Le Hopepunk ou la création de récits pour un avenir désirable

À travers la littérature, le cinéma, les jeux vidéo ou les séries, deux imaginaires contemporains s’opposent de manière de plus en plus marquée : le grimdark, univers narratif dominé par la noirceur, le nihilisme et la corruption morale, et l’hopepunk, réponse émergente qui revendique une esthétique de l’espoir, de la solidarité et de la résistance bienveillante. Ces deux mouvements, loin d’être de simples tendances stylistiques, incarnent des visions philosophiques et politiques profondément divergentes de notre époque.

 

Le grimdark : l’esthétique du désenchantement

Le terme grimdark provient à l’origine de l’univers de Warhammer 40K, dont la devise résume la tonalité : « In the grim darkness of the far future, there is only war. » Par extension, le grimdark désigne un sous-genre narratif où règnent le cynisme, la brutalité, le désespoir et la décadence morale. Rien n’y est pur, tout est compromis ; les héros y sont souvent ambigus, calculateurs ou impuissants, et les institutions gangrenées par la corruption.

Ce courant trouve une forte résonance dans les œuvres comme Game of Thrones (George R.R. Martin), The Blade Itself (Joe Abercrombie) ou The Witcher (Andrzej Sapkowski), mais aussi dans certaines dystopies contemporaines comme The Road (Cormac McCarthy). Dans le grimdark, la violence est souvent inévitable, et les idéaux sont perçus comme naïfs ou dangereux.

Le grimdark se présente comme une mise à nu du réel, débarrassée des illusions héroïques : un miroir sans fard des failles humaines. Pour ses défenseurs, il constitue une forme de réalisme moral, où les personnages sont confrontés à des dilemmes complexes, sans issue manichéenne. Pourtant, cette lucidité peut basculer en fatalisme : si toute tentative d’amélioration est vouée à l’échec, pourquoi encore croire en la possibilité d’un monde meilleur ? Le risque est celui d’un imaginaire paralysant, qui entretient l’idée que la violence est naturelle, la domination inévitable, et la solidarité illusoire – un imaginaire en parfaite adéquation avec les discours néolibéraux ou autoritaires qui naturalisent l’ordre existant.

 

L’hopepunk : une résistance par l’espoir

À l’opposé, le hopepunk surgit comme une forme de dissidence contre cet imaginaire de la résignation. Là où le grimdark célèbre la dureté, le hopepunk célèbre la tendresse ; là où l’un prône la méfiance, l’autre valorise la confiance ; là où le premier érige le chaos en loi, le second croit en la reconstruction.

Le terme hopepunk a été popularisé en 2017 par l’écrivaine américaine Alexandra Rowland, qui le définit ainsi : « Hopepunk says that kindness and softness are not weaknesses. That caring is a political act. That love is a form of resistance. » Ce positionnement fait du hopepunk un courant profondément ancré dans la tradition punk, non pas tant par ses codes visuels ou narratifs que par son éthique de la dissidence. Si le cyberpunk ou le steampunk exploitent l’esthétique de la technologie ou de l’uchronie, le hopepunk, lui, radicalise le refus du statu quo en réhabilitant l’empathie, la solidarité et la lutte pour un avenir meilleur.

Le punk originel était déjà une forme de contestation du système par le bruit, la provocation et l’autonomie. Le hopepunk, en y injectant l’idée d’un futur possible et désirable, en renouvelle les codes en profondeur. Dans cette optique, il rejoint des mouvements comme l’afrofuturisme ou le solarpunk, mais se distingue par sa focalisation sur les émotions, les relations humaines et les micro-résistances quotidiennes.

Le hopepunk, selon la définition d’Alexandra Rowland, refuse la facilité du cynisme : « L’espoir est une arme, et il faut apprendre à s’en servir. » Il ne nie pas les ténèbres, mais choisit de les affronter avec courage, compassion et persévérance. C’est une esthétique du soin (care), de la lutte douce mais opiniâtre, de l’héroïsme du quotidien.

Contrairement aux accusations de naïveté parfois portées à son encontre, le hopepunk ne propose pas un monde parfait, mais un monde à réparer. Il rejoint ainsi les théories de l’« utopie concrète » développées par Ernst Bloch ou celles de la « pensée du care » chez Joan Tronto et Carol Gilligan : l’attention aux autres, la reconnaissance des vulnérabilités et la volonté de construire collectivement une alternative deviennent des actes politiques.

Dans cette situation, le fameux discours de Sam qui incite Frodon à persévérer dans sa lutte en comparant leur voyage à celui de héros mythiques qui n’ont jamais abandonné pourrait être interprété comme une sorte de manifeste hopepunk :

« C’est comme dans les grandes histoires, M. Frodo », dit Sam. « Ils étaient pleins de ténèbres et de dangers. Et parfois, vous ne vouliez pas connaître la fin. Car comment la fin pourrait-elle être heureuse ? Comment le monde pouvait-il revenir à ce qu’il était quand tant de mal s’était passé ? Mais au final, ce n’est qu’une chose passagère, cette ombre. Même les ténèbres doivent passer. Un nouveau jour viendra. Et quand le soleil brillera, il brillera le plus clairement. »

« À quoi nous accrochons-nous, Sam ? » Frodon demande alors.

« Qu’il y a du bon dans ce monde, M. Frodon… Et ça vaut la peine de se battre pour ça », répond son ami.

En fin de compte, Sam et Frodon sont capables de réussir parce qu’ils restent fidèles à leurs valeurs de hobbit bien établies d’amour, de communauté, de confort et d’amitié pendant qu’ils se battent.

 

Espoir contre désespoir : deux imaginaires politiques

Au-delà de la fiction, ces deux mouvements reflètent deux attitudes face à la crise mondiale contemporaine. Le grimdark traduit un désenchantement radical du politique, une forme de post-idéologie où toute quête de justice semble illusoire. Il peut devenir le terrain fertile d’un nihilisme conservateur, qui entretient l’idée que le mal est inévitable et l’ordre établi indépassable.

Le hopepunk, au contraire, propose un récit d’émancipation possible, sans pour autant sombrer dans l’idéalisme. Il rejoint les pensées critiques contemporaines (Gori, Stiegler, Butler, Haraway…) qui insistent sur la nécessité d’inventer d’autres manières d’habiter le monde, de vivre ensemble, de tisser des solidarités malgré tout. Loin de tout angélisme, le hopepunk ne nie pas la noirceur du monde, mais choisit d’y répondre par la persistance dans la bienveillance. C’est une esthétique de la ténacité : les héros hopepunk ne sont pas nécessairement invincibles, ni même charismatiques, mais ils refusent l’indifférence. Ils continuent d’aimer, de lutter, de rêver, malgré les défaites, les trahisons, les pertes. Leur force réside dans la capacité à reconstruire, à tisser des liens, à imaginer des futurs habitables.

Littérairement, on retrouve cette dynamique dans des œuvres comme The Goblin Emperor de Katherine Addison, The Broken Earth de N.K. Jemisin ou A Psalm for the Wild-Built de Becky Chambers. Ces récits proposent des univers complexes, traversés par des tensions politiques, sociales ou écologiques, mais portés par des protagonistes qui incarnent une forme de résilience affective et collective

 

Une résistance éthique et politique

Le hopepunk dépasse largement le champ de la fiction. Il propose un véritable projet éthique : celui d’un engagement émotionnel comme forme de résistance. Dans une époque dominée par le cynisme, l’individualisme et la désaffection politique, choisir de croire encore en la solidarité, en la justice sociale, en la transformation collective, devient un acte profondément subversif.

En cela, le hopepunk rejoint les réflexions de penseurs contemporains comme Judith Butler, qui souligne l’importance de la vulnérabilité partagée dans la construction d’un monde commun (Precarious Life, 2004), ou encore de Barbara Stiegler, qui appelle à repolitiser la question du vivant. Il entre aussi en résonance avec la philosophie de l’espérance développée par Ernst Bloch (Le Principe espérance, 1954-1959), pour qui l’utopie n’est pas un rêve chimérique, mais une force motrice de l’histoire.

Hopepunk fait partie d’un mouvement plus général de l’optimisme et de la positivité face à des périodes sombres. À mesure que le mot a gagné en résonance, néanmoins, quelques paramètres particuliers ont émergé qui alignent plus nettement l’espoir sur des tendances esthétiques et littéraires particulières et le représentent comme un contrepoids aux autres. Ces paramètres peuvent être définis de manière vague de la manière suivante :

  • la « force de la douceur » avec une esthétique et une atmosphère consacrées
  • une lutte constante et permanente contre la résignation et le pessimiste (voire contre le système)
  • la construction d’une communauté par la coopération volontaire plutôt qu’en réponse à un conflit ou une guerre
  • des personnages lambdas comme vecteurs du changement (et non des super-héros, des nobles, etc.)
  • une conscience de soi-même et de ses émotions comme rappel essentiel de sa nature d’être humain
  • de la gentillesse, du respect et de la considération pour l’autre

Selon Alexandra Rowland, la gentillesse et la douceur ne constituent pas une faiblesse.« L’objectif est de promouvoir un monde meilleur et plus accueillant. » Il s’agit du côté « punk » du nom. C’est aussi une question de naïveté, d’utopie ou d’idéalisme. Il s’agit de suggérer que la science-fiction positive ne se limite pas à une évasion du monde réel, mais plutôt à une invitation à envisager le changement que nous pourrions nous-mêmes instaurer. « Nous sommes conscients de notre situation difficile, mais nous persistons : nous nous battons et nous croyons en un monde meilleur. » Ce mouvement est éclairé : nous sommes conscients que les conditions sont très difficiles, mais notre espérance est confirmée par nos actions.

 

Conclusion : au-delà du duel esthétique, un choix éthique

L’opposition entre hopepunk et grimdark cristallise une tension centrale de notre temps : faut-il céder au désespoir du réel, ou lutter pour le transformer ? Le hopepunk, sans nier la complexité du monde, choisit de faire de l’espoir une arme politique, de la bonté une forme de courage, de la narration un levier d’action. Il affirme que la lumière ne vient pas d’un monde meilleur déjà donné, mais d’une volonté obstinée de rendre ce monde vivable pour tous.

En définitive, le hopepunk n’est pas seulement un sous-genre littéraire, mais une posture existentielle et politique. Il nous invite à repenser les formes de l’engagement, à réhabiliter l’imaginaire comme moteur d’action, à faire de la tendresse et du soin des outils de transformation. En cela, il propose une véritable politique de la joie, au sens spinoziste du terme : une force d’élévation, de reliance, de persévérance.

Dans un monde traversé par l’angoisse et la désillusion, le hopepunk rappelle que l’espérance n’est pas un luxe naïf, mais une nécessité radicale.

 

Pour aller plus loin : Vous avez déjà entendu parler d’utopie ?