapas, par exemple, parlent d’un temps « qui prend le temps », d’un « temps d’en bas ». Leur autonomie s’exprime dans des rythmes communautaires, des temps de parole partagés, des décisions lentes. De même, les peuples quechuas ou mapuches revendiquent un temps territorialisé, lié à la Pachamama, à la terre-mère, à la circulation des cycles sacrés. Ces résistances ne sont pas passéistes, mais créatrices de futurs alternatifs, d’écotopies vivantes, d’économies du soin.
Vers une politique de la pluralité temporelle
Reconnaître les temporalités indigènes, c’est contester le monopole occidental du temps historique. C’est aussi ouvrir la possibilité de cohabiter dans un monde pluritemporel, où différentes visions du temps peuvent dialoguer sans se hiérarchiser. Des penseurs appellent à une réinvention du politique fondée sur cette pluralité sensible, rythmique et cosmique. Il ne s’agit pas simplement d’un retour aux origines, mais d’un geste éminemment actuel : face à l’accélération technocapitaliste, à l’effondrement écologique et à la fatigue sociale, ces visions du temps sont des ressources spirituelles et politiques pour une autre manière d’habiter la Terre.
Le colonialisme du temps repose sur l’effacement des rythmes pluriels du monde. Mais ces temporalités reviennent, se réaffirment, s’organisent. Résister, c’est ralentir, c’est fêter, c’est raconter, c’est cultiver des temps de présence. Dans un monde saturé d’horloges et d’algorithmes, les peuples indigènes nous rappellent que le temps n’est pas une ligne à suivre, mais une danse à rejoindre.