Le communal et les communs : l’utopie du partage

À l’heure où le capitalisme global s’essouffle et où l’État-nation peine à incarner un horizon commun, émerge un paradigme discret mais radical : celui du commun. Il ne s’agit plus de rêver un futur parfait, mais d’expérimenter des formes de vie partagée ici et maintenant. L’utopie du commun ne cherche pas l’unité totale, mais la coexistence organisée des différences.

 

Face à la privatisation du monde et à la fragmentation des liens, elle oppose un autre principe politique : la co-responsabilité. Dans un monde où tout semble être devenu marchandise, les communs rappellent que certaines choses, l’eau, l’air, le savoir, la parole, le soin, ne peuvent appartenir à personne sans trahir le tout. Suivant Elinor Ostrom, prix Nobel d’économie, les communs sont des systèmes où une ressource est gérée collectivement par une communauté selon des règles qu’elle définit elle-même. Ils s’inscrivent entre deux logiques dominantes : la logique marchande (appropriation privée, compétitive) ; la logique étatique (centralisation, délégation verticale). Mais le commun propose une troisième voie : celle de l’autogouvernement collectif. Il s’agit d’un espace où la politique se réinvente au ras du sol, non plus par délégation, mais par participation directe. « Le commun n’est pas un bien, mais une pratique instituante. » Dardot & Laval, 2014

 

Le communal : une politique du faire-ensemble

Dans la perspective de la science politique, le communal est une forme d’institution politique alternative, ni anarchique ni hiérarchique. Il incarne ce que Cornelius Castoriadis appelait l’autonomie instituante : la capacité d’une communauté à se donner ses propres lois et à réfléchir collectivement sur son ordre. Le pouvoir y est horizontal, circulant, et constamment renégocié. Cette plasticité institutionnelle fait du commun un laboratoire démocratique, une démocratie du faire plutôt que du dire, du geste plutôt que du vote. Des expériences concrètes (ZAD de Notre-Dame-des-Landes, communs urbains de Naples, coopératives énergétiques ou plateformes solidaires) démontrent qu’il est possible de produire des institutions vivantes, fondées sur la délibération continue et non sur la délégation définitive. Cette logique rejoint la distinction opérée par Hannah Arendt entre le pouvoir (qui naît de l’agir ensemble) et la domination (qui s’exerce sur les autres). Le commun, en ce sens, est pouvoir sans domination, politique sans autorité transcendante.

 

La crise de la souveraineté et la révolution du commun

Les communs marquent une crise du modèle moderne de souveraineté. Depuis Hobbes, la politique occidentale repose sur une fiction : celle d’un pouvoir unifié, incarné dans un État garant de la sécurité et de la propriété. Mais ce modèle vertical s’effrite. L’utopie du commun ne cherche pas à le remplacer par un autre Léviathan, mais à disséminer le pouvoir, à en faire une ressource circulante, relationnelle, partagée. Le commun devient alors un principe de ré-agencement du pouvoir : il ne s’agit plus de conquérir le centre, mais de tisser des périphéries actives. Cette approche politique résonne avec les travaux du municipalisme libertaire de Murray Bookchin, ou encore les pratiques du féminisme du care qui politisent les activités de soutien mutuel.

 

La démocratie du commun : vers une refondation de l’espace public

Les communs ouvrent la voie à une démocratie post-représentative. Dans cette vision, la participation ne se limite pas au suffrage, mais s’incarne dans les processus de décision partagée, de transparence et de responsabilité mutuelle. L’espace public devient un espace de co-gestion, un commun discursif où la parole circule comme une ressource commune.
Cette conception s’oppose à la logique du spectacle politique dénoncée par Guy Debord, et rejoint les formes pour qui le dissensus et la conflictualité sont des composantes vitales du politique. Ainsi, l’utopie du commun ne cherche pas l’harmonie parfaite, mais une capacité à coexister dans le désaccord, à maintenir la pluralité sans la guerre. Elle est une politique du lien sans fusion, une fraternité lucide.

 

L’économie politique du commun : résistance et alternative

Dans un monde saturé par la logique de la rareté et de la compétition, les communs constituent une économie politique de la suffisance et de la coopération. Ils déplacent la question : il ne s’agit plus de savoir qui possède quoi, mais qui prend soin de quoi. Cette perspective rejoint les analyses d’Ivan Illich sur la convivialité : un mode de société où les outils, les savoirs et les institutions sont au service de la communauté, non de sa domination. Le commun devient ainsi un acte de résistance politique face à la marchandisation du monde : un refus du « tout-propriété », du « tout-compétition », et du « tout-État ». C’est une forme d’utopie réaliste et insurgée, non pas révolutionnaire au sens classique, mais révolutionnaire par contagion, par multiplication d’espaces autonomes qui redéfinissent le sens du politique.

 

Vers une cosmopolitique du commun

Au croisement des sciences humaines et politiques, le communal s’affirme enfin comme une cosmopolitique, au sens donné par Isabelle Stengers : une manière d’habiter la Terre avec les autres, humains et non-humains. Le commun devient une forme d’inclusion élargie du vivant : une politique du monde-terre, une écologie de la cohabitation. « Le commun, c’est le nom du monde lorsqu’il cesse d’être ressource pour redevenir relation. » Ainsi se dessine une utopie du partage, non comme idéal lointain, mais comme horizon d’action : une politique des interdépendances, une diplomatie du vivant, un art de gouverner sans dominer.

 

Conclusion : l’utopie pragmatique du XXIᵉ siècle

L’utopie du commun n’est pas une échappée romantique : c’est un réalisme à visage humain, un réapprentissage du collectif à l’ère du déracinement. Elle propose une politique du soin, du lien et de la lenteur, capable de répondre aux crises systémiques, écologiques, sociales, démocratiques, qui traversent nos sociétés. À l’opposé des grandes architectures idéologiques du XXᵉ siècle, elle ne cherche pas à imposer un modèle universel, mais à multiplier des foyers d’expérimentation, des « zones de communs » où la politique redevient pratique de la vie. Et peut-être que l’avenir de la démocratie se joue moins dans les parlements que dans les potagers partagés, moins dans les constitutions que dans les conversations, moins dans les grands récits que dans les gestes du commun.