Culture & Sagesse : Hayao Miyazaki

L’œuvre d’Hayao Miyazaki, cinéaste japonais et cofondateur du studio Ghibli, constitue une véritable philosophie en images. Par la subtilité de ses récits, la densité morale de ses personnages et sa vision profondément organique du monde, Miyazaki propose une sagesse du vivant, de la lenteur, et de la relation. Son univers résonne avec les pensées de différents philosophes contemporains, qui tous, à leur manière, ont tenté et tente de penser une forme de résistance éthique face aux impasses de la modernité technocratique.

 

Utopie réaliste et relationnelle

Le solarpunk n’est pas une utopie naïve, mais une réponse poétique et politique à la crise écologique. Il imagine des sociétés soutenables, décentralisées, ancrées dans les énergies renouvelables, le soin mutuel et la coopération avec le vivant. C’est exactement ce que montre Miyazaki dans des films comme Nausicaä de la vallée du vent : une civilisation post-apocalyptique qui cherche non à dominer la nature, mais à réconcilier technique et écologie. Il ne s’agit pas de revenir à la bougie, mais d’imaginer un progrès doux, enraciné, humain.

Les personnages Ghibli ne cherchent pas à conquérir ou dominer, mais à tisser des liens — avec les autres, les lieux, les traditions. Dans Le voyage de Chihiro, la jeune héroïne sauve non pas par la force, mais par l’écoute, la gratitude et la reconnaissance des noms. La mémoire du lien devient ici une arme contre l’oubli et l’aliénation. Cette éthique relationnelle s’oppose frontalement à l’individualisme moderne. L’héroïsme, chez Ghibli, est toujours collectif, traversé de dépendances mutuelles. L’utopie n’est pas celle d’une société parfaite, mais celle d’un tissu social vivant, réparé par la confiance, la coopération et le soin mutuel. Comme l’écrit la philosophe Sandra Laugier, le souci des autres, loin d’être secondaire, constitue une base morale première.

Dans un monde souvent violent et précaire, les films Ghibli proposent une forme de résistance douce, faite de persévérance, de créativité et de bonté. Les protagonistes — souvent des enfants ou des figures marginales — n’incarnent pas des surhommes, mais des êtres fragiles qui tiennent bon. Dans Kiki la petite sorcière, l’épreuve est celle du doute et de la perte d’inspiration ; la réponse n’est pas une victoire éclatante, mais la redécouverte lente du désir. Ce type de narration repose sur une utopie de la fragilité, que l’on peut rapprocher de la philosophie d’Ivan Illich ou de la sagesse camusienne. Il s’agit moins de changer le monde par un grand bouleversement que de préserver les conditions sensibles de son habitabilité : une manière de « vivre sans se mentir », au milieu de la beauté et du tragique.

 

Une écologie spirituelle : vivre avec, non contre

L’univers Ghibli est profondément animiste : la nature y est peuplée d’esprits, de kami, de forces invisibles qui habitent les arbres, les rivières, les montagnes. Cette représentation, héritée du shintoïsme mais également proche de certaines pensées écologiques contemporaines (comme celle de James Lovelock avec Gaïa), refuse la réduction de la nature à un ensemble de ressources. Dans Princesse Mononoké, les animaux géants et les forêts sont des puissances sacrées que l’humain doit respecter. Leur colère n’est pas celle d’êtres malfaisants, mais de protecteurs blessés. Le drame naît d’un monde qui a oublié que le vivant n’est pas une machine, mais une altérité pleine. Ce respect de la vie comme mystère — et non comme objet — constitue le fondement d’une écologie spirituelle.

Le lien entre l’humain et le vivant, chez Ghibli, est toujours relationnel et dynamique. Il ne s’agit ni de soumission ni de contrôle, mais de cohabitation, de négociation, parfois de réparation. Nausicaä de la vallée du vent incarne pleinement cette figure : l’héroïne ne combat pas la forêt toxique, elle apprend à l’écouter, à la comprendre, à la soigner. Là où d’autres voient des menaces, elle perçoit un système blessé et cherche à rétablir une harmonie. Cette tension rejoint la pensée de Bruno Latour, qui appelle à « atterrir », c’est-à-dire à repenser notre ancrage terrestre dans une perspective relationnelle. Latour, comme Miyazaki, considère que nous devons apprendre à « composer avec » les êtres de la Terre, humains et non-humains. Il ne s’agit pas de retour à la nature, mais d’une écologie des relations.

 

La nuance morale : comprendre plutôt que juger

Chez Ghibli, l’ennemi n’est jamais un monstre à abattre, mais un être à comprendre. Princesse Mononoké offre l’exemple emblématique de Dame Eboshi : elle détruit la forêt, tue les dieux-animaux, et pourtant elle sauve les lépreux, libère les femmes de la prostitution, construit un havre de dignité. Elle n’est pas une force du mal, mais une volonté humaine, trop humaine, de construire dans un monde dur. Cette ambivalence vaut aussi pour les créatures surnaturelles. Sans-visage dans Le Voyage de Chihiro, d’abord effrayant et dévorant, révèle une profonde solitude. Il suffit d’un regard bienveillant et d’un geste de compassion pour le transformer. Ainsi, le mal n’est pas un absolu, mais souvent un dérèglement, un appel à être vu, reconnu, réparé.

L’univers Ghibli brouille constamment les frontières entre allié et adversaire. Dans Le Château ambulant, la sorcière des Landes commence comme une ennemie inquiétante, puis devient une vieille dame vulnérable que Sophie prend en charge. Dans Nausicaä de la vallée du vent, les envahisseurs sont motivés par la peur, les habitants par la survie — chaque camp a ses raisons, et aucune n’est pleinement juste. Cette réversibilité morale repose sur une vision profondément humaniste : les identités ne sont pas fixes, les personnes évoluent, les conflits révèlent des douleurs plus que des volontés de nuire. Le récit devient alors un lieu de transformation, non de condamnation. Il s’agit de rendre justice à la complexité des êtres, plutôt que de les réduire à des rôles.

Cette posture narrative est aussi un enseignement : elle forme notre regard à la patience, à l’empathie, à la suspension du jugement. Dans Le Tombeau des lucioles, Takahata ne condamne ni les adultes ni les enfants, mais montre les impasses de l’orgueil, de l’incompréhension mutuelle, de la guerre. Il ne nous dit pas qui a raison, mais comment chacun, à sa place, agit selon ses limites. Le cinéma Ghibli devient ainsi une école morale du discernement. Il nous apprend que comprendre n’est pas excuser, mais chercher à voir le monde avec plus de profondeur. Cette attitude, proche de la pensée d’Hannah Arendt sur le « jugement élargi », est aussi un acte politique : dans un monde qui condamne vite, Ghibli réhabilite le temps long de l’intelligence morale.  La sagesse ici est de reconnaître la complexité du réel (on pense aussi à Edgard Morin), et choisir la compassion plutôt que la domination morale.

 

L’éloge de la lenteur et du soin

Chez Ghibli, faire le ménage, cuisiner, réparer un toit ou arroser un jardin ne sont pas des moments secondaires : ce sont des scènes centrales, filmées avec un soin particulier, parfois plus longuement que les moments d’action. Dans Le Château ambulant, Sophie balaie le sol de la demeure du magicien, et ce geste modifie l’espace tout entier. Dans Mon voisin Totoro, la famille emménage dans une maison en ruine, qu’elle réanime à force de petits travaux et d’ajustements patients. Ce détail du quotidien devient un acte politique au sens d’Hannah Arendt : non pas spectaculaire, mais porteur d’un monde commun. Il incarne une autre forme de puissance — non pas transformer brutalement, mais accompagner, ajuster, entretenir. Le soin du monde passe ici par une attention aux choses modestes, aux rythmes lents, aux formes de travail invisibles.

Lenteur ne signifie pas immobilité, mais disponibilité. Les films Ghibli invitent à voir ce qui, d’ordinaire, échappe à la perception : le vent dans les feuilles, la lumière sur le sol, le bruit de la pluie sur le toit. Cette attention fine au monde environnant n’est pas seulement esthétique, elle est spirituelle. Elle engage une forme de présence, de résonance avec le réel. La lenteur permet le soin de soi, des autres, et du monde. Ce soin n’est pas réservé aux figures maternelles, mais traverse tous les âges et rôles. Dans Le Voyage de Chihiro, l’héroïne prend soin d’un esprit malade, d’un sans-visage perdu, de ses parents transformés. Elle apprend que soigner, c’est comprendre, écouter, respecter le rythme de l’autre. Cela rejoint les réflexions d’Hartmut Rosa, qui dénonce les effets déshumanisants de la vitesse, de l’efficacité technocratique, et prône une société conviviale, lente, autonome. Pour Rosa, il faut retrouver une forme de résonance du temps long, dans notre environnement. L’imaginaire de Miyazaki est une traduction visuelle de cette pensée : ses personnages marchent, jardinent, réparent, prennent soin.

 

L’imaginaire comme puissance politique douce

Loin des utopies abstraites ou futuristes, Ghibli invente des mondes vivables, incarnés, à échelle humaine, dans lesquels se dessinent d’autres formes de vie. Ces mondes ne sont pas idéalisés : ils sont traversés de conflits, de douleurs, de pertes. Mais ils offrent toujours la possibilité d’un lien juste avec les autres, humains ou non-humains. Dans Mon voisin Totoro, le quotidien d’une famille rurale devient le théâtre d’une cohabitation magique avec des esprits naturels. Ce n’est pas un monde spectaculaire, mais un monde où le merveilleux et le simple coexistent, et où la bienveillance structure les rapports. Cette utopie sensible nous apprend que le politique peut commencer par la manière dont on habite, dont on écoute, dont on prend soin.

La force politique de Ghibli réside aussi dans sa subversion des récits dominants : les héros sont souvent des enfants, des filles, des marginaux ; les « ennemis » sont complexes ; les conflits ne se résolvent pas par la victoire mais par la compréhension. C’est une forme de désobéissance poétique à la norme narrative. Dans Le Château ambulant, la guerre fait rage, mais la magie, l’amour, et la lente déconstruction des malédictions prennent le pas sur les logiques militaires. Le film ne dénonce pas frontalement la guerre : il l’invalide par contraste, en valorisant ce qui en annule les ressorts. Ce renversement silencieux des valeurs (force, efficacité, pouvoir) est une politique douce : elle ne détruit pas, elle transforme.

Les films Ghibli agissent aussi sur la formation de nos désirs : ils offrent d’autres images de la réussite, du bonheur, de la puissance. Ce ne sont pas les plus forts qui gagnent, mais les plus justes ; pas ceux qui possèdent, mais ceux qui soignent ; pas ceux qui dominent, mais ceux qui comprennent. Cette esthétique du « vivre avec », du « prendre le temps », du « comprendre l’autre », façonne un imaginaire qui réoriente en douceur notre subjectivité. Comme le dit Cornelius Castoriadis, l’imaginaire social institue des normes, des valeurs, des sens du monde. Ghibli participe de cette institution imaginaire en nous proposant des modèles alternatifs de vie bonne. Non pas imposés, mais ressentis, expérimentés, aimés à travers le récit. Le spectateur n’est pas convaincu, il est touché, déplacé, réaccordé à d’autres fréquences du monde. Loin du divertissement, c’est une pratique du monde. Cela rejoint la pensée de Benasayag qui affirme que « créer, c’est vivre avec et dans le réel », la liberté suppose de repenser nos outils, nos institutions, nos symboles. Chez Miyazaki, l’imaginaire ne nie pas la réalité : il la prolonge en sens, il en fait une matière à transformation. 

Le solarpunk est une fiction politique : il dit que le futur n’est pas nécessairement apocalyptique. Il faut oser rêver un monde habitable, joyeux, régénératif. Cette utopie visuelle est déjà une forme d’action. C’est ce que fait Miyazaki depuis toujours : ses récits ne nient pas les conflits, mais ils offrent des figures d’espérance, des enfants courageux, des esprits protecteurs, des communautés solidaires. L’imaginaire y est une forme de résilience active, une alternative au cynisme.

 

La technologie réinventée : artisanale, conviviale, organique

Le solarpunk ne rejette pas la technologie, mais il la relocalise. Il la rend conviviale, ouverte, réparable, appropriable. C’est une critique du techno-capitalisme au nom d’un savoir-faire intégré dans le tissu social. Chez Ghibli, les machines ne sont pas standardisées ni impersonnelles : elles portent les marques du travail manuel, de l’imperfection, du soin. Dans Le Château ambulant, le château lui-même est un assemblage hétéroclite de pièces, de bruits, de formes organiques, qui évoque plus un être vivant qu’une architecture rationnelle. Il fume, tousse, se déplace lentement, et semble répondre aux émotions de ses habitants. Dans Nausicaä de la vallée du vent, les engins volants ressemblent à des insectes géants, conçus pour se mouvoir avec le vent, dans une logique d’harmonie plus que de contrôle. Cette esthétique de la machine vivante, bricolée, expressive, s’oppose à celle des gigantesques armes mécaniques destructrices. Ce n’est pas la technologie en soi qui est problématique, mais son usage désincarné, son abstraction. Cette approche invite à penser la technique non comme une infrastructure imposée, mais comme une prolongation du geste humain, une extension de la main ou du lien — non pas ce qui nous remplace, mais ce qui nous relie.

Ghibli ne sépare jamais complètement la technique du sacré, du vivant ou du rêve. La technique devient parfois pont entre les mondes : entre l’humain et l’animal, entre le visible et l’invisible, entre l’ancien et le nouveau. C’est une technologie enchantée, non pas magique, mais animée d’une qualité symbolique. Dans Le Château dans le ciel, les robots géants, vestiges d’une civilisation oubliée, deviennent gardiens de la nature, protecteurs d’un jardin suspendu. Ils incarnent une technologie réconciliée avec la vie, capable de mémoire, de deuil, de soin. La machine n’est pas l’opposée du monde vivant, mais sa compagne silencieuse, potentiellement bienveillante si elle est intégrée à une éthique du vivant. Cette technologie poétique révèle que le problème n’est pas la technique, mais l’imaginaire dans lequel elle s’inscrit. Ghibli propose un imaginaire où la technique s’émancipe de la domination pour devenir médiation.

Dans La Convivialité, Illich affirme que les outils et institutions doivent rester à une échelle humaine, permettant l’autonomie, la participation et l’entraide. Il critique la contre-productivité des systèmes modernes, où plus d’école déséduque, plus de soins déresponsabilisent, plus de transport désintègre les communautés locales. Pour Illich, le progrès technologique n’est pas neutre : il engendre des rapports de pouvoir et impose des normes de vie hétéronomes. Il propose en réponse une société post-industrielle, fondée sur la subsidiarité, la simplicité volontaire, la mutualisation des savoirs, et la relocalisation des choix politiques. Cette société ne rejette pas toute technologie, mais promeut un usage mesuré, approprié et démocratiquement contrôlé des outils.

Le solarpunk, les histoires de Miyazaki et la pensée illichienne convergent sur plusieurs points fondamentaux :

  • La technologie comme choix éthique : Là où Illich propose une « technologie conviviale », le solarpunk célèbre les technologies open-source, réparables, accessibles, et orientées vers le bien commun. Le low-tech (bicyclette, four solaire, phytoépuration, agriculture urbaine) y prend le pas sur la haute technologie centralisée.
  • L’autonomie collective : Illich insiste sur le pouvoir d’agir des communautés locales sans dépendance aux experts. Il valorise des modes de gouvernance horizontaux, participatifs, souvent inspirés des communs.
  • La sobriété joyeuse : La richesse n’est pas accumulation matérielle mais intensité des liens, beauté du quotidien, équilibre avec le vivant. Loin de la pénurie, la sobriété devient une forme d’abondance partagée.
  • La critique de l’arraisonnement technique : Illich dénoncent une société où l’homme devient dépendant des machines et perd sa capacité à habiter le monde.

 

Conclusion

À travers tous ces fils — lenteur, soin, imaginaire, écologie, nuance, technique — les films Ghibli tissent une sagesse du quotidien et une politique douce qui redonnent du sens à l’expérience humaine. Ils ne prônent pas le retour au passé, mais l’ouverture à une modernité plus lente, plus juste, plus vivable. Ils ne s’adressent pas à notre raison seule, mais à notre cœur, notre attention, notre capacité à nous relier. Ce que Ghibli nous enseigne, c’est qu’il est possible de changer de monde sans changer de planète — en changeant notre manière de la regarder, de l’habiter, de la raconter. C’est une politique poétique, profondément enracinée dans la vie ordinaire, qui fait de chaque geste, chaque rencontre, chaque souffle, un acte de résistance à la brutalité, et une promesse de recommencement. La sagesse de Miyazaki n’est donc ni dogmatique ni théorique : c’est une sagesse vécue, incarnée dans des récits où chaque geste a un sens, où chaque personnage porte une part de lumière et d’ombre. En convoquant des philosophes contemporains, on comprend mieux à quel point Miyazaki ne fait pas que raconter des histoires : il propose une manière d’habiter poétiquement le monde, dans une époque qui semble avoir perdu cette capacité. Sans en revendiquer le nom, Hayao Miyazaki est peut-être l’un des grands précurseurs du solarpunk. Il en partage la vision holistique, l’amour du vivant et la puissance narrative. Son œuvre pourrait être décrite comme une utopie concrète animiste, dans laquelle les forêts, les vents, les esprits et les humains cohabitent dans un monde fragile mais habitable.

 

 

 

 

un autre regard sur cet auteur

 

Il peint la vie fragile, éclatante et tremblante,
Où l’espoir est tenace et la peine indulgente.
Le monde est un jardin qu’on détruit sans remords,
Mais la graine survit dans les cendres des morts.

Ses filles sont des phares dans la brume des âges,
Debout face au chaos, sans peur et sans carnage.
Elles marchent sans haine, mais le regard profond,
Portant l’humble pouvoir de dire un vrai non.

Miyazaki nous dit, d’un pinceau de lumière :
Écoute le silence et marche avec la Terre.
Le mystère est partout, jusque dans un sourire,
Et l’amour le plus pur est celui de ne pas nuire.